Dans ce chapitre :
Le symbole se fonde sur une correspondance entre deux objets dont l’un généralement appartient au monde physique et l’autre au monde moral. Le symbolisme ne consiste pas à créer des listes de laborieuses allégories, mais à faire sentir des affinités, des liens. Tout a été reproché aux peintres symbolistes : ne pas avoir été impressionnistes, l’avoir été, ne pas avoir été académiques, l’avoir trop été ! Car ce courant est un état d’esprit et non une école. Même l’un de ses meilleurs représentants, Gauguin, n’a pas l’impression d’en faire partie et, à l’occasion, ironise en parlant de « cymbalisme » : en avant la musique !
Publié dans Le Figaro du 18 septembre 1886, le manifeste du poète Jean Moréas est l’acte de naissance du symbolisme littéraire. Auparavant, la critique parlait plutôt de « décadents », y mêlant les poètes Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. En peinture aussi, certains artistes sont fatigués du matérialisme et du naturalisme ambiants, dont les équivalents aujourd’hui seraient le tout-pour-le-fric et la téléréalité.
La France, d’où démarre ce mouvement, est représentée par des figures prestigieuses comme Gustave Moreau, Odilon Redon ou Paul Gauguin, et le groupe des nabis en est une variante. Il se répand ensuite dans toute l’Europe. Sa postérité est importante, notamment avec le surréalisme.
Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), élève de Delacroix ? Son Jean Cavalier jouant le choral de Luther au chevet de sa mère mourante (1851) le prouve. Mais il ne l’a été que quinze jours ! Après trois mois également chez Thomas Couture, il trouve rapidement sa propre voie et donne de grands panneaux décoratifs.
Décors raccords
Puvis de Chavannes décore de nombreux endroits, dont les musées d’Amiens (1861-1865), de Marseille (1867-1869) et de Lyon (1883-1886). Les toiles peintes à l’atelier sont marouflées, c’est-à-dire collées sur un support avant leur mise en place. Comme l’habitude est de mettre dans les étages les collections de peinture, les panneaux sont dans les escaliers. L’artiste veut mettre en condition le spectateur pour les œuvres d’art qu’il va voir. Il décore aussi le Panthéon à Paris de (1874-1878). Il faut remarquer que le peintre donne à sainte Geneviève, patronne de Paris, les traits de son épouse et inspiratrice, la princesse Cantacuzène qui, une fois n’est pas coutume, devient bergère…
La lumière des teintes
Puvis opère la synthèse entre le romantisme de Delacroix et le classicisme d’Ingres. Certains de ses nus sont incontestablement inspirés des célèbres baigneuses de ce dernier. Son œuvre originale par la touche offre de savantes nuances dans le coloris et l’harmonie des teintes. Un tableau comme Le Pauvre Pêcheur (1881, voir Figure 42) a un grand retentissement : Seurat lui rend hommage dans une de ses toiles, Maillol le copie, Van Gogh et Gauguin l’admirent, Picasso s’en inspire. La renommée de Puvis de Chavannes est telle qu’un banquet est offert en son honneur en janvier 1895. Tout le monde est là, quels que soient les courants artistiques et littéraires, Gauguin, Renoir ou Mallarmé, près de 550 personnes sous la présidence de Rodin.
Après trois ans d’études aux Beaux-Arts, Gustave Moreau (1826-1898) séjourne en Italie de 1857 à 1859, où il rencontre Degas. Il pratique ensuite la grande peinture, celle d’histoire, et interprète à sa façon l’iconographie mythologique dans Œdipe et le Sphinx (1864) et Orphée (1865).
Un succès à en perdre la tête
Toute la jeune génération d’écrivains l’admire et le symbolisme se l’approprie. L’écrivain et journaliste incisif Jean Lorrain entretient une correspondance avec lui. Joséphin Péladan, romancier et critique d’art, lui écrit son admiration et le prie de participer à ses Salons. Huysmans, dans le manuel de l’esthète décadent À rebours (1884), en fait une description enthousiaste, parle de « mystique en plein Paris » et écrit des pages inoubliables sur L’Apparition (1876, voir Figure 44). La tête coupée et dégoulinante de sang de saint Jean-Baptiste est offerte à Salomé, danseuse orientale recouverte de lourds bijoux. Ainsi, la fille du roi Hérode devient un des personnages emblématiques de la fin du siècle.
L’écrivain suédois August Strindberg propose Joséphin Péladan pour le Nobel de littérature ! Fécond auteur de romans – près de 8 000 pages pour sa suite de la Décadence latine –, d’ouvrages de philosophie occulte et d’innombrables articles de critique d’art, Péladan marque son époque. Son roman L’Initiation sentimentale est pillé par D’Annunzio dans L’Enfant de volupté, un classique en format de poche présent dans toutes les gares italiennes. Non seulement l’écrivain est copié, mais aussi moqué pour son dandysme et son catholicisme pittoresque. Outre des chroniques de salons toujours pleines d’intérêt, il sait faire parler de lui dans la presse : à une époque où les termes hébraïques sont très « tendance » il se fait appeler le Sâr, le « prince » en hébreu (le prénom Sara, « princesse », est encore fort courant).
Péladan fonde un ordre de la Rose-Croix, un cercle de discussion plutôt qu’une secte. Ses Salons artistiques connaissent un vif succès. Tout n’y est pas bon : quelques amis imposés par des mécènes sont aussi exposés. On peut ainsi se moquer d’une Tête présentée par un certain Deneux…
Mon dieu, quelle heure est-il ?
Moreau est manifestement surpris et un peu gêné par l’admiration de tous ces jeunes gens un rien encombrants. Il continue son œuvre en solitaire, sans que cela l’empêche de devenir le professeur de nombreuses célébrités.
Le peintre sait revisiter la mythologie gréco-romaine de façon imprévue et maniériste dans des paysages impossibles. On cite souvent la moquerie de Degas : il met « des chaînes de montres aux dieux de l’Olympe », même si elle prouve surtout que Degas n’avait rien compris au charme onirique des toiles de Moreau. Sa peinture visionnaire séduira aussi bien Dalí que Breton, qui raconte avoir eu une de ses plus grandes émotions artistiques au musée Gustave Moreau. Cet ancien hôtel familial et atelier de l’artiste est certainement un des endroits les plus envoûtants de Paris.
Odilon Redon (1840-1916) est un artiste multiforme qui utilise de façon originale le dessin, l’estampe et la peinture.
Il crèche dans une étable !
Il est initié à la gravure par le curieux Rodolphe Bresdin (1822-1885) qui vit dans une étable peuplée de toutes sortes d’animaux et, à Paris, dans un grenier qu’il transforme en jardin avec sources. Graveur de génie, il gagne sa vie en vendant ses œuvres, qu’il tire avec du cirage et une brosse à souliers. Les brocanteurs les renégocient comme des épreuves originales de Rembrandt ! À bonne école, Redon se fixe à Paris, rencontre Corot et voyage en Hollande pour admirer Rembrandt sur place. L’année 1879 voit la publication de son premier album de lithographies intitulé Le Rêve. À la recherche de « la beauté humaine avec le prestige de la pensée », il trouve l’impressionnisme « trop bas de plafond » et pas seulement parce que le ciel est gris !
Une soumission docile
De 1883 à 1889, en signe de deuil après la mort de son premier fils Jean, Redon ne se consacre plus qu’à la lithographie en noir et blanc. Il appelle d’ailleurs « Noirs » l’ensemble de son œuvre, fusains et lithographies. Pour mettre « la logique du visible au service de l’invisible », l’artiste utilise le pastel, méthode qu’il pousse à la perfection avec des effets d’une rare intensité. Il décore la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide, propriété de son ami Gustave Fayet, dont on ne dira jamais assez le rôle de mécène, y compris pour Gauguin.
Les peintres nabis et d’autres comme Paul Sérusier, Édouard Vuillard, Maurice Denis lui consacrent une exposition d’ensemble en 1899. Une célèbre formule de Redon annonce déjà le surréalisme et le XXe siècle : « Rien ne se fait en art par la volonté seule. Tout se fait par la soumission docile à la venue de l’inconscient. »
Le symbolisme gagne du terrain chez nos voisins. Il se répand dans toute l’Europe : en Allemagne avec Friedrich Maximilian von Klinger ou Franz von Stuck ; en Belgique avec Jean Delville et Fernand Khnopff ; en Suisse avec Ferdinand Hodler ; aux Pays-Bas et en Indonésie avec Jan Toorop, artiste aux figures humaines oniriques dans un enchevêtrement végétal.
L’œuvre des symbolistes de culture germanique comme l’Allemand von Stuck ou le Suisse Arnold Böcklin est fort admirée de leur vivant. Mais il faut attendre la fin les années 1970 pour leur redécouverte.
Arnold Böcklin (1827-1901), malgré une exposition récente au musée d’Orsay, ne survit guère dans les mémoires que par les copies qu’en a faites Giorgio De Chirico. Il sait pourtant créer un univers étrange et obsédant, en renouvelant la mythologie gréco-romaine. Les cinq versions de son Île des morts (1880-1886) aux cyprès funèbres sont toujours abondamment reproduites.
Le peintre Franz von Stuck (1863-1928) ne dépare pas dans l’étrangeté : dans sa toile Le Péché, une belle tentatrice dénudée porte un boa autour du cou, l’animal en chair et en peau, sans truc en plume. L’œuvre sert encore à d’innombrables adaptations de pochettes de DVD. Mais le peintre est déjà victime du show-business depuis les années 1930. Quand, en effet, Walt Disney rassemble bon nombre d’ouvrages d’art européens, von Stuck y figure en bonne place et certains paysages inquiétants et les jeunes faunes de Fantasia lui doivent quelque chose.
Partant des mêmes constats que ceux des réalistes français, naît à Londres en 1848 la confrérie des préraphaélites. Selon eux, Raphaël, à l’origine de l’idéalisation, est responsable de l’éloignement progressif de la peinture par rapport à la vie. Pour y remédier, il faut revenir à une manière de peindre d’avant Raphaël et devenir ainsi préraphaélite. Ils entrent également en réaction contre une société victorienne rigoureuse, bourgeoise et industrielle. Les peintres préraphaélites vont donc chercher leurs sujets dans le passé : légendes saxonnes, Bible et chevalerie du Moyen Âge. Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) est à l’origine de ce mouvement. On lui doit La Rencontre de Dante et de Béatrice (1859).
À ses côtés, Sir Edward Burne-Jones (1833-1898) annonce le symbolisme, avec par exemple sa Roue de la fortunee (1883). La dénonciation des valeurs bourgeoises et du progrès industriel trouve aussi son illustration chez William Morris (1834-1896) qui décore l’Oxford Union de scènes de la légende du roi Arthur. L’artiste ouvre en 1861 un atelier de décoration qui contribue au développement dans toute l’Europe de l’art nouveau des années 1890 et 1900 et sera à l’origine du mouvement Arts and Crafts. Ces ateliers sont une réaction artisanale et humaine à l’industrialisation et à la division du travail. L’homme est au centre de l’atelier qui décline des activités à l’ancienne : papier peint, livres illustrés, vitrail…
Difficile cependant d’être primitifs au XIXe siècle : les préraphaélites ne font que passer et laissent à la postérité un héritage contrasté. Outre le symbolisme, le mouvement Arts and Crafts poussé à ses extrêmes donne les décorateurs d’intérieur pour l’industrie de luxe et le design : « dessin » et « dessein, plan, esquisse », le terme désigne dans les années 1960 une esthétique des objets de tous les jours. Leur concepteur, à la fois artiste et ingénieur, s’emploie à rendre l’objet beau et pratique d’utilisation. Un exemple célèbre est la bouteille en verre de Coca-Cola, créée en 1915 par le Français Raymond Loewy.
La Belgique est une terre d’élection du symbolisme. Certains des meilleurs représentants de ce courant en littérature sont Maurice Maeterlinck ou Georges Rodenbach ; en peinture, Jean Delville comme auteur de grandes toiles allégoriques pendant que Fernand Khnopff (1858-1921) apporte une touche hyperréaliste qui mène droit au cauchemar, dans ses visions de villes désertes ou ses personnages fantomatiques de femmes voilées et troublantes.
La Suisse n’est pas en reste avec Ferdinand Hodler, l’un de ses rares peintres à être reconnu internationalement, qui invente le parallélisme.
Idole de la perversité
Jean Delville (1867-1953) reprend des thèmes religieux ou allégoriques en leur donnant un éclairage étrange. Son Idole de la perversité est une œuvre significative saluée par ceux qui furent appelés les décadents, et les anciens élèves de philo apprécieront l’auteur d’une École de Platon.
Le peintre participe aux Salons de la Rose-Croix qui font découvrir des talents représentatifs d’un courant. Il y a chez lui un réel sens du mouvement et un souffle épique. Le sublime d’une époque frise souvent le ridicule de la suivante. Delville, parfois à la limite, y échappe pourtant. Le Triomphe de Satan, hallucination sous-marine avec homme-pieuvre et entrelacs de corps féminins, rappelle le dessinateur de science-fiction Philippe Druillet.
Cimes organisées
Ferdinand Hodler (1853-1918) évolue de l’académisme au symbolisme avec Les Las de vivre (1892), Les Âmes déçues (vers 1895). Considérée comme « obscène » à l’exposition municipale de Genève, La Nuit rencontre le plus vif succès à Paris au Salon du Champ-de-Mars ! Le peintre séjourne d’ailleurs deux mois dans la capitale et y donne son Autoportrait parisien. La Nuit est remarquable pour un procédé nommé le parallélisme, que Hodler utilise abondamment. Il le définit comme « toute sorte de répétition de forme, associée à des répétitions de couleurs ». Ses peintures monumentales et ses paysages de montagne donnent une forte expressivité, en mêlant structures parallèles et nuances de couleurs, parfois ramenées à la monochromie. L’artiste crée aussi certaines des œuvres les plus angoissantes de toute la peinture, en se faisant le témoin de la lutte contre la mort, dans la série consacrée à l’agonie de sa compagne en 1915.
La vie de Gauguin peut faire croire que les destins hors pair sont héréditaires : sa mère était la fille de Flora Tristan, prestigieuse figure du socialisme utopique et du féminisme, originaire du Pérou. Pourtant né à Paris, Paul Gauguin (1848-1903) passe une partie de son enfance au Pérou (1851-1855), avant de revenir en France. En 1865, il s’engage dans la marine comme pilotin, élève officier, et voyage dans le monde entier jusqu’en 1871, année où l’artiste devient agent de change par une relation de sa mère. En 1873, gagnant fort bien sa vie, il se marie avec une Danoise qui lui donne des enfants et… des soucis. Il collectionne les tableaux impressionnistes et, sur les conseils de Pissarro, se met lui-même à la peinture. Un premier paysage, accepté au Salon de 1876, connaît déjà un beau succès. Sa vocation tardive devient toute sa vie : le peintre abandonne son travail lucratif et sa famille !
Gauguin ne tient pas en place ! Ses escapades à Rouen (1884) et au Danemark (1887) sont entrecoupées d’escales bretonnes. À l’automne 1888, après un séjour tumultueux auprès de Vincent Van Gogh à Arles, le peintre retourne en Bretagne. C’est à n’en pas douter dans cette région qu’est né le peintre Gauguin. Les touristes encombrent déjà les rues de Pont-Aven, aussi se retire-t-il au Pouldu, dans une auberge au bord de la mer, face au large, de 1889 à 1890.
Son style et son influence font naître l’école de Pont-Aven. De ses séjours intermittents, celui de juin à octobre 1888, avec Émile Bernard et sa sœur Madeleine, est décisif. De cette époque date La Vision après le sermon, étape importante de la modernité, où l’inspiration mêle les estampes japonaises et les calvaires bretons. Élève de l’académie Julian, un certain Sérusier peint sous la direction de Gauguin et sur le couvercle d’une boîte de cigares le tableau culte de toute une génération d’artistes, celle des nabis : Le Paysage du bois d’Amour. Tous les ouvrages d’art citent le légendaire commentaire : « des couleurs pures en un certain ordre assemblées » !
Gauguin retrouve à nouveau son instinct d’errance vers des cieux plus lointains. Comme l’avion et le club Med ne sont pas encore inventés, aller à la Martinique, avec son grand ami Charles Laval (1887) ou à Tahiti (1891-1893) constituent de véritables équipées. Entre ces voyages, il fréquente les cercles symbolistes parisiens, avant de retourner à Tahiti de 1895 à 1901.
Françoise Dumont, conservateur du musée d’Art moderne et d’art contemporain de Liège en Belgique, Jean-Jacques Barloy, ornithologue, et Michel Raynal, cryptozoologue (étude des espèces inconnues) se trouvent un point commun dans leurs disciplines en Gauguin. Le peintre passe les dernières années de sa vie dans l’île de Tahiti où il donne en 1902 Le Sorcier d’Hiva-Oa, ou Le Marquisien à la cape rouge. Gauguin peint dans un angle de son tableau un chien attrapant un volatile. Nos spécialistes s’interrogent sur la présence de cet oiseau mystérieux pas encore classifié aux Marquises. La toile de Gauguin apporte peut-être aussi la cause de la raréfaction, sinon de la disparition de cet oiseau aptère, c’est-à-dire sans ailes. Trouver une trace de cet oiseau inconnu fort recherché est moins spectaculaire que d’avoir la preuve de l’existence du yéti, mais cela est presque aussi extraordinaire pour nos scientifiques. L’art trouve donc parfois une utilité à laquelle on ne s’attendait pas.
Tahiti, c’est fini !
Quand Gauguin arrive à Tahiti (voir Figure 45), malade et déprimé, l’art tahitien est bien moribond. Les missionnaires sont passés par là et ont renversé les tikis, les statues sacrées. Le peintre va en sauver l’esprit et y puiser un renouvellement de couleurs et de sensations pour l’art moderne. De cette époque date son chef-d’œuvre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Soutenu par quelques amis comme Gustave Fayet, l’artiste sort de la gêne financière mais pas des tracasseries de l’administration et des autorités religieuses, jusqu’à sa mort aux Marquises dans l’île d’Hiva-Oa, le 8 mai 1903. Un nouveau destin posthume l’attend, grâce au peintre Georges Daniel de Monfreid (1856-1929), le père de l’écrivain aventurier. Ami fidèle, bailleur de fonds et confident, il contribue en tant qu’exécuteur testamentaire à faire connaître l’œuvre de Gauguin.
L’un des premiers disciples, Charles Laval (1861-1894), voyage et manie la pelle et la pioche avec Gauguin. Les travaux forcés, ça crée des liens : tous deux se retrouvent au Panama en train de creuser le canal avant de rejoindre la Martinique. Laval épouse Madeleine, la sœur d’Émile Bernard, pour laquelle Gauguin éprouve un penchant. Elle l’accompagne au Caire, soigne sa tuberculose, dont l’artiste meurt en 1894. Elle-même l’attrape et décède en 1895. L’œuvre de Laval, peu nombreuse car il était perfectionniste, est mise aux enchères à sa mort. De bons esprits, historiens d’art et commissaires-priseurs, pensent qu’elle figure à l’heure actuelle frauduleusement sous la signature de Gauguin.
Merci Bernard
L’œuvre d’Émile Bernard (1868-1941) a eu de nombreux aspects : orientaliste, réaliste, symboliste. Entré en 1884 à l’académie Cormon où il rencontre Toulouse-Lautrec et Van Gogh, le peintre est renvoyé en 1886 ! Pour se consoler, il fait un voyage en Bretagne, alors véritable terre d’accueil des artistes. Il expérimente différentes techniques, impressionnisme ou pointillisme, et rêve d’introduire le symbolisme en peinture. Imprégné de mysticisme, l’artiste cloisonne ses plans colorés comme en vitrail. Gauguin s’inspire de son travail et fait de la gravure avec lui.
On retient son nom surtout pour ses écrits et sa correspondance avec de nombreux artistes, une source importante d’informations pour les historiens de l’art. Hélas, Émile Bernard n’occupe absolument pas la place qu’il mérite dans l’art français, notamment pour son œuvre tardive. À redécouvrir.
Auguste Rodin (1840-1917) est un bon exemple du génie allié au travail. Il se forme avec Barye, le sculpteur animalier, et avec Albert Carrier-Belleuse (1824-1887), le sculpteur des femmes-fleurs. Enfant du peuple, il confie : « La nécessité de vivre m’a fait apprendre toutes les parties de mon métier. J’ai fait la mise au point, dégrossi des marbres, des pierres, des ornements, des bijoux chez un orfèvre. »
Le maître ne sait pas résister au charme féminin : il séduit et se laisse séduire. Il a une relation tumultueuse avec son élève Camille Claudel (1864-1943), la sœur du poète Paul Claudel. Cette femme sculpteur voit, ces dernières années, son œuvre revenir au premier plan.
Rodin se fait remarquer des critiques par l’Homme au nez cassé (1864), puis, au fil du temps, par de nombreux bustes de célébrités comme Antonin Proust, ministre des Beaux-arts en 1881 (c’est-à-dire ministre de la Culture bien avant Malraux), du sculpteur Dalou ou de Victor Hugo.
Le Penseur
En 1877, Le Vaincu est présenté au Salon de 1880 sous le titre de L’Âge d’airain. En 1900, la version en plâtre devient L’Homme qui s’éveille. Cette œuvre déclenche un premier scandale. Le modelé est si bien fait, l’œuvre si vivante, que le public ne croit pas à une sculpture mais à un moulage.
L’œuvre de sa vie doit être une porte monumentale commandée par l’État pour une salle du musée des Arts décoratifs. Le sujet est inspiré de « L’Enfer » de Dante. Rodin, tel Michel-Ange dont il puise la vigueur du modelé, crée divers groupes mais l’œuvre définitive ne voit jamais le jour. Chacun de ces fragments est une sculpture particulière : Ugolin et ses enfants, Francesca et Paolo de Rimini qui, réalisé en marbre, devient Le Baiser, et surtout Le Penseur (voir Figure 49), statue exposée un moment devant le Panthéon puis transportée au musée Rodin.
Le bourreau de travail
Rodin s’occupe dans le même temps de trois monuments :
De 1890 à 1900, trois autres monuments sont destinés au continent américain, dont la statue du général Lynch pour les États-Unis. À côté de ces prestigieuses commandes, Rodin n’échappe pas à la polémique comme avec la statue de Balzac, commandée par la Société des gens de lettres et finalement refusée. Pendant l’Exposition universelle de 1900 à Paris, Rodin fait construire un pavillon où il expose plus de 200 œuvres ! En 1906, il renvoie son secrétaire, le grand écrivain autrichien Rainer Maria Rilke (1875-1926) qui appelle Rodin « le maître inépuisable ». Pas rancunier, Rilke reste son ami et lui conseille de louer l’hôtel Biron, près des Invalides, devenu l’actuel musée Rodin.
L’écrivain Octave Mirbeau disait qu’elle avait du génie. Le sculpteur Camille Claudel (1864-1943) a su se libérer de l’influence de Rodin pour donner avec Les Causeuses ou La Vague une œuvre puissante et originale. Ses études d’après nature savent se hisser jusqu’au plus pur symbolisme.
Entrée dans l’atelier de Rodin, elle est la proie d’une douloureuse passion pour lui qui est à l’origine de ses œuvres les plus poignantes. L’artiste entend poursuivre la sculpture là où Michel-Ange l’a laissée ! Son talent l’amène à traiter des matériaux que n’ose aborder son maître, tel l’onyx. L’année 1892 marque un tournant dans leur relation passionnelle et dans son art, dont l’originalité est jalousée et incomprise. Débute alors une lente déchéance vers la folie qui l’envahit définitivement à partir de 1906. Elle rejoint le panthéon des artistes géniaux et maudits, après avoir créé des œuvres éternelles comme L’Abandon ou L’Âge mûr, et survécu dans certaines sculptures de Rodin, pour lesquelles elle a posé. Isabelle Adjani, qui a avec le sculpteur une ressemblance frappante, donne au cinéma une remarquable interprétation de l’artiste.