Dans ce chapitre :
En 1874, la première exposition impressionniste réunit 29 participants et 165 toiles. Devant le tableau de Monet Impression, soleil levant, Leroy, journaliste au Charivari, ironise : « Impression, je me disais bien qu’il y avait de l’impression là-dedans. » Au mot « peinture », les dictionnaires de l’époque donnent en effet cette définition : « Peinture d’impression : dénomination un peu solennelle mais fréquemment employée cependant, pour désigner la vulgaire peinture en bâtiment. » Dès 1877, le terme est repris par les intéressés eux-mêmes, au fond pas mécontents de l’appellation. Noter l’inconstance des choses, la nature éphémère des sensations est une tendance constante en art. La peinture se prête bien à cela par l’étude de la lumière.
En art comme en science, il n’y a pas de génération spontanée. On peut parler de préimpressionnisme pour certains peintres comme Adolphe Monticelli (1824-1886) ou Johan Barthold Jongkind (1819-1891), à propos de qui Monet avoue : « C’est à lui que je dois l’éducation de mon œil. » Louis Hilaire Carrand (1821-1899) est aussi un remarquable précurseur. En peignant des paysages lumineux en pleine pâte, le Lyonnais annonce la nouvelle peinture, même s’il meurt oublié de tous. À l’opposé, Félix Ziem (1821-1911), un Turner franco-polonais, a de son vivant un vif succès. Ses toiles impressionnistes avant l’heure ont alors une cote comparable à celles de Picasso aujourd’hui ! Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, l’impressionnisme a déjà un public.
Durant le XIXe siècle, la recherche industrielle permet des progrès en chimie. Lefranc invente en 1850 le tube de zinc – toujours cher aux écoliers – qui remplace la vessie de porc pour la conservation de la peinture. Emporter ses couleurs hors de l’atelier devient alors possible et le chevalet, plus léger, est facilement transportable. Jusqu’ici, le peintre demandait à ses apprentis d’enduire la toile avec du blanc de craie, ou de plâtre mêlé à de la colle, pour faire le fond. Maintenant le tableau est vendu tout apprêté. L’artiste peut donc désormais aller peindre directement « sur le motif », c’est-à-dire sur le terrain, en plein air. L’Anglais Constable (1776-1837) avait montré le chemin dès les années 1800. Par ailleurs, des littérateurs comme Goethe et des scientifiques comme Chevreul étudient les couleurs. Les peintres s’emparent de leurs remarques.
Certains artistes vont se retrouver rattachés au mouvement des Indépendants comme le peintre Édouard Manet (1832-1883). Le 1er mai 1863 s’ouvre un « Salon des refusés » au Palais de l’industrie, en parallèle au Salon dit officiel, à l’emplacement du Grand Palais actuel. Mais les refusés ne sont pas de dangereux subversifs, car Napoléon III en personne l’inaugure. La tradition veut qu’il ait fait semblant de ne pas voir la toile de Manet intitulée Le Bain, connue à l’heure actuelle sous l’appellation du Déjeuner sur l’herbe (voir Figure 43).
Tomber des nus
Dans un pique-nique, il y a toujours quelqu’un qui oublie quelque chose : sur un fond vert foncé, une femme qui a oublié ses vêtements est assise auprès de deux hommes habillés. Le spectateur classique connaît la nudité mythologique comme une vision idéale du beau. Or, la nature morte du premier plan du Déjeuner tire cette femme vers le seul déshabillé : le nu blafard n’est ainsi qu’un prétexte de couleur pour attirer l’œil.
Il s’agit d’une adaptation moderne du Concert pastoral de Titien, attribué à l’époque à Giorgione. Le visage de Victorine Meurent et le corps de Suzanne, la femme de Manet, ont servi de modèles d’atelier transposés dans un paysage.
Le célèbre auteur du cycle romanesque des Rougon-Macquart est également un amateur de beaux-arts. Outre son amitié d’enfance avec Cézanne, Zola se lie avec de nombreux peintres auxquels il apporte son soutien, par le biais d’articles de presse notamment. Il n’est donc pas étonnant de trouver des reproductions de leurs œuvres en couverture des éditions de poche de ses romans. Il se murmure pourtant que l’écrivain est plus apprécié pour sa réputation que pour la justesse de son goût. Cependant, son analyse du Déjeuner de Manet est lucide : « La femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. » (Édouard Manet, 1867)
Du Brésil à l’Espagne
Manet forme son œil en allant voir dans leur pays d’origine les vieux maîtres hollandais et italiens, avant de découvrir l’art japonais. Élève du peintre Thomas Couture (1815-1879), il réagit contre la manie du détail des pompiers et leur préfère l’école réaliste.
Le Salon accepte en 1865 Olympia, au sujet classique de l’odalisque à l’esclave. Là encore, il n’y a pas le prétexte d’une scène orientaliste, mais le réalisme d’une femme nue. L’apport de Manet à la peinture moderne tient dans cette suppression des ombres opaques par la juxtaposition de tons tranchés et l’exaltation de la lumière. La palette du peintre n’utilise que peu de couleurs, dont le noir paradoxalement, pour traduire cette lumière.
La peinture espagnole exerce sur son œuvre une réelle influence. C’est surtout le cas de Vélasquez, comme Le Fifre, peint sur un fond uni, le démontre. Goya inspire à l’artiste Le Balcon mettant en scène sa belle-sœur, Berthe Morisot, peintre elle-même.
La dame du Balcon, Berthe Morisot (1841-1895), épouse Eugène Manet, le frère du peintre. C’est la seule femme de la première exposition impressionniste. Ses œuvres ont un charme joyeux, car l’artiste sait peindre les bons moments de l’existence, les petits bonheurs simples. Récemment, l’enchère record pour une de ses toiles a atteint plus de 5 millions d’euros, ce qui met tout de même le petit moment de bonheur quotidien à une somme rondelette. Elle assure aussi le lien entre Manet et Monet.
Mary Cassatt (1844-1926) est américaine et s’installe en France en 1870. Elle contribue à faire connaître le mouvement impressionniste dans son pays natal. Elle participe à quelques-unes des expositions impressionnistes, mais est généralement présentée comme un peu en marge du mouvement en raison de son souci des formes précises, qui la rapproche de Degas. Dessinatrice hors pair, elle réalise des portraits féminins qui séduisent et ses nombreuses Scènes de maternité assurent son succès.
Edgar Degas (1834-1917) participe à la fameuse première exposition de 1874 surtout par amitié. Il n’est pas en effet techniquement un impressionniste, il en demeure à la marge. Sa peinture le classe plutôt du côté du pur réalisme, comme avec le Bureau de coton à la Nouvelle-Orléans, ou du naturalisme cher à Zola avec L’Absinthe (1876).
Des toiles bien cadrées
À la recherche de nouvelles formules, la découverte de l’art japonais révèle à Degas une nouvelle conception de l’espace. Passionné de photographie, il s’interroge sur la représentation objective du monde en intégrant cette nouvelle technique dans le choix du cadrage des scènes représentées. Dans cet état d’esprit, il peint jockeys et chevaux, intérieurs de théâtre, ateliers de danse et blanchisseuses. Ses études de ballerines sont magistrales.
Il pratique la délicate technique des monotypes, des tirages uniques de peintures sur plaque métallique, qui forceront l’admiration de Picasso. Artiste complet, il sait aussi avoir recours aux différents procédés de gravure, comme l’eau-forte et la pointe sèche.
Le tub de l’été
Le pastel convient aussi à merveille à Degas qui aime travailler vite. Ce moyen particulièrement adapté permet de retoucher sans laisser de repentirs visibles, c’est-à-dire de traces des essais antérieurs. À partir de 1880, il donne ses pastels de femmes à la toilette. Le Tub (1886) représente trop souvent, pour beaucoup, tout Degas, à tort ! Il n’hésite jamais à se remettre en question, s’acheminant comme dans Le Jockey blessé à une vision du monde résumé en un dérisoire manège de chevaux de bois.
L’artiste s’adonne aussi à la sculpture. De son vivant, il n’y eut que sa Petite Danseuse (voir Figure 47) qui fut exposée. Cette œuvre est alors révolutionnaire car elle est habillée comme une poupée ! À sa mort, on trouva près de 150 figures en cire dans son atelier.
L’accent du Sud résonne fort dans la cour du collège Bourbon à Aix-en-Provence. Un grand prend la défense d’un petit. Naît à ce moment-là une grande amitié entre les deux garçons. Et c’est bien ainsi que deux figures du XIXe siècle, le petit Émile Zola et le grand Paul Cézanne, se sont rencontrés, dans une cour de récréation.
La montagne Sainte-Victoire
L’aisance de sa famille assurée par un père banquier apporte à Cézanne (1839-1906) son indépendance. En 1872, l’artiste peint avec Pissarro à Auvers-sur-Oise où, bien sûr, il rencontre Van Gogh. Ses amitiés l’incitent à participer à la première exposition impressionniste. Cependant, comme Degas, Cézanne suit son propre itinéraire en abandonnant l’esthétique impressionniste car, plus que vers la vibration de la lumière, il veut aller à la « structure des choses » : l’agencement des formes et des volumes, la géométrie dans l’espace. De son acharnement naît une œuvre emblématique, aussi vaste et haute que la montagne Sainte-Victoire (voir Figure 53) qui l’a tant inspiré.
5 % d’inspiration et 95 % de transpiration
Cézanne est considéré comme l’un des grands précurseurs de la modernité, annonçant le cubisme dans ses natures mortes. À ce sujet, le maître conseille dans une lettre adressée au peintre Émile Bernard : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout en perspective… » Picasso lui rend ainsi hommage : « Il est notre Père à tous. »
Dans ses dernières années, l’artiste peint au moins trois versions des Baigneuses en grand format. Sans pourtant jamais faire poser de modèles nus dans son atelier, il a une vision charnelle de la nature. La disposition en pyramide marie les corps des femmes aux arbres. Génie laborieux, Cézanne se tourmente. Jamais une œuvre ne lui semble achevée. Avant de mourir, il confie enfin son sentiment d’avoir fait des progrès…
En 1874, le célèbre photographe Nadar (de son vrai nom Félix Tournachon) prête ses locaux pour une exposition. Quelques artistes jeunes et moins jeunes créent « une société anonyme coopérative d’artistes peintres, sculpteurs, graveurs, à capital et personnel variable », afin de proposer « des expositions libres, sans jury et sans récompense honorifique ».
L’impressionnisme, qui veut peindre « ce qu’il voit », est un aboutissement du réalisme, avec la reprise de sujets contemporains, comme la thématique des loisirs en bord de fleuve, et la disparition progressive du sujet prétexte. Ce courant se définit également par ses procédés picturaux : ses empâtements, ses couleurs mises pures, avec des oppositions de couleurs primaires et complémentaires. Beaucoup de peintres importants ont eu une période impressionniste mais, au sens strict, les seuls vrais sont Monet, Sisley et Pissarro.
« Pas de noir pour Monet ! » s’écrie en effet son ami intime Georges Clemenceau venu le veiller à Giverny en 1926. Il enlève le drap funèbre, prend un rideau aux couleurs éclatantes et le jette sur le cercueil.
Alger soleil d’Orient
Toute sa vie, Claude Monet (1840-1926) redécouvre la couleur. Au Havre, il commence par dessiner quelques portraits charges, des caricatures. L’artiste se lie vers 1860 avec un certain nombre de jeunes peintres : Pissarro, Bazille, Renoir, Sisley, la fine fleur des futurs impressionnistes. Il découvre alors les toiles de Manet et pratique la peinture de plein air dans la forêt de Fontainebleau. La révélation se produit lors de son service militaire en Algérie : « Les impressions de lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se classer : mais le germe de mes recherches futures y était », avoue-t-il dans l’autobiographie qu’il donne au Journal Le Temps.
Et la lumière fut
Monet peint sa propre version d’un Déjeuner sur l’herbe et, en 1866, obtient au Salon un grand succès avec La Dame à la robe verte. Il est à l’origine du plus célèbre mouvement pictural et de son appellation : « J’avais envoyé [à l’exposition de 1874] une chose faite au Havre, de ma fenêtre, du soleil dans la buée et au premier plan quelques mâts de navires pointant… On me demande le titre pour le catalogue, ça ne pouvait vraiment pas passer pour une vue du Havre ; je répondis : “Mettez Impression”. On en fit impressionnisme et les plaisanteries s’épanouirent. » Ainsi, le port normand devient un prétexte où la forme disparaît dans les effets de lumière.
Serial painter
En 1883, Monet emménage définitivement dans sa maison de Giverny, dans l’Eure, qu’il achète trois ans plus tard. Le peintre peut alors faire creuser le bassin aux nymphéas. La maison est à l’heure actuelle un musée qui lui est consacré, où l’on peut encore admirer le superbe jardin. Monet travaille par séries :
Les Nymphéas
Monet étudie ainsi la variation de la lumière et les changements de couleur selon le moment de la journée. Il peint de même des vues de la Tamise et se consacre à la série la plus connue de tableaux de l’histoire de la peinture : les Nymphéas (voir Figure 46). Ses études sur les nymphéas cherchent à capturer l’instant. Les œuvres se multiplient : 48 versions entre 1904 et 1906 ! En 1913, le maître fait construire son atelier dans son jardin, juste face au bassin. Le ciel disparaît de la toile et les motifs annoncent l’abstraction. De 1916 à 1926, il se consacre aux 12 panneaux présentés au musée de l’Orangerie, réouvert en 2006. Pourtant souffrant d’une cataracte qui l’affecte profondément, Monet peint jusqu’à son dernier souffle.
Anglais de France, le peintre Alfred Sisley (1839-1899) constitue en quelque sorte le chaînon manquant entre les peintres anglais de paysage, comme Constable ou Turner, et les impressionnistes.
Vers 1864-1865, beaucoup d’artistes se rencontrent dans la forêt de Fontainebleau. Pour être vendu, un paysage se doit en effet d’en provenir. On voit ainsi certains marchands, sans scrupules et sans connaissance particulière en botanique, intituler « Paysage de Barbizon » de jolies vues… remplies d’oliviers !
Mais Sisley préfère peindre l’ouest de Paris, avec son Allée de châtaigniers à La Celle-Saint-Cloud, un paysage encore dans le goût de Corot.
À cause de la guerre de 1870, Sisley retourne quelque temps à Londres : de cette période date sa toile Les Régates à Molesey. Il s’installe ensuite à nouveau en France, à Marly-le-Roi, Sèvres ou Louveciennes dont la lumière douce d’Île-de-France et les paysages l’inspirent. Il donne ainsi cette superbe Barque pendant l’inondation à Port-Marly où, avec une touche plus élargie, la lumière et l’eau vibrent à l’unisson. Si Monet a la cathédrale de Rouen, Sisley a l’église de Moret-sur-Loing, près de Fontainebleau, où il s’installe en 1879. Cette église fit l’objet d’une vingtaine de toiles à différentes heures.
Au Salon de 1824, La Charrette de foin de John Constable (1776-1834) est particulièrement remarquée, et d’abord par le jury qui lui décerne la médaille d’or. Le peintre Delacroix est tellement impressionné par la façon dont l’artiste anglais peint ses paysages, par sa juxtaposition de couleurs pures, qu’il refait l’arrière-plan des Massacres de Scio. Constable a peut-être plus contribué au développement de l’école française de paysage qu’à celui de la peinture anglaise, sans jamais avoir quitté son île natale !
Alors que John Constable peint en plein air, Joseph Turner (1775-1851) travaille en atelier à partir d’esquisses. Plutôt précoce, il expose son premier tableau à 15 ans. Il faut cependant attendre l’année 1807 pour voir son originalité avec son Lever de soleil dans la brume et Didon construisant Carthage. L’artiste y montre encore sa dette envers le peintre Claude Lorrain mais, à partir de là, il va continuer de rendre le plus bel éclat de la couleur. Il affirme de façon permanente son amour de la lumière, comme dans ses scènes de Venise, au détriment des formes lui reprocheront certains amateurs.
Les deux artistes anglais sont également considérés comme des précurseurs de l’impressionnisme.
Camille Pissarro (1830-1903) est né à Saint-Thomas dans les Antilles danoises, devenues les îles Vierges américaines. Arrivé à Paris en 1855, il se lie avec Corot puis avec Monet. Son tout premier envoi accepté par le Salon est un Paysage à Montmorency à une époque où la banlieue était verte. Mais éconduit en 1861 et encore en 1863, le peintre participe à la fameuse première exposition impressionniste du Salon des refusés en 1874.
De 1872 à 1884, lors de sa période dite de Pontoise, Pissarro se révèle aussi peintre de la campagne française. Dès 1886, il expérimente le néo-impressionnisme avec Signac et Seurat. Sa célébrité se confirme avec ses vues de Paris : Boulevard des Italiens ; Paris, matin, effet de soleil, ou Place du Théâtre-Français, effet de pluie. L’artiste exerce une véritable influence sur la peinture moderne avec ses études de Marchés à Rouen (qui n’ont rien de commercial) et avec sa belle série des Quais de la Seine. Ceux-ci sont peints sous toutes les lumières possibles, mais surtout avec des points de vue sans cesse variés.
Pissarro fonde une véritable dynastie de peintres, de ses enfants à son arrière-petite-fille, Lélia, née en 1963, avec tous nos vœux de bonheur en attendant la suite.
Si Manet est un grand bourgeois, et si Cézanne jouit d’une fortune personnelle, tous les artistes proches de l’impressionnisme, dont les œuvres s’arrachent à grand prix aujourd’hui, ne roulent pas sur l’or. Van Gogh ne vend jamais rien, la légende le fait maudit et miséreux, même s’il bénéficie toute sa vie du soutien matériel de son frère Théo. Sisley commence dans l’opulence et aide un moment un Renoir dans le besoin. Mais la guerre de 1870 lui fait tout perdre. Succès et argent lui feront alors défaut jusqu’à sa mort.
Comme Monet refuse d’entrer aux Beaux-arts, son père lui coupe les vivres. Commence alors une vie difficile avec des hauts et des bas.
Courbet, qui voit en lui un disciple, le dépanne un moment. Bazille lui achète les Femmes au jardin. Le peintre doit cependant fuir ses créanciers et continue de faire appel à ses amis : Caillebotte, Zola… Manet lui rend les Femmes, échangées au père de Bazille contre le portrait de ce dernier peint par Renoir. Il lui achète plusieurs tableaux en 1879. En attendant le succès, tout le monde ne peut pas gagner à la loterie comme Armand Guillaumin (1841-1927) ! Enfin, en 1889, Monet est reconnu. La même année, il ouvre une souscription pour donner à l’État l’Olympia de Manet, bel hommage à cet aîné généreux.
Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) est natif de Limoges, ce qui prédispose à commencer dans la décoration de céramique. À Paris, il rencontre Monet et Sisley, et devient un des artistes les plus en vue parmi les impressionnistes, avec deux toiles devenues célèbres, Le Moulin de la Galette et La Balançoire (voir Figure 48).
Vers 1880, son style devient en quelque sorte plus classique avec Madame Charpentier et ses enfants, accueilli très favorablement au Salon. Renoir peint alors le Déjeuner des canotiers, toile reproduite depuis sur tous les calendriers. Ses contemporains, qui ont l’œil, n’hésitent pas à le déclarer « continuateur des maîtres du XVIIIe siècle ». Peintre de la chair féminine, de la lumière éclatante et rieuse, il réalise des baigneuses qui rappellent en effet Ingres et Rubens. Mais il prend aussi les membres de sa famille comme modèles, ainsi qu’en témoigne le célèbre portrait de son fils, le cinéaste Jean Renoir.
C’est un coloriste qui sait être violent ou délicat. Peintre à la production importante, Renoir demeure fécond jusqu’à la fin. Atteint de paralysie, il se fait attacher ses pinceaux aux doigts et bander les mains pour éviter les écorchures.
Renoir réalise en 1867 un Frédéric Bazille peignant à son atelier et Bazille réalise un Portrait de Renoir. Ces deux toiles se répondent en symbole de leur amitié. La même année, Frédéric Bazille (1841-1870) lance l’idée de montrer à part les toiles refusées au Salon officiel mais il n’en verra jamais la réalisation, car il meurt au champ d’honneur lors de la guerre franco-prussienne.
De commerce agréable, l’artiste se lie d’amitié avec Monet, Renoir et Sisley, fréquente aussi Cézanne, Pissarro, Guillaumin. Quel carnet d’adresses ! En 1863, Monet et Bazille travaillent ensemble sur le motif et sur les variations de la lumière sous les arbres dans la forêt de Fontainebleau. Toujours en plein air, l’artiste peint en 1868 une des premières toiles impressionnistes, Pêcheur à l’épervier. Le tableau est refusé par le jury du Salon, sans doute parce que l’homme au filet est dans un cadre contemporain et non dans une arène romaine où il aurait fait un superbe gladiateur.
Le peintre Gustave Caillebotte (1848-1894) a un style qui le ferait classer parmi les naturalistes, notamment avec Les Raboteurs de parquet (1875). Doté d’une fortune personnelle, il aide ses amis impressionnistes et se constitue une collection remarquable. Son nom est associé à un legs dont il faut relativiser le scandale. Renoir, son exécuteur testamentaire, se heurte au peintre Gérôme qui pense que Cézanne, Manet, Monet et Pissarro « déshonorent » les cimaises (murs de salles d’exposition). Contrairement à une légende répandue, le legs est accepté par l’État. Mais comme une partie doit être déposée à Compiègne, les héritiers trouvent que cela ne correspond pas à l’intégralité du testament, dont les termes sont pourtant mesurés : Caillebotte veut en effet que le public s’habitue à la nouvelle peinture et que ses héritiers conservent la garde des tableaux. Faut-il supposer les héritiers pas mécontents d’une telle aubaine ? Une commission en sélectionne une partie. Le reste, acheté par le docteur Barnes, enrichit la prestigieuse collection de ce célèbre américain.
Le néo-impressionnisme va encore plus loin dans les oppositions de couleurs. En se mélangeant, les couleurs primaires et complémentaires, celles de l’arc-en-ciel, reproduisent la lumière blanche. La couleur complémentaire du rouge est le vert, celle du bleu est l’orangé, celle du jaune le violet.
Le chimiste Eugène Chevreul (1786-1889) devient en 1824 directeur des teintureries à la manufacture des Gobelins à Paris. Il est amené à étudier les couleurs pour en tirer des applications pratiques sur les tapisseries. La liste de ses travaux est impressionnante, mais ce qui retient l’attention des peintres est son texte De la loi du contraste simultané des couleurs (1839). Pour simplifier la théorie, le mélange se fait dans l’œil du spectateur et non plus sur la palette. La dernière exposition de 1886 symbolise l’émergence d’un nouvel impressionnisme plus scientifique : Monet, Renoir et Sisley sont absents, remplacés par Gauguin, Signac et Seurat.
Georges Seurat (1859-1891) invente le pointillisme ou divisionnisme : il juxtapose des points de couleur pour reconstituer une couleur principale et des formes par une sorte d’illusion d’optique. Sa toile Une baignade à Asnières, refusée en 1884 au Salon et exposée en 1885 au Salon des indépendants, est l’emblème de cette nouvelle technique. L’artiste cherche « une formule de peinture optique ». Un dimanche après-midi à la Grande Jatte est le véritable manifeste du néo-impressionnisme.
Seurat commence ses paysages en plein air et les poursuit à l’atelier, tant les recherches techniques sont contraignantes. C’est le critique d’art Félix Fénéon qui baptise ce pointillisme néo-impressionnisme. Autour du peintre, quelques amis adoptent ses recherches comme Henri – Edmond Cross ou Paul Signac. Ses dessins en noir et blanc sont une pure réussite virtuose. Il disparaît très jeune, à l’âge de 31 ans.
Lorsque Seurat meurt, il laisse derrière lui des regrets… et un fidèle disciple en la personne de Paul Signac (1863-1935). Son Quai de Clichy (1887) est digne du maître. Aisé, cet autodidacte incite Pissarro père et fils à s’adonner un temps au pointillisme. Marin accompli, il s’installe à Saint-Tropez où il invite de nombreux peintres, contribuant à la réputation naissante du petit port méridional. En 1899, le peintre écrit D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme qui devient un véritable traité de la couleur pour Matisse, Braque, Kandinsky… Homme de son temps, président des Artistes indépendants, Signac encourage les nouveaux courants comme le fauvisme ou le cubisme.
Vincent Van Gogh meurt en 1890 à 37 ans, n’ayant commencé à peindre que dix ans plus tôt ! Durant sa vie, il n’a aucun succès. L’artiste devient fou et se suicide. La reconnaissance vient ensuite et fait de celui qui a bouleversé toute la peinture moderne le peintre le plus cher du monde : le Portrait du docteur Gachet (1880) a été vendu 71 650 000 euros en 1990 aux États-Unis !
Né en 1853, Van Gogh est le fils d’un pasteur hollandais. Après des études de théologie et divers métiers, il s’installe dans le Borinage en vue d’évangéliser les mineurs. La découverte de la misère lui fait prendre conscience que l’art peut apporter un peu de beauté et de consolation à l’humanité souffrante.
Du prédicateur à l’artiste
L’arrêt de sa vocation religieuse pousse Van Gogh à reprendre ses crayons et à développer ses talents d’enfance. Ses premières œuvres rendent un hommage sincère aux petites gens et aux paysans : « Pour moi, ce n’est pas Manet qui est le peintre extrêmement moderne, mais Millet, qui pour beaucoup de gens ouvre des perspectives lointaines. » En 1886, l’artiste rejoint à Paris son frère Théo, introduit dans les milieux de l’art. Il rencontre les peintres qui renouvellent la sensibilité moderne, comme Toulouse-Lautrec, Pissarro, Seurat et surtout Gauguin. De cette époque datent ses vues de Paris et de la banlieue parisienne : Montmartre, Suresnes, Chatou, Asnières. L’artiste fait des autoportraits et le portrait du pittoresque Père Tanguy, un marchand de couleurs généreux avec les artistes fauchés, et des natures mortes comme Les Livres jaunes.
Cherche asile chez les fous
Van Gogh s’installe ensuite à Arles, où la lumière méditerranéenne l’enchante. Il invite Gauguin à venir le retrouver, dans l’espoir de fonder une colonie d’artistes créant loin de l’agitation parisienne. On retrouve l’influence de l’ami dans certaines toiles comme La Salle de danse à Arles ou La Promenade. De cette époque date La Vigne rouge, la seule œuvre exposée de son vivant. C’est là aussi que l’artiste peint certaines de ses plus célèbres œuvres comme Les Tournesols et La Nuit étoilée. Mais le 24 décembre 1888, l’amitié tourne au drame : il tente de tuer Gauguin et dans son accès de démence se tranche l’oreille (Autoportrait à l’oreille coupée). Après un séjour à l’asile de Saint-Rémy- de-Provence, le peintre s’installe à Auvers-sur-Oise.
La fin à Auvers-sur-Oise
Van Gogh est accueilli par le docteur Gachet, ami et admirateur des impressionnistes. Il poursuit ses expériences en dépassant l’impressionnisme et le néo-impressionnisme, et en intégrant l’apport du japonisme. Il crée cette fluidité caractéristique, ces mouvements qui déforment église (voir Figure 51) ou champs de blés, le faisant apparaître comme le précurseur du fauvisme ou de l’expressionnisme par ce style aux couleurs vives. Ses tourbillons de couleurs font de son œuvre la plus marquante de l’art moderne.
Pris d’une crise d’angoisse, il se suicide en 1890. Il repose au cimetière d’Auvers-sur-Oise, aux côtés de Théo, son frère, ami et soutien financier durant toute sa vie. À côté d’eux se trouve la tombe de Norbert Goeneutte (1854-1894), peintre et graveur, artiste en marge de l’impressionnisme. Que le passant ait aussi une pensée pour cet oublié, qui a su peindre de bien jolies femmes.
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) descend d’une véritable famille noble. Né à Albi, il entre aux Beaux-arts de Paris en 1882. S’il est rattaché au mouvement impressionniste, c’est plus par ses amitiés que par son style. Excellent peintre animalier, la postérité retient surtout ses descriptions du Paris des maisons closes et des cabarets.
Suite à deux chutes stupides, il reste infirme. Les ennuis continuent quand l’artiste s’inscrit dans l’atelier du peintre académique Léon Bonnat (1833-1922) avec qui il ne s’entend pas, bien qu’aucun des deux ne soit sourd ! Dans celui de Fernand Cormon (1845-1924), où il reste cinq ans, il rencontre des figures qui deviendront ses amis comme Émile Bernard ou Van Gogh.
À partir de 1884, Toulouse-Lautrec s’installe dans son propre atelier, côtoyant la vie et les lieux mal famés de Montmartre. Dans le cabaret du chansonnier Aristide Bruant, il expose ses premières œuvres et publie dans son journal ses premiers dessins. Peintre de figures comme la Goulue ou Valentin le Désossé, il expose au Salon des indépendants et à Bruxelles en 1890, avec Van Gogh. Un an plus tard, l’artiste se lance dans la lithographie et donne alors ses lettres de noblesse à l’affiche, par exemple avec celle du Moulin-Rouge représentant la Goulue. Toute sa vie, Lautrec a une production abondante : gravures, portraits, dessins. Il peint même un décor de baraque foraine pour la Goulue qui souhaite changer de métier.
Autre originalité, sentimentale celle-ci, puisque sans se dévoiler, l’artiste va suivre jusqu’à Lisbonne une inconnue entrevue sur un navire. Il meurt en 1901, à 37 ans, de maladie, d’épuisement et de génie.