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Baroque provient du portugais barroco qui désigne en joaillerie une perle de forme irrégulière. Il est employé aux XVIIe et XVIIIe siècles comme synonyme d’étrange, de bizarre, dans un sens parfois encore utilisé de nos jours.
Né à Rome à la fin du XVIe siècle de la Contre-Réforme (ou Réforme catholique), c’est-à-dire en réaction à la Réforme protestante, l’art baroque règne sur l’Europe au XVIIe et XVIIIe siècles. Il privilégie la sensibilité sur le raisonnement :
Au XVIIIe siècle, l’outrance de ces caractères finit par donner le rococo, appellation ironique trouvée par des historiens d’art allemands du XIXe siècle pour désigner l’art européen de cette période.
Dans les différentes appellations, tout se complique lorsque, au XVIIIe siècle, apparaît le rocaille, un art purement français. Ce terme inventé désigne l’art frivole et exubérant originaire des salons de Versailles et de Paris, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est créé par analogie avec l’art des rocailleurs qui décorent les grottes et les fontaines des jardins avec des cailloux de toutes les couleurs et des coquillages.
Ce style est né des boiseries et des corniches faits par les ornemanistes, les dessinateurs d’ornements, et se répand des châteaux aux couvents. Le rocaille se caractérise par une prédilection pour les courbes, l’asymétrie, la profusion des ornements, tels feuillages, animaux, personnages et puttii, les petits anges tout joufflus.
Le concile de Trente (1545-1563) réaffirme l’importance de l’imagerie religieuse dans l’instruction des fidèles. Le renouveau spirituel conduit à la création d’ordres religieux dont le plus influent est celui des jésuites. Il joue un rôle si important dans la diffusion du baroque que ce dernier est bien souvent appelé « style jésuite ». Beaucoup d’églises sont bâties sur le modèle de leur maison mère, l’église du Gesù de Rome.
Le triomphe de la Rome catholique s’exprime en premier lieu dans l’architecture. Les papes veulent renouer eux aussi avec la grandeur et la beauté de la Rome antique. De Sixte Quint (1585-1590) à Alexandre VII (1655-1676), ils veulent célébrer la gloire de Dieu et de la papauté en édifiant des monuments somptueux, églises, palais, villas ou couvents, en réaction au protestantisme.
Hormis l’intermède du pape Innocent X (1644-1655) qui lui préfère le sculpteur Francesco Borromini (1599-1667), Gian Lorenzo Bernini, dit le Bernin (1598-1680) est le chef incontesté du baroque romain au XVIIe siècle.
Les Français, qui se piquent de parler les langues étrangères sans les comprendre, n’ont pas traduit le terme « Cavalieri » par « Chevalier » mais par « Cavalier ». Ainsi, Gian Lorenzo Bernini est souvent appelé le Cavalier Bernin. Il est considéré comme le maître indiscutable du baroque romain, tant en architecture qu’en sculpture, au point d’être à la Rome du XVIIe siècle ce que Michel-Ange était à celle de la Renaissance ! Son œuvre se caractérise par une inspiration permanente, une maîtrise de la géométrie et de la perspective alliées à un sens du grandiose et du théâtral.
Le Bernin sculpte la fontaine du Triton de la place Barberini (1640) et surtout celle des Quatre Fleuves de la place Navone (1647-1651). Comme les papes ont la manie de récupérer les obélisques antiques de Rome, Innocent X en veut un au milieu de la place où sa famille a son palais. Le Bernin conçoit le projet fou et original de le suspendre dans le vide, posé sur le rocher creusé d’une grotte. Il installe aux angles de celle-ci les figures des quatre grands fleuves alors connus (le Danube, le Gange, le Nil et le Rio de la Plata) pour exprimer l’universalité de l’Église, « catholique » signifiant en effet « universel ». Le visage du Nil est dissimulé par un voile car on ignore sa source. On persifle sur les bras levés de deux des fleuves en se demandant s’ils craignent que la façade de l’église d’en face s’écroule.
La fontaine de Trevi est due au sculpteur Nicolo Salvi (1697-1751). Elle est célèbre chez les cinéphiles pour la scène du film La Dolce Vita de Fellini. Anita Ekberg en rome… pardon, en robe du soir y prend un bain de pieds, sous les yeux enamourés du grand Marcello Mastroianni.
La disproportion entre la dimension de la fontaine et l’étroitesse de la place peut surprendre. La fontaine est accolée à un palais, ce qui explique sa hauteur. Bâtie de 1732 à 1762, elle oppose le classicisme de sa façade, marqué par un arc de triomphe à la romaine, et la scénographie baroque de ses groupes sculptés. Neptune est au centre, debout sur son char en forme de coquille, tiré par des chevaux menés par des tritons au milieu des rochers. Le tout dans un jaillissement de marbre et d’eau.
Parmi la multitude des palais édifiés à Rome à la période baroque, il convient de distinguer le palais Barberini (1628-1633) du pape Urbain VIII. Tous les grands artistes italiens de l’époque y œuvrent : Maderno, Bernin, Borromini et Pierre de Cortone pour la décoration intérieure. Ce palais tient plutôt de la villa, car les baies du troisième niveau présentent des encadrements en perspective feinte, bien dans l’esprit d’artifice du baroque. Non moins intéressant est l’effet de rétrécissement du portique au rez-de-chaussée pour sa virtuosité technique.
C’est à Saint-Pierre au Vatican que Bernin peut le mieux mettre à profit ses talents. En 1624, le sculpteur crée le splendide baldaquin du maître-autel de la basilique. Sur ses fameuses colonnes torses, colonnes tordues emblématiques de l’art baroque, il dispose un dais de bronze. Ce noble matériau provient des plaques de métal qui décoraient encore le portique du Panthéon, grandiose monument de la Rome antique. Ce vandalisme scandalise les Romains qui ironisent sur le nom du pape Urbain VIII Barberini : « Ce que les Barbares ne firent pas, les Barberini le firent. » Bernin y exécute aussi en 1657 la fameuse tribune censée contenir la chaire de saint Pierre, c’est-à-dire le siège qu’occupe l’évêque. Le meuble de bois et d’ivoire dans La Gloire du Bernin n’est en fait qu’un trône carolingien !
Bernin se voit ensuite confier par le pape Alexandre VII l’élaboration de la place devant la basilique, la célèbre place Saint-Pierre (1656-1665). L’architecte essaie la combinaison suivante :
Une forêt de colonnes entoure l’ensemble. Elles sont disposées ingénieusement sur quatre rangées, de telle sorte qu’elles restent alignées depuis le centre de la place. Elles contribuent aux effets d’ombre et de lumière qui font sa beauté et sa théâtralité. Le tout entend former les deux bras matériels entre lesquels l’Église souhaite rassembler tous ses fidèles, telles les brebis égarées par la Réforme protestante. Avec la place du Capitole de Michel-Ange, il s’agit de la plus grande réalisation urbaine de Rome. Pendant qu’il parachève cette place, l’artiste travaille à la réalisation de plusieurs églises et de l’escalier d’honneur du palais pontifical, la Scala Regia (escalier royal) du Vatican (1663-1666). Le goût de la perspective et du théâtre est encore présent dans cette combinaison de colonnes qui, en se rétrécissant vers le fond, entend prolonger l’effet de profondeur de l’escalier.
La sculpture romaine du XVIIe siècle est partagée entre les tenants du calme et de la sagesse, en un mot du classicisme, et ceux du dynamisme et de la théâtralité du baroque. Les premiers sont représentés par Stefano Maderno, François Duquesnoy et Alessandro Algardi dit l’Algarde, les seconds par le Bernin. À l’intersection de la sculpture et de l’architecture, Bernin joue là encore un rôle majeur.
Comme Michel-Ange, Bernin est aussi un sculpteur de génie, toutefois dans un style opposé. Son David renouvelle le thème, le visage crispé, en plein mouvement pour armer sa fronde. La virtuosité de l’artiste est stupéfiante dans les groupes d’Énée et Anchise, de l’Enlèvement de Proserpine, d’Apollon et Daphné. Avec Bernin, tout est mouvement, brio et théâtralité. Quand Pluton, le dieu des Enfers, enlève Proserpine, le marbre devient vraiment chair : il faut voir comment ses doigts s’enfoncent dans la peau, comment Proserpine se défend et repousse le dieu dont le visage se déforme sous la pression de la main. À l’église Sainte-Marie-de-la-Victoire, le maître atteint le summum de son art avec la très extraordinaire chapelle de l’Extase de sainte Thérèse dans un mélange savant de bronze, de stuc et de marbre.
Bernin berné
Bernin aborde tous les thèmes de la sculpture. Qu’ils soient d’apparat ou plus réalistes, ses bustes du cardinal Borghèse (1632), de Charles Ier d’Angleterre (1636, détruit) lui valent de faire celui de Louis XIV à Versailles, où il passe cinq mois en 1665. Comme son projet de façade du Louvre reste dans les cartons, on lui commande une statue équestre du roi. L’artiste a déjà brillamment réalisé pour le Vatican celle de l’empereur Constantin, avec la formule – inédite jusqu’à lui – du cheval cabré.
Inutile de se cabrer !
Mais la nouveauté ne plaît pas à Louis XIV, qui fait transformer la statue (voir Figure 28) en Marcus Curtius, un jeune héros romain, par Girardon, le plus fameux sculpteur français du moment, et l’exile au bout de la pièce d’eau des Suisses de Versailles. Remplacé par une copie, l’original est désormais à l’abri dans l’Orangerie du château de Versailles.
L’œuvre connaît plus de succès au XXe siècle, puisque l’architecte Pei la choisit pour être exposée devant la pyramide du Louvre. Cette copie est fondue en plomb, matériau ignoble et inimaginable pour un sculpteur de la dimension et de la classe de Bernin ! Seul le marbre, surtout blanc, celui de Carrare, trouvait grâce à ses yeux.
Maderno (1576-1636) est surtout connu pour sa statue couchée de Sainte Cécile face contre terre (1600). Le plus souvent, la patronne des musiciens est représentée avec un orgue portatif à cause d’une mauvaise lecture des « Actes de sainte Cécile » : le mot latin organis peut être traduit par orgue ou par organe. On lui a ainsi attribué à tort l’invention de l’orgue, quand son organe, sa voix, était glorifié !
Ici, les trois doigts ouverts à la main droite et le doigt ouvert à la main gauche montrent la foi de la martyre en La Trinité et en son unicité. Cependant, rien de spectaculaire dans cette œuvre qui frappe par sa sobriété dans l’attitude, le drapé du vêtement et la coiffure, si ce n’est qu’elle influence les statues de saints qui suivent.
François Duquesnoy (1594-1643) doit sa réputation à son Saint André, de 4,68 mètres, l’une des quatre statues colossales de la croisée de la basilique Saint-Pierre de Rome. À Sainte-Marie-de-Lorette, sa Sainte Suzanne, plus petite, si on peut dire, de 2 mètres, témoigne également d’un goût pour les drapés. L’artiste est à la sculpture classique ce que son ami Nicolas Poussin est à la peinture. Une tradition en fait le fils du sculpteur du Manneken Pis de Bruxelles (œuvre de Jérôme Duquesnoy). Évidemment père et fils ne faisaient pas dans le même format…
Fréquentant Poussin et Duquesnoy, L’Algarde (1594-1643) est à l’intersection des deux tendances de la sculpture romaine. Le classicisme flagrant de ses bustes tient à son travail sur la statuaire antique. Il a de son vivant une réputation égale à celle de Bernin au point de prendre sa place sous le pontificat d’Innocent X. Originaire de Bologne, il subit aussi l’influence des peintres Carrache.
Rome voit surgir à la fin du XVIe siècle deux miracles bien opposés : celui des Carrache et celui du Caravage.
Les Carrache sont originaires de Bologne et font de leur ville la grande école picturale de l’Italie au XVIIe siècle. Ils donnent en effet naissance à une série de peintres prestigieux qui ont pour noms : Guido Reni dit le Guide, l’Albane, le Dominiquin, le Guerchin.
La famille Carrache se compose des frères Augustin (1557-1602) et Annibal (1560-1609) et de leur cousin Ludovic (1555-1619). Elle révolutionne l’art de peindre, tant dans le domaine du chevalet que de la peinture décorative. Comme Rome constitue le centre névralgique de la peinture baroque, les Carrache y travaillent à la décoration du palais Farnèse dont la galerie en trompe-l’œil influence toutes celles des palais européens. On doit aussi à Annibal le renouvellement de la peinture de paysage. À travers un thème mythologique ou religieux, il offre un prétexte à une vaste représentation poétique et idéalisée de la nature, par exemple en 1604 dans la Fuite en Égypte. Un Français comme Poussin en sera particulièrement marqué.
Michelangelo Merisi (1573-1610) doit son surnom à son lieu de naissance, Caravaggio en Lombardie. Le Caravage fait l’autre révolution de la peinture italienne, celle du clair-obscur, c’est-à-dire des jeux d’ombre et de lumière, dans une vision sans concession de la réalité. La force de sa peinture connaît un succès prodigieux en Italie, mais aussi partout en Europe : des peintres aussi fameux que le Français Vouet ou l’Espagnol Vélasquez ont une période caravagesque à leurs débuts. Arrivé à Rome avant les Carrache, en 1592, en l’espace de deux ans à peine, son génie le propulse au sommet de la peinture romaine.
En 1607, le Caravage fuit Rome suite à une rixe qui se termine par un meurtre dont on l’accuse… Mais si son caractère n’est pas facile, sa peinture est originale ! L’artiste crée un nouveau genre pictural. Sa célèbre Corbeille de fruits est en effet la première nature morte de l’Histoire. La corbeille, comme les fruits et les feuillages, sont si réalistes qu’on peut presque les sentir ! Il prolonge ce goût dans des tableaux avec personnages Garçon à la corbeille de fruits, Bacchus, Garçon mordu par un lézard, et Bacchus malade, un autoportrait sans barbe. Dans ces œuvres apparaissent déjà le cadrage serré, les types populaires qui feront son succès. S’il n’est pas encore question de clair-obscur, l’ombre commence à apparaître dans le fond du Bacchus.
On doit aussi au Caravage le thème célèbre répandu au XVIIe siècle des personnages assemblés pour un concert ou un jeu de cartes, voire pour se faire dire la bonne aventure. Comme la Corbeille de fruits, La Diseuse de bonne aventure du Louvre est figurée sur fond neutre. L’artiste innove encore dans la peinture religieuse avec Le Repas d’Emmaüs, où Jésus rompt le pain avec les pèlerins qui l’ont accompagné, œuvre qui devient une scène de taverne avec la servante ridée et le patron bien enveloppé à l’arrière-plan.
Les adolescents sont des anges
Le Caravage est aussi et surtout un peintre religieux, initiant des thèmes qui connaîtront de grands succès, tels que la Madeleine pénitente, la Mort de la Vierge (voir Figure 21) ou la saisissante Judith décapitant Holopherne. Il se voit confier de grands cycles décoratifs dont les plus fameux sont ceux des chapelles Contarelli à Saint-Louis-des-Français (1599-1600) et Cerisi à Santa-Maria del Popolo (1600-1601). Ils marquent l’évolution ténébriste du Caravage où, à partir de La Vocation de saint Matthieu, la scène n’est plus éclairée que par une seule source de lumière. Le caractère non conventionnel du Caravage apparaît encore dans Les Sept œuvres de miséricorde avec les anges figurés non plus par des enfants joufflus et potelés, mais par des adolescents dotés d’ailes impressionnantes.
Le plus beau tableau du siècle
Accusé de meurtre à Rome, le Caravage s’enfuit à Naples, puis à Malte où il assombrit encore ses toiles. Par exemple, La Décollation de saint Jean-Baptiste de la cathédrale de La Vallette (1608). Dans la pénombre du cachot, le saint vient de mourir. Du sang qui coule de sa gorge Caravage peint sa signature. Par la disposition des personnages, les jeux d’ombre et de lumière, on y a vu un des plus beaux tableaux du siècle, sinon le plus beau. Mais Caravage s’attire à nouveau des ennuis avec les chevaliers de Malte et veut rentrer à Rome. Il s’arrête à Monte Argentario, en Toscane, qui dépend du royaume de Naples. L’artiste veut être un peu à l’écart des États pontificaux car il n’a pas reçu leur grâce. Manque de chance, il est jeté en prison. Sans doute par erreur, car il est libéré très vite. Peu après, son cadavre est pourtant découvert sur une plage.
Artemisia Gentileschi (1593-1652) est une artiste précoce. À seulement 17 ans, elle signe Suzanne et les Anciens. Son père lui donne à 19 ans un professeur particulier nommé Agostino Tassi qui la viole. S’ensuit un procès humiliant puisque les juges décident de soumettre l’accusatrice à la question pour savoir si elle dit la vérité. Le paradoxe est effrayant : torturée pour avoir voulu obtenir justice ! Elle maintient malgré tout ses accusations et son professeur est condamné à un an de prison, puis à l’exil. Malgré ses doigts écrasés dans les séances de torture, elle devient un des meilleurs peintres de son époque. Une parfaite utilisation du clair-obscur caravagesque donne une atmosphère particulière à son œuvre. Elle est aussi la première femme à entrer à l’Académie des beaux-arts de Florence.
Un écho de cet épisode dramatique de sa vie subsiste dans son chef-d’œuvre conservé à la galerie des Offices à Florence, Judith et Holopherne (Holopherne est un général assyrien que Judith tue pour sauver son peuple). La tradition veut qu’elle donne les traits de son agresseur Tassi à Holopherne et les siens à Judith dans une éclatante vengeance posthume. Sa vie est retracée dans un film, Artemisia.