Dans ce chapitre :
C’est l’invention de l’écriture qui marque le début de l’Histoire, et non l’apparition de l’art. Ainsi l’histoire de l’art commence-t-elle avant l’Histoire … Car l’activité artistique apparaît avec l’homme, ou tout du moins avec ses proches cousins, balbutiant encore entre le singe et l’Homo sapiens sapiens que nous sommes. Et si l’homme des origines peine à trouver le chemin de l’évolution, notons qu’il est déjà artiste.
Pour paraphraser Aristote, célèbre philosophe grec de l’Antiquité, à l’instar du rire, l’art est le propre de l’homme… et cela consiste à se salir les doigts ! car l’art souille et pour le vérifier, donnez des couleurs à un enfant : il n’aura de cesse de les mélanger et de les étaler, avec les mains bien sûr !
« Ce que l’art est tout d’abord, et ce qu’il demeure avant tout, un jeu », écrit Georges Bataille dans Lascaux ou la naissance de l’art. Mais attention, le jeu est une activité sérieuse, par la fréquentation des divinités de la chance et du hasard. L’activité artistique est donc à cette époque à la jonction du plaisir et du sacré.
Quand l’homme apparaît-il ? D’après les estimations des savants du Second Empire (1852-1870), en - 4138 avant J.-C. Les minutieux calculs de cette époque permettaient également de dater le déluge universel en - 2482 et un savant ecclésiastique en avait conclu que le monde avait été créé un lundi après-midi, sans toutefois préciser à quelle heure. Mais aujourd’hui, les dernières estimations font apparaître l’homme il y a 5 millions d’années, ce qui ne nous rajeunit pas.
Les fossiles crèvent les yeux
Lorsqu’en 1879 une petite fille découvre des animaux peints sur le plafond de la grotte d’Altamira dans la province de Santander en Espagne, on crie à la supercherie et à l’imposture. Et les théories scientifiques du Second Empire ont la vie dure, car il faut attendre le début du xxe siècle pour une authentification et 1985 pour un classement au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais délaissons toute polémique et accompagnons Marcelino de Sautuola, un archéologue amateur à l’Exposition universelle de Paris en 1878. Au milieu d’une foule dense qui se presse, attirée par les nombreuses curiosités, arrêtons-nous avec lui dans la section des objets préhistoriques. Impressionné, il se demande à son retour s’il ne pourrait pas en trouver dans la grotte d’Altamira.
Tête en l’air
À l’inverse de l’astrologue de La Fontaine tombé dans un puits à force de regarder le ciel, de Sautuola regarde le sol et non le plafond. La chance sourit aux rêveurs et aux têtes en l’air : sa fille de cinq ans voit de prodigieux animaux au plafond, impressionnants dans la lueur vacillante des lampes.
À l’époque, personne n’y croit. Quoi ? Même s’ils sont capables de tailler des pierres et de graver sur os ou sur ivoire, de là à reconnaître aux hommes préhistoriques des talents de peintres ! La peinture est un art majeur, Monsieur, hors de portée de ces êtres frustres, tout juste bons à allumer un feu ! les découvertes se succèdent pourtant, en 1895 à La Mouthe, puis en 1901 à Combarelles et à Font-de-Gaume. À l’échelle de l’histoire de l’art, 1901, c’était hier !
L’art mur
En 1902, le savant Émile Cartailhac publie son Mea culpa d’un sceptique qui fait grand bruit. l’art pariétal est enfin reconnu. Pariétal vient du latin paries signifiant paroi ; littéralement l’art pariétal signifie l’art sur la paroi. Altamira est datée de - 18 000 environ, « à quelques jours près » dirait notre savant ecclésiastique féru de précision.
Les artistes préhistoriques ont parfaitement su utiliser les reliefs des parois pour donner de la vie à leurs images : les chevaux semblent entraînés dans une course folle, les bisons mugir d’impatience, agacés dans leur paisible rumination par on ne sait quel intrus ou le pressentiment de l’arrivée d’un chasseur. si l’on ajoute à cela la lumière vacillante d’une lampe, vous imaginez fort bien l’émotion ressentie par la petite fille de Marcelino de Sautuola.
Ces chers enfants ! La vérité sort de leur bouche, ils accumulent les découvertes : outre la découverte des dessins d’Altamira, on leur doit également la plus célèbre des grottes peintes, celle de Lascaux. En septembre 1940, Robot, un petit chien maladroit, tombe dans un trou, immédiatement suivi par quatre garçons. (ils poseront plus tard, graves et fiers, devant la grotte, avec Robot qui survécut à toutes ces émotions.) Leur découverte est un événement considérable à la fois pour l’histoire de l’humanité et pour l’art. Dans le Périgord en effet, il n’y a pas que des réjouissances pour le palais, on en prend aussi plein les yeux…
L’afflux de visiteurs menaçait les œuvres car le gaz carbonique émis par les respirations provoque des moisissures. On peut aujourd’hui visiter une grotte réplique qui donne une bonne idée de l’échelle des peintures, avec plus de 2000 figures d’animaux (voir Figure 1). la plupart des œuvres pariétales connues datent de la même époque, dite magdalénienne, du nom de la localité de la Madeleine qui, même si elle sollicite notre mémoire, n’a rien à voir avec Proust, l’écrivain d’À la recherche du temps perdu.
Altamira, Lascaux, c’est de la beauté retrouvée, échappée au temps. Une énigme : les grottes ornées sont localisées dans l’ouest de la France et le nord de l’Espagne. Est-ce une civilisation particulière ? Ou seraient-ce des particularités géologiques qui ont assuré la conservation de ces grottes ?
Certaines découvertes sont troublantes et retouchent en profondeur l’image que l’on a de nos lointains ancêtres…
Elle ne fait pas son âge
Le premier visage humain conservé est celui de la Dame de Brassempouy (voir Figure 2), découverte dans les Landes : 24000 ans pour cette petite : statuette et pas une ride ! Un détail caractéristique indique déjà une toilette élaborée : n’est-ce pas un filet, une résille que l’ou voit sur la chevelure ? On peut être préhistorique et déjà élégante. Un misogyne dirait qu’ainsi la dame de Brassempouy protège sa coiffe des velléités masculines de la ramener à la maison – pardon, à la grotte – par tous les moyens, mais cela serait tiré par les cheveux ...
Un vrai travail d’artiste
Un simple andouiller de cerf peut aussi être une œuvre d’art surprenante : un artiste, évidemment anonyme, a gravé sur l’un d’eux saumons et cervidés. Trouvé dans la caverne de Lorthet dans les Hautes-Pyrénées, il a quelque chose qui laisse pantois. L’artiste préhistorique a un œil quasiment photographique : la gravure montre un cerf qui se retourne comme pour bramer dans un geste très vivant, et un autre qui court. Cette allure remarquable est digne de vues prises en photographie instantanée ! il faut attendre l’invention de la photographie et le peintre Aimé Morot au XIXe siècle pour retrouver ce réalisme !
Anamorphose en perspective
Mais l’artiste sait aussi que l’art est artifice : par un procédé dit « en épargne », il interrompt son tracé pour faire apparaître en clair la paroi. Les volumes des muscles ressortent bien mieux. À Lascaux, une vache est déformée volontairement pour que le spectateur au niveau du sol la voit avec une forme plus naturelle : c’est l’invention de l’anamorphose. À Font-de-Gaume, on peut même dire qu’il y a déjà une autre invention : avec les cornes et les pattes du côté opposé peintes en plus petit, tel bison est traité de telle sorte que la perspective est là. Encore une fois, l’art préhistorique est un art très élaboré. il y a toutefois un aspect de cet art préhistorique qui nous échappe : les signes abstraits, sur lesquels on ne peut qu’émettre des suppositions.
L’art préhistorique est surtout animalier, même s’il existe bien des représentations humaines comme l’homme déguisé en cerf de la grotte des Trois-Frères dans les Pyrénées ou des figures féminines comme la Vénus à la Corne, l’ancêtre de la Dame à la licorne, à Laussel.
L’artiste utilise la peinture, la gravure ou la sculpture. On a vu dans cet art une volonté magico-religieuse, une sorte d’envoûtement : les chevaux peints de la grotte de Pech-Merle sont accompagnés de traces de mains. ils portent aussi une multitude de taches qui sont peut-être des points d’impact. On sait que les aborigènes australiens et les Bochimans tracent des figures d’animaux qu’ils recouvrent de taches représentant les blessures mortelles que les chasseurs vont infliger. il est tentant de comparer les signes mystérieux des grottes européennes aux symboles tracés par les Australiens pour représenter le mana, la force magique.
Passé à conjuguer au conditionnel
Cependant, il n’est pas sûr que ce soit uniquement l’aspect « gibier » qui ait présidé à la représentation de tel ou tel animal. Il faut rester très prudent dans l’interprétation de l’art préhistorique. Telle statuette de cygne peut être regardée sous plusieurs angles. Outre un exercice de virtuosité, il s’agit aussi sans doute d’une façon de dire que le monde peut se voir sous différents aspects. Pareillement, datée entre - 25 000 et - 18 000, et taillée dans un morceau de défense de mammouth, la statuette nommée la Vénus de Lespugue se présente de « face ». Mais si on regarde l’autre côté et qu’on la retourne, on voit une femme de dos avec une longue chevelure.
Sans queue ni tête
Il faut noter que l’art des cavernes est singulièrement chaste, sans aucun accouplement représenté. La fécondité aurait donc été évoquée de façon symbolique. le préhistorien André Leroi-Gourhan a signalé que, dans un recoin de la grotte de Pech-Merle, les figures de bison se transforment petit à petit en personnages féminins : la queue devient insensiblement un cou et une tête, les pattes arrière quittent le sol et peu à peu se métamorphosent en seins pendants, la bosse du garrot devient un postérieur. On peut imaginer que chaque animal a peut-être une valeur masculine ou féminine que nous ne pouvons pas toujours connaître : ici le bison serait à connotation féminine.
Amateurs de vacances hors du commun, à vos pioches ! il est encore possible de découvrir des grottes préhistoriques de nos jours ! C’est encore arrivé près de chez nous, à Chauvet en Ardèche plus précisément. « ils sont venus ! » s’écrie le 18 décembre 1994 l’un des découvreurs (on dit aussi inventeurs) de la grotte Chauvet en découvrant sur une paroi des petits traits à l’ocre rouge.
Une semaine avant Noël, les trois spéléologues viennent de s’offrir un beau cadeau. les datations effectuées à partir d’échantillons prélevés sur des dessins au charbon ont donné des dates allant de - 30.340 à - 32.410. on va arrondir à 31 000 ans : en gros le double de Lascaux ! Afin de protéger les œuvres, le site de Chauvet n’est pas ouvert au public.
Tout le monde peut s’estomper
Jusqu’à présent, en matière d’art pariétal, nous connaissions surtout des représentations de gibier. À Chauvet, dernière grotte découverte en Ardèche en 1994, ce sont des rhinocéros, des lions, des ours, une panthère. il y a aussi la seule représentation connue de mégaceros, un grand cerf de la préhistoire. L’intérêt artistique en est immense :
L’art le plus ancien est paradoxalement le plus élaboré. Malheureusement, cet art pariétal n’a pas de successeur immédiat. Même si les filiations sont mal connues, on ne peut que rêver sur deux pièces curieuses. L’une est préhistorique et sur un propulseur à javelot montre un oiseau sur la croupe d’un faon, l’autre date de la protohistoire et montre aussi un oiseau sur la croupe d’un cerf. Des milliers d’années pourtant les séparent !
Obélix est sans doute le héros de BD qui agace le plus les historiens, les préhistoriens et les protohistoriens, c’est-à-dire ceux qui étudient l’époque entre la préhistoire et la période historique et qui se caractérise surtout par l’invention de la métallurgie. Les dolmens et les menhirs n’ont en effet rien à voir avec les Celtes (donc avec les Gaulois) ! On peut considérer que les dolmens marquent le début de l’architecture, l’art de construire des édifices.
On appelle mégalithes ces monuments de pierres, érigés vers - 5000. Les plus connus sont Stonehenge en Grande-Bretagne et, pour ne pas avoir à prendre le tunnel sous la Manche, les alignements de Carnac et le site de Gavrinis dans le Morbihan.
Une petite révision : les menhirs, tout droits, que porte Obélix, se distinguent des dolmens en forme de table. Même si ça ne se voit plus guère, ces derniers étaient recouverts de terre et constituaient l’armature d’un tumulus. La grande dalle sert de toit à une sorte de chambre avec un couloir qui y mène, cette allée couverte ayant disparu la plupart du temps. Près de Vannes, le site de Gavrinis s’est bien conservé parce que le dolmen n’est pas recouvert de terre mais de pierres sèches constituant un grand tas qui a bien résisté à l’érosion, l’usure du temps et des éléments naturels.
Il porte les traces d’une activité artistique. « Ce qui distingue le monument de Gavrinis de tous les dolmens que j’ai vus, c’est que presque toutes les pierres composant ses parois sont sculptées et couvertes de dessins bizarres. ce sont des courbes, des lignes droites, brisées, tracées et combinées de cent manières différentes », écrit Prosper Mérimée, l’auteur de Carmen et d’une célèbre dictée, inspecteur des Monuments historiques le reste du temps.