Le coeur en miettes


Tout est allé de travers ce samedi-là.
En me rendant chez Mona, j'ai rencontré Kola devant le dépanneur. Un Kola mal à l'aise. Puis Megan est sortie du magasin et lui a pris la main en me défiant du regard. Quel culot ! Je voyais son immense sourire et le bijou étincelant qui perçait sa lèvre. Tout son visage criait victoire.
Kola ne s'est pas défendu. En fait, je comprenais que le geste de Megan lui rendait service en lui évitant de tout m'avouer. Plutôt lâche.
J'aurais pu crier, éclater, montrer toute ma rage. Toute ma peine. Me donner en spectacle devant Megan. Non. Pas question. Il y a des situations où les mots sont superflus. J'ai fixé Kola bien dans les yeux. Puis j'ai continué mon chemin, tournant rapidement la tête pour cacher mes larmes. J'entendais rire Megan, je l'imaginais soudée à Kola, qui restait silencieux.
Megan avait bien joué, elle triomphait. Kola avait fait son choix. Il n'aurait plus besoin de me mentir. Tout était clair pour moi. Je sortais de sa vie. Je ne ferais plus partie de la bande. Je ne voulais plus voir ses amis à lui.
Mon coeur cognait, mes pensées chaviraient. Retour en arrière comme dans le jeu des échelles et des serpents. Megan avait jeté les dés pour moi. Elle m'obligeait à glisser sur un serpent, vers le bas. La case départ n'était pas bien loin. Il n'y avait pas d'échelle avant au moins deux rangées. Sept mois que je vivais dans cette ville et j'avais l'impression que je devais tout recommencer à zéro.
Il faisait froid. Je marchais vite. Je réfléchissais. Le trottoir était glacé. Devant moi, une dame hésitait à chaque pas. J'ai pensé à ma grand-mère Delphine, qui réussissait toujours à me réconforter, et j'ai eu envie de parler à cette minuscule dame inconnue. J'arrivais près d'elle quand elle est tombée. J'ai juste eu le temps d'agripper son manteau, ce qui a ralenti sa chute.
— Merci, jeune fille. Ah ! les plaisirs de l'hiver : les glissades sans traîneau, le patinage artistique sans patins...
— Vous auriez pu vous briser un os.
— Mais je n'ai rien...
Elle avait quatre-vingt-trois ans et allait à la pharmacie chercher des médicaments pour ses bobos de vieille, m'a-t-elle dit.
— Moi, j'ai toujours trouvé ça hilarant de voir tomber des gens. J'espère que j'ai fait rire quelques personnes.
Elle, en tout cas, elle riait de sa mésaventure. Ses yeux bleus pétillaient dans son visage lunaire. Je lui ai donné le bras jusqu'à la pharmacie. Lorsque je l'ai raccompagnée chez elle, nous sommes tombées ensemble. Nous avons aussi rigolé ensemble. Elle était encore une fois indemne. Grâce au supplément de calcium, m'a-t-elle affirmé.
— Tu reviendras me voir ?
— Oui, avec plaisir.
— Tu es arrivée quand ?
— Le 5 juillet à Montréal et le 11 à Edmundston.
— Tu as des amis ici ?
— Oui, j'ai une copine. Elle s'appelle Mona. Elle habite tout près d'ici.
— C'est ma petite-fille, alors. Elle ne me parle pas beaucoup de ses amis.
— Mona est plutôt silencieuse et discrète.
— Tout le contraire de son jumeau Nicolas, en tout
cas. Tu le connais sûrement.
— Oui.
Évidemment, je n'avais pas envie de m'étendre sur ce sujet-là.
— Ces deux-là sont aussi différents que le jour et la nuit.
Elle aurait parlé longtemps mais j'ai réussi à prendre congé en lui disant que j'allais justement chez sa petite-fille.
Mona avait l'air crevé. Elle toussait. Elle disait qu'elle avait mal dans la poitrine. Nous nous sommes étendues toutes les deux sur son lit. Je lui ai raconté pour Kola et Megan. Elle m'a juré qu'elle n'en savait rien mais que cela ne l'étonnait pas vraiment. Les amours de son frère avaient toujours été de courte durée. D'après elle, ce serait probablement la même histoire avec Megan. Elle comprenait ma colère et mon chagrin, essayait de me consoler. Sa voix était faible. Elle m'écoutait sans bouger, les yeux mi-clos. Elle était pâle. Elle grelottait. Son front était bouillant. Elle ne parlait plus, maintenant.
— Tu vas bien ?
— Non. Vraiment pas.
Tout à coup, la respiration de Mona a changé. Elle a accéléré. Ma copine cherchait son air. Elle toussait, toussait, vraiment incapable de reprendre son souffle.
J'ai volé en bas de l'escalier pour aller chercher sa mère infirmière. Quand nous sommes revenues dans la chambre, Mona ne bougeait plus. Elle était molle comme une poupée de chiffon. Elle respirait mal. Ses ongles commençaient à bleuir. Détresse respiratoire, a dit sa mère en sautant sur le téléphone.
Les ambulanciers ont immédiatement donné de l'oxygène à Mona. À l'hôpital, les médecins ont diagnostiqué une pneumonie, une grave pneumonie. Antibiotiques et repos complet. Pour quelques semaines.
Ce samedi a été un vrai cauchemar. Et il a eu pour Mona et pour moi des répercussions importantes.
Pendant sa convalescence, j'allais voir Mona tous les jours. Je lui expliquais la matière vue à l'école. Elle ne prendrait pas trop de retard. Elle manquait vite de concentration. Alors, nous parlions de tout et de rien, nous échangions sur nos valeurs. Nous regardions ensemble des films d'animation, nous écoutions de la musique. Nous travaillions et nous nous amusions. Nous devenions de plus en plus proches l'une de l'autre.
Son frère était souvent dans la maison quand j'y étais. Je lui parlais un peu, sans m'attarder près de lui. Le retour en arrière était impossible. Il m'avait menti, trompée, trahie. Il avait manqué d'honnêteté et de franchise envers moi. Il l'avait fait une fois, je ne voulais pas lui donner l'occasion de me blesser une deuxième fois. Je ne pourrais plus lui faire confiance. Même comme ami.
La grand-mère de Mona venait régulièrement tenir compagnie à mon amie. Pimpante, joyeuse, mémère Alice mettait de l'atmosphère. Nous rigolions bien avec elle.
Je la visitais aussi chez elle. Souvent toute seule. Nous buvions du thé au jasmin et mangions des biscuits trop sucrés.
Je m'étais attachée à cette dame fringante. J'avais l'impression de retrouver un peu de ma grand-mère Delphine. Comme elle, elle me racontait des pans de sa jeunesse. J'ai ainsi appris qu'elle avait eu des amours tumultueuses. Après avoir fait battre bien des coeurs, au grand soulagement de ses parents, elle s'était finalement mariée à vingt-huit ans avec Edmond, un bel homme de quarante ans. Dix ans plus tard, elle accouchait de sa seule enfant, Nadine, la mère de Mona. Un an après, son mari mourait dans un accident en forêt. Elle avait ensuite repris son travail d'institutrice.
Elle parlait de sa vie, de la vie. Je lui ai révélé ce qui s'était passé avec Nicolas. Mon coeur s'est allégé lentement.
Je sentais à quel point elle voulait profiter de chaque jour. Elle regrettait de ne pas avoir assez voyagé. J'étais donc l'Europe venue vers elle, un bonheur inattendu, lumineux, une extraordinaire surprise de la vie, m'affirmait-elle. Elle me bombardait de questions. Moi, je me faisais un devoir de lui faire voir la France par mes yeux. Paris, Nice, l'animation, les plages, les musées. En lui parlant, je me rendais compte que je savais beaucoup de choses sur mon pays. Tout ce que je racontais la captivait.
Mona et moi lui avons appris à utiliser un ordinateur et Internet.
— J'en rêvais, vous savez. Mais je n'avais pas imaginé que ma petite-fille et son amie pourraient être mes professeurs.
Elle adorait Internet. Elle a écrit à ma grand-mère Delphine, heureuse à la pensée qu'elle était en contact avec la France à partir de chez elle. Car dès le début de nos leçons, elle a acheté un ordinateur avec imprimante et grand écran.
— Il n'y a pas d'âge pour apprendre et découvrir. Je sais lire, écrire, je vois encore bien. Si un enfant de trois ans est capable de se servir d'un ordinateur, je ne vois pas pourquoi moi, qui en ai quatre-vingt-trois, je ne deviendrais pas une experte.
Nous la trouvions super.
— J'ai un vieux corps mais j'essaie de garder mon esprit alerte. Pas question de perdre une journée dans les lamentations. Je ne sais pas combien de temps je vivrai encore mais je veux vivre de beaux moments.
Ma grand-mère l'a mise en contact avec ses amies de Belgique et de Nice. Elle me parlait d'elles et de ses sites préférés. Elle a découvert les sites des carnavals de Binche et de Nice ainsi que celui de la Fête du citron à Menton.
— J'aimerais bien aller voir tous ces carnavals. Je commencerais par celui de Menton en février prochain. J'irais réchauffer mes vieux os là-bas.
— La Côte d'Azur, c'est vraiment beau partout, vous savez. Menton est tout près de l'Italie.
— Quelle formidable idée que ces sculptures et ces chars allégoriques fabriqués avec des citrons et des oranges. De la fantaisie pure, n'est-ce pas ? Que j'aimerais voir ça !
— Avez-vous déjà pris l'avion ?
— Non, mais je voudrais voir la Terre du ciel avant de mourir. Pas quand je serai un ange. Je voudrais rencontrer Delphine. On pourrait se donner rendez-vous chez son amie, à Nice.
— Tout près de Menton. À partir de Nice, avec le train, c'est facile de s'y rendre.
— L'an prochain, oui, j'y vais. C'est décidé. Je vais tenter de convaincre ma fille de venir aussi.
   Je savais qu'elle ne reviendrait pas sur cette décision-là, un si beau rêve.
— Je sens que certains locataires de l'immeuble vont vouloir me décourager. Eh bien, qu'ils essaient, ces inertes ! Je ne suis pas faite pour rester assise devant la télé à attendre que les jours passent, moi. Vivre, Lola, voilà ce qu'il faut faire. Pas attendre la mort.
Mona et moi étions bien d'accord avec elle. Mais la mort est aussi imprévisible que le temps au Canada en février et en mars. Dans ce pays, il peut faire un froid à fendre les pierres une journée, et le lendemain, la température peut se réchauffer en quelques heures. Il peut pleuvoir.
— Oui, l'an prochain, je me sauve de l'hiver et de ses caprices. Je vais aller à la conquête de ton pays, belle Lola.
Quel réconfort d'entendre cette dame attachante parler de mon pays avec flamme. Je savais aussi qu'elle m'écoutait attentivement quand je lui décrivais des lieux que j'aimais ou que je lui confiais mes sentiments et mes secrets. Je me sentais donc libre de tout lui dire. Le beau et le laid. Elle ne me jugeait pas.
Mona et moi étions convaincues qu'elle réaliserait son rêve. Rien ne pourrait l'arrêter.
Puis, les 7 et 8 mars, il y a eu une tempête, une tempête exceptionnelle. Deux jours à neiger, c'est long et ça laisse beaucoup, beaucoup de neige qu'il faut enlever des rues et des trottoirs à l'aide de machinerie spécialisée. Trop long pour la vieille dame, qui avait des courses à faire. Elle est tombée et elle s'est fracturé la hanche. Cette fois-là, personne n'était là pour la retenir. On lui a posé une prothèse. Il y a eu des complications postopératoires. Elle est morte une semaine après l'opération. Mona était là. Moi aussi, J'ai vu la vie quitter son corps. J'ai vu son visage se détendre, virer au blanc. J'ai imaginé son ange souriant s'envolant au-dessus de l'Atlantique pour réaliser son dernier rêve.
Vivre, rêver, aimer. C'est ce qu'Alice avait gravé dans nos coeurs à Mona et à moi. Nous entendions sa voix dans nos têtes. Je revoyais son large sourire quand elle m'ouvrait sa porte. Elle m'avait accueillie comme sa petite-fille.
Elle nous manquait.
Mona et moi sommes devenues inséparables. Elle prenait autant de place dans ma vie, dans mon coeur, que Loïc. Mona était le cadeau que me faisait le Canada. Un inestimable cadeau, l'amitié.
Je retournais au fleuve avec Mona. Nous pleurions ensemble, nous échangions nos souvenirs communs d'Alice. Mon amie me dévoilait les siens. Le fleuve coulait, coulait. Il écoutait. Son mouvement calmait un peu notre chagrin. Si peu.
La vie, la mort, le deuil. La fragilité de la vie. L'espoir. Partir, revenir. Rêver, agir, découvrir. Aimer, détester. Accepter, se révolter. Rugir, murmurer, se taire. J'avais une tornade dans la tête. Pour voir clair, j'avais besoin de retrouver mes repères. Les repères de mon enfance. Et ils n'étaient pas à Edmundston.