L'hiver


Le 3 janvier, nos invités se sont envolés vers Paris. Le temps avait filé, filé si vite, trop vite.
Nous les avions emmenés à Caraquet. La ville, vidée de ses touristes, était complètement métamorphosée. Aucune animation, que mer et neige, le calme.
Nous avions aussi fait du ski et du patin sur glace extérieure, et un collègue de papa nous avait emmenés en motoneige. Génial ! Sauf le bruit infernal du moteur. Pour leur plus grand bonheur, tante Juliette et Loïc avaient aussi eu la chance de voir une énorme tempête. Une énorme, avec des vents de cent kilomètres qui faisaient craquer les branches. Impressionnant, vraiment. Nous, on en verrait d'autres. On connaîtrait aussi des froids polaires. Eux, non.
Ils sont partis. Je me suis sentie complètement abandonnée, loin de tout. Je tournais en rond dans l'appartement, je m'ensevelissais sous mes couvertures ou je monopolisais l'ordinateur pour écrire longuement à tante Juliette et à Loïc. Et j'attendais qu'ils répondent. Je vérifiais mes messages aux quinze minutes. Je n'avais pas envie de faire autre chose. Même pas d'aller parler au fleuve.
Kola n'arrivait pas à me changer les idées. Mona me tombait sur les nerfs. Seule. Je préférais rester seule.
Puis l'école a recommencé. Je n'ai pas eu le choix de reprendre le fil de ma vie, d'étudier mes matières scolaires, de me fondre dans la masse des élèves. Mon sourire est réapparu. Plus que six mois au Canada. Je devais en profiter au maximum.
Kola m'aimait, je l'aimais, nous étions toujours ensemble. Et de plus en plus souvent mêlés à toute une bande qui se faisait un plaisir de m'instruire. C'est ainsi que j'ai appris, entre autres, que le mot « effreyabe » a un sens qui se situe entre « effroyable » et « épouvantable», que «mind pas» signifie « aucun problème pour moi », que « rester stuck » veut dire « être en panne », et « botter », « se faire heurter par une auto ». Moi, je les initiais à l'argot.
— Vous voulez aller au « cinoche » ? Mais je n'ai pas de « tunes » pour ça ! Alors, je me « casse ». Je vais
laver mes « fringues ».
— Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ?
— Traduction : Vous voulez aller au cinéma ? Mais je n'ai pas d'argent, alors je m'en vais. Je vais laver mes vêtements.
— Un samedi soir ? T'es sérieuse ?
— Ben non, voyons ! Reste, Lola. On va faire autre chose si t'as pas de « tunes ».
— Non, ça va, je rentre. Je suis fatiguée. Allez-y sans moi.
J'amusais bien Derek, Megan, Sam, Kevin, Mona et Kola mais, parfois, j'aurais préféré être seule avec Kola un samedi soir. Impossible. Kola adorait être entouré. Il était le roi et avait besoin de sa cour. Moi, la fille sauvage, je n'arrivais pas toujours à le supporter. Cette fois-là, je suis partie et lui, il est resté avec eux. Le lendemain, Kola m'a raconté l'histoire d'un autre film américain où tout explose. Il m'a aussi dit que Megan avait adoré le film, qu'elle était vraiment cool, cette fille-là.
Megan ! La gothique squelettique ! Toujours en noir, les cheveux d'ébène, une boule en argent à la lèvre, un anneau au sourcil droit. Megan et son lecteur MP3 plein de musique de Marilyn Manson. Je déteste cette musique, je n'aime pas la fille qui l'écoute non plus. Megan, la seule autre fille de la bande avec Mona. Derek avait le béguin pour elle. Elle, c'est Kola qui l'intéressait.
À l'école, elle ne le lâchait pas d'une semelle. Je ne savais plus comment agir pour me débarrasser de ce pot de colle. Kola, lui, continuait à être gentil avec moi mais on se voyait un peu moins souvent. Il jouait davantage de guitare depuis qu'il s'était associé à un batteur et à un bassiste. Le groupe rêvait de faire partie d'un spectacle donné à l'école en mai.
— Tu sais pas quoi. On a trouvé notre chanteuse.
— Ah oui ? Sympa.
— C'est Megan.
— Quoi ? Megan ! Une chanteuse ! Moi, je crois qu'elle n'aura pas la force d'émettre le moindre son dans le micro.
— Non, au contraire, elle a une voix forte. Elle est parfaite !
Voilà. Kola la trouvait parfaite. Et le disait avec conviction.
Le groupe répétait souvent. Kola voyait davantage sa chanteuse, ma rivale, que moi, son amoureuse. J'allais aux répétitions mais je me sentais de trop.
Loïc, mon cher ami Loïc, trouvait le temps de m'écrire presque chaque jour. Parfois ce n'était qu'une seule phrase. Il me parlait toujours d'Océane. Tout était au beau fixe, le veinard.
Je ne savais pas où j'en étais. Pour tout remettre ensemble, je suis allée au bord du fleuve Saint-Jean. Je l'avais délaissé depuis janvier. Malgré des températures allant souvent jusqu'à moins vingt, étonnamment, il n'était pas gelé. Non, il coulait. Et mon canard était fidèle au poste. Pas de migration pour lui. Il était peutêtre resté pour me tenir compagnie. Je lui ai parlé un moment avec gentillesse.
Puis j'ai raconté au fleuve mes tiraillements, mes doutes, mes petites joies aussi. Tout s'embrouillait dans ma tête.
Cinq février. Déjà sept mois que j'étais arrivée au Canada. Je ne pouvais nier que tous ces mois avaient été bien remplis de découvertes et de rencontres. J'avais mon premier vrai amoureux. Un amoureux. Du moins, je croyais que j'en avais un mais il n'était pas avec moi un samedi après-midi. Il répétait ses pièces musicales avec son groupe. J'imaginais le sourire de Megan. Elle l'avait pour elle.
Est-ce qu'il faudrait que je me batte pour garder Kola ? Fallait-il vraiment se battre en amour pour que celui qu'on aime comprenne qu'on tient à lui ? Pour moi, cela n'avait pas de sens. On aime ou on n'aime pas. Voilà tout. On a envie d'être avec quelqu'un ou pas. Oui, voilà tout. Je ne ferais certainement pas l'intéressante comme Megan. Je ne supplierais pas non plus. Mais étais-je vraiment amoureuse de Kola ? En fait, je me le demandais un peu.
Cependant, je savais maintenant que j'aimais certains côtés de la vie tranquille des petites villes mais que je préférerais toujours vivre dans le bouillonnement des grosses. Je m'étais fait des copains à l'école. La majorité de ceux que j'avais à Paris avaient cessé de m'écrire. Je n'existais plus pour eux. Se souvenaient-ils de mon visage ?
— Lola n'est plus là. On l'a oubliée. Qu'en pensestu, toi, beau canard noir ? On t'a aussi largué ? Pourquoi n'as-tu pas suivi tes congénères ?
Le canard avait des ailes. Moi pas. J'étais prisonnière de la ville. L'autonomie que j'avais à Paris me manquait. À Edmundston, je dépendais de mes parents pour me rendre chez des copains du village voisin. À Paris, j'allais où bon me semblait en métro ou en train. La liberté.
Et la neige tombait, tombait, tombait, quand ce n'était pas le froid sibérien qui me donnait mal aux bronches lorsque je respirais. Je portais un gros pull sous mon manteau, une longue écharpe enroulée deux fois autour de mon cou, un chapeau descendu jusqu'aux yeux, des gants épais, des bottes doublées de mouton. Et j'avais encore froid. Décidément, mon corps ne s'adaptait pas.
Je grelottais devant ce fleuve du NouveauBrunswick. À Paris, les gens se promenaient peut-être sans pull. Février y est parfois si doux que l'on s'étonne que les platanes n'aient pas encore leurs feuilles. Et la Seine, avec la lumière d'hiver de fin de journée, prend des reflets plus bleus. Y avait-il beaucoup de touristes qui montaient en haut des tours de Notre-Dame ? Estce que les adeptes du skate-board allaient encore faire leurs acrobaties sur le pont au Double ? Je pensais au glacier Berthillon, sur l'île Saint-Louis, où je prenais souvent un sorbet au cassis. Ici, je ne voyais qu'un gigantesque sorbet de neige.
Toutes mes pensées voguaient sur le fleuve, vers l'Atlantique. Elles trouveraient leur chemin vers l'Europe, la France, Paris, le quai de Montebello. J'aurais bien navigué avec elles. Qu'est-ce que je faisais donc au bord de ce fleuve, si loin de chez moi ?
Mes orteils et mes doigts commençaient à geler. Mes cils étaient givrés, ma bouche, paralysée par le froid. Difficile d'avoir un discours compréhensible. Le patient canard m'écoutait mais il n'avait aucun conseil à me donner. Il ne répondait à aucune de mes interrogations.
Alors, j'ai décidé d'aller voir Mona. Ma copine Mona.