Dans ce chapitre :
Comment dresser une liste des plus belles œuvres d’art lorsque tant de chefs-d’œuvre existent ? Impossible ! Dix « Parties des dix » n’y suffiraient pas. Par défaut, voici donc dix tableaux célèbres classés par ordre chronologique, choisis de façon nécessairement subjective parmi la multitude parce qu’ils sont représentatifs de leur époque, parce qu’ils sont remarquables pour leur perfection technique, ou encore parce qu’ils répondent à certaines questions que se pose tout homme sur sa condition (dès lors qu’il a l’esprit ouvert, et le ventre plein).
Le mot mélancolie est composé de deux mots grecs, melanos (noir) et kholé (bile). Selon Aristote, la bile est l’une des quatre humeurs qui régissent le corps humain. Noire, elle est une source féconde de création pour les artistes. Réalisée en 1514, la Mélancolie du peintre et graveur allemand Albrecht Dürer (voir Figure 15) est ainsi l’une des œuvres les plus commentées de la culture occidentale, tant sa signification est riche.
La gravure représente un personnage désœuvré, plongé dans un état dépressif. On peut y voir une allégorie de l’artiste. Dans la tradition classique, la mélancolie est en effet considérée comme la synthèse de deux états extrêmes, le génie et la folie, caractéristiques de la création. André Breton parlera ainsi de « point suprême », c’est-à-dire le lieu de fusion des contraires, dans le Second Manifeste du surréalisme. Dans la gravure de Dürer, ce fameux « point suprême » est symbolisé par la meule de pierre percée d’un trou.
À un deuxième niveau de lecture, la gravure développe aussi le thème du temps (Saturne, Kronos en grec, est la divinité tutélaire de la mélancolie et du temps dans le panthéon antique). Dans un fouillis d’objets hétéroclites, on distingue ainsi plusieurs objets évocateurs, comme la cloche qui rythme la journée, le soleil qui se couche, la chauve-souris qui prend son envol, indiquant ainsi que le soir approche, ou encore la balance et le sablier qui marquent l’écoulement des heures.
La gravure abonde également en symboles alchimiques : le creuset sur le feu, la pierre polygonale, le couteau igné (du latin igneus, feu) à la lame en forme de flamme, le carré magique à somme 34 (autrement appelé carré de Jupiter), ou encore le chien couché en boule, dans lequel on peut voir une référence à l’Ouroboros (le serpent qui se mord la queue des alchimistes).
Science des éléments en devenir à l’époque du Moyen Âge, l’alchimie est également une mystique reposant sur la croyance que les métaux mûrissent sous terre, qu’ils sont liés par affinités aux astres, que le microcosme est lié au macrocosme et que l’homme est à mi-chemin entre les deux.
Le rôle de l’alchimiste est de parachever la création divine en accélérant le processus de mûrissement des métaux, et notamment en transformant le plomb, matière vile, en or, matière pure, grâce à la pierre philosophale.
L’œuvre contient encore de nombreuses allusions à caractère autobiographique, notamment le carré dans lequel Dürer a inscrit la mention « 1514 », date de la création de l’œuvre, mais aussi de la mort de sa mère. L’ange manie par ailleurs un compas d’architecte, évocation discrète des travaux intellectuels de l’artiste qui rédigera en 1525 un traité d’architecture intitulé Instruction pour mesurer au compas et à la règle.
La gravure peut enfin se livrer à une interprétation religieuse, l’échelle, le rabot, les tenailles, le marteau et les clous évoquant la passion du Christ.
Conservé au musée du Louvre, le fameux Portrait de Monna Lisa, ou Joconde pour les intimes (voir Figure 17), peint par Léonard de Vinci vers 1503-1506, est sans aucun doute le tableau le plus connu – et le plus photographié ! – au monde. Mais en dépit de sa notoriété, celui-ci n’a pas encore livré tous ses secrets.
Et d’abord, qui est au juste la Joconde ? Une femme, un androgyne, un autoportrait de Léonard déguisé ? On a fait toutes sortes d’hypothèses fantaisistes avant que les historiens d’art ne s’accordent sur le fait qu’il s’agissait de madame Lisa Gherardini del Giocondo – monna (ou mona) étant l’abréviation de madonna (madame), qui est devenu madone en français.
Née en 1479, Lisa Gherardini épouse en 1495 Francesco del Giocondo, un notable florentin. Vasari, le biographe des peintres de la Renaissance, écrit en 1540 : « Léonard entreprit pour Francesco del Giocondo le portrait de Monna Lisa, sa femme ; il y travailla quatre ans et le laissa inachevé. » Vasari nous apprend également que Léonard fit venir des musiciens pour distraire son modèle pendant les longues séances de pose, ce qui lui fit prendre ce sourire si connu et si doux.
Si vous marchez en regardant le tableau, vous avez l’impression que les yeux de la Joconde ne quittent pas les vôtres. En effet, le portrait n’est pas immobile : l’épaule droite est un peu en retrait par rapport à la gauche, le visage est de face et le corps de trois quarts, comme si le modèle esquissait un mouvement vers le peintre, position qui anime discrètement tout le tableau.
Léonard a laissé des Carnets où l’on retrouve pensées et conseils. Sur la posture des portraits, l’indication du maître rappelle l’attitude de la Joconde : « Fais toujours ta figure de telle façon que la direction de la tête ne soit pas la même que celle du buste. » Une autre remarque révèle le secret du mystérieux sourire : « Il faut fermer de temps à autre le coin droit de la bouche d’un mouvement vif et ouvrir le coin gauche en un sourire secret. » Entraînez-vous devant un miroir pour épater vos amis !
Il est curieux de voir la façon dont la postérité s’est emparée de l’œuvre que Napoléon Ier avait même accrochée au mur de sa chambre à coucher. Au XIXe siècle, les littérateurs projettent sur elle leurs fantasmes en y voyant l’image de la femme belle et perverse. Volée en 1911, la Joconde nourrit un feuilleton policier dans lequel le jeune mouvement cubiste est soupçonné. Retrouvée, elle devient le symbole des collections nationales. Nommé ministre de la Culture par le général de Gaulle, André Malraux la transforme en ambassadrice de la culture française.
Mais en dépit de son immense célébrité, la Joconde demeure un paradoxe permanent : elle est tellement connue que les artistes du XXe siècle comme Dalí ou Duchamp la tournent sans cesse en dérision… ce qui la rend encore plus populaire ! Le privilège des plus grandes stars, moquées et adulées à la fois.
Exposés à la National Gallery de Londres, Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune (voir Figure 14) représentent Jean de Dinteville (l’homme à la fourrure à gauche) et Georges de Selve, évêque de Lavaur (à droite). Sous les apparences d’un double portrait assez classique, ce tableau recèle de nombreux mystères. Qui sont ces deux hommes ? Quelle est leur fonction ? Quels sont ces objets posés entre eux ? Et que signifient-ils ?
La scène se passe en 1533. Cette période agitée est marquée par les querelles religieuses qui divisent l’Europe. Jean de Dinteville est le représentant de François Ier, parrain de la fille de Henri VIII d’Angleterre, à Londres. Georges de Selve eut pour sa part un rôle diplomatique non négligeable auprès du pape et de Charles Quint. Il représente la France à la diète de Spire en 1529 par un discours sur la réunification confessionnelle.
Le recueil de cantiques situé sur l’étagère du bas du tableau fait-il allusion à l’unité des chrétiens menacée par les guerres de religion ? On y a reconnu deux chants luthériens, dont une version allemande du Veni Creator, pourtant de tradition catholique. De même, on peut voir dans le crucifix à demi caché dans l’angle gauche du tableau une allusion à la vérité chrétienne obscurcie par les querelles entre catholiques et protestants. Le tableau fourmille ainsi d’allusions non élucidées.
Ce portrait s’apparente également au genre des vanités, qui renvoie à la formule de l’Ecclésiaste (« Vanité des vanités, tout est vanité ») sur la brièveté de la vie humaine et la futilité des biens terrestres. Les deux personnages sont des hommes de pouvoir influents, leurs vêtements sont riches, leur mobilier précieux. Mais le peintre semble indiquer que leur situation dans le monde n’est qu’une illusion au regard de leur condition mortelle. Le travail du temps est clairement inscrit dans le tableau : sur l’étagère du haut, on distingue un cadran solaire disloqué dont les trois faces indiquent des heures différentes ; sur l’étagère du bas, on aperçoit aussi des instruments de musique, art éphémère par excellence, dont un luth à la corde cassée.
Un autre objet renvoie explicitement à cette symbolique du temps. Si l’on s’approche du bord du tableau, on s’aperçoit en effet que la mystérieuse masse blanche posée de manière oblique entre les deux personnages est une tête de mort. Ce procédé de déformation des objets s’appelle une anamorphose. À l’origine, le tableau était accroché au-dessus d’une porte dans la grande salle où avaient lieu les banquets au château de Polisy. Ainsi, les invités du château du seigneur de Dinteville pouvaient apprécier la vanité des plaisirs terrestres en levant la tête.
En juillet 1573, l’Inquisition interroge le peintre Paolo Caliari, dit Véronèse : « Quelle est votre profession ?
Véronèse vient en effet de peindre une Cène pour le prieur du couvent Santi Giovanni. Les inquisiteurs voient dans les hallebardiers allemands une allusion à l’hérésie protestante. Ils reprochent aussi au peintre de représenter des êtres vulgaires issus du petit peuple et même des chiens, qui n’ont, selon eux, pas à figurer dans une peinture religieuse comme la Cène. Véronèse se défend en expliquant que lorsqu’il lui reste de la place, il peint les personnages selon sa fantaisie, par exemple ce cuisinier qui vient voir si les convives sont contents.
À cette époque, l’Église catholique maintient l’usage des images religieuses, contrairement à la Réforme protestante, mais en fixant toutefois de rigoureuses limites de convenance aux peintres. Heureusement pour Véronèse, le gouvernement de Venise, jaloux de son indépendance, ne laisse pas les coudées franches à l’Inquisition papale, ce qui permet au peintre de s’en tirer avec juste l’obligation « de corriger et amender son tableau ». On peut dire qu’il a eu chaud, car d’autres furent brûlés pour moins que ça !
Rebaptisé Le Repas chez Lévi, le tableau mis en cause se trouve toujours aujourd’hui à Venise, à la Galleria dell’Academia. Mais le problème aurait pu survenir pour les Noces de Cana (voir Figure 20), peint en 1562-1563, qui relate un épisode biblique. Le Christ est invité à un repas de mariage où le vin vient à manquer. Sur les instances de sa mère, Jésus transforme alors l’eau en vin.
À l’origine, le tableau est prévu pour le couvent des bénédictins de San Giorgio Maggiore. Véronèse opte pour une peinture sur toile, car l’humidité de Venise est préjudiciable aux fresques. Le décor architectural surplombe une terrasse, elle-même située au-dessus des convives. La toile est coupée en deux et la balustrade délimite les mondes spirituel et matériel, le céleste et le terrestre. Le Christ occupe bien le centre de la toile comme dans les représentations traditionnelles. L’agneau que l’on découpe évoque aussi la Pâque juive et annonce le dernier repas, la Cène, que le Christ prendra avec ses disciples.
Le vin, qui est aussi le sang du Christ, est ici examiné attentivement par un échanson, le préposé au service du vin qui n’est autre que le propre frère du peintre. Bon nombre de convives sont des contemporains, par exemple à droite les commanditaires bénédictins du tableau. Nous reconnaissons encore les traits des musiciens qui composent le petit orchestre : Titien en joueur de basse, Véronèse lui-même, en musicien habillé de blanc, et son voisin, le Tintoret.
Le peintre Poussin disait du Caravage qu’il était né pour détruire la peinture. En fait, on peut considérer qu’il ne la détruit pas, mais qu’il la renouvelle de façon radicale. La vie de Merisi il Caravaggio, dit le Caravage en français, rappelle celle du poète François Villon. Mauvais garçon pour le poète, querelleur pour le peintre, assassin lors d’une rixe pour les deux. Mais en dépit de cette existence peu chrétienne, certains poèmes de Villon semblent écrits par un religieux, et certaines toiles du Caravage, peintes par un mystique épris de pureté.
Avec La Mort de la Vierge (1605-1606) (voir Figure 21), le Caravage pousse fort loin le réalisme qui lui est cher. Le modèle ayant servi à peindre la Vierge, au ventre gonflé et couchée dans un lit trop court dont dépassent ses pieds nus, est une noyée, simple femme du peuple dont la rumeur faisait même une prostituée. Le rideau rouge suspendu au-dessus de la scène, en lieu et place du traditionnel nuage des scènes de dormition (événement de la mort de la Vierge, au cours duquel elle s’élève au ciel) rive également la Vierge au monde terrestre, hypothéquant sa future assomption.
Les deux apôtres se tenant de chaque côté du cadre créent deux lignes parallèles qui soutiennent une diagonale constituée par les apôtres affligés penchés sur le corps de la Vierge. Leurs crânes, éclairés par une lumière venant de la gauche qui met en valeur le visage de la morte, suivent la même oblique que l’ombre sur le mur. Le corps de la Vierge est disposé sur une perpendiculaire au tiers de la hauteur du tableau, respectant la disposition usuelle jugée harmonieuse de la ligne d’horizon sous les deux tiers supérieurs du tableau. Marie-Madeleine est effondrée, son dos courbé se place dans l’alignement dessiné par le bras de la morte et semble soutenir cette dernière, en accentuant la perspective de son corps.
Le Caravage a consacré cinq ans de sa vie à ce tableau. Mais jugé excessivement réaliste, celui-ci fut finalement refusé par son commanditaire, le clergé de l’église Santa Maria della Scala, en dépit de la finesse de sa réalisation. On peut désormais le voir au Louvre.
Conservé au musée du Prado à Madrid, le tableau des Ménines de Diego Vélasquez (1656) (voir Figure 26) représente les dames d’origine noble de la cour espagnole qui servaient la reine et ses filles, les infantes. Aussi connue sous le nom La Famille de Philippe IV, cette toile fut considérée comme un chef-d’œuvre du vivant même du peintre. Un contemporain parle d’ailleurs à son propos de « théologie de la peinture » au sens de tableau définitif et extraordinaire.
Une fois admis dans l’ordre militaire et religieux de Santiago en 1659, Vélasquez retoucha le tableau en s’y représentant en habit de Santiago. Son admission ne se fit pas sans difficulté, car les candidats ne devaient pas être de sang maure ou juif et ne devaient jamais avoir pratiqué le commerce, dernière condition plutôt difficile à remplir pour un artiste ! Il fut toutefois considéré que le peintre de la Cour ne vendait pas, mais donnait ses toiles au souverain qui le remerciait par des largesses.
Au premier plan, le spectateur voit l’infante Marguerite et sa suite dans l’atelier du peintre. Puis, il aperçoit au fond un miroir dans lequel deux personnages apparaissent. Ce sont le roi et la reine qui s’y reflètent. Le regard passe alors au peintre qui vient de lever son pinceau de la toile qu’il exécute et qui le regarde. Ce spectateur se rend compte alors qu’il est à la place du roi et de la reine en train de poser, et qu’ainsi, il devient le modèle de Vélasquez ! Picasso, fasciné, a fait une quarantaine de représentations de cette toile qui est l’illustration de la création artistique en cours.
Peint en 1806-1807, Le Sacre de Jacques Louis David (voir Figure 34), de son vrai nom Sacre de l’empereur Napoléon Ier et couronnement de l’impératrice Joséphine à Notre-Dame de Paris le 2 décembre 1804, est un mélange de reportage et de propagande : reportage, car le tableau relate un fait historique connu et que tous ses personnages sont aisément reconnaissables, et propagande car il théâtralise et sublime le geste de Napoléon couronnant Joséphine et s’octroyant ainsi le rôle sacré du dispensateur de l’onction.
Peintre officiel de l’Empereur, David doit arranger un peu la vérité. Ainsi, la mère de Napoléon, qui ne s’est en réalité pas rendue à la cérémonie, figure tout de même assise dans une tribune. De même, pour éviter de froisser les sœurs de Napoléon qui portaient la traîne de Joséphine, le peintre ne les a pas représentées en train d’effectuer cette corvée, mais un peu en arrière. La légende veut en effet qu’elles aient tenté de faire trébucher la future impératrice ! En revanche, au nom du réalisme, l’artiste s’est refusé à mettre une perruque à l’oncle Fesch.
David raconte que, lorsqu’il peint son tableau, le Tout-Paris défile dans son atelier. Chacun veut figurer sur la toile sur laquelle on reconnaît notamment Cambacérès et Lebrun, consuls avec Bonaparte, Talleyrand, indispensable depuis la Révolution, et Murat, au centre. Y figurent aussi les enfants issus du premier mariage de Joséphine, Hortense et Eugène, promis à un grand destin. Autour de Napoléon s’assemblent ses maréchaux – qui donneront leur nom aux boulevards de la petite ceinture parisienne. Le peintre s’est aussi représenté dessinant dans son carnet de croquis : il se tient dans la tribune, au-dessus de Letizia Bonaparte, la mère de l’Empereur.
Le tableau est organisé à partir du point central qu’est la grande croix d’or, sommet d’une pyramide constituée par Joséphine et l’Empereur délimitant un espace sacré au milieu de la toile. Tous les regards sont légèrement dirigés vers le bas, sur la couronne tenue en l’air. Le style néoclassique est mis au service de l’histoire contemporaine, les grandes voûtes et l’architecture solennelle du décor de la cérémonie étant empruntés à la Rome antique dont s’inspire l’Empereur. Pour finir, une devinette : la version présentée dans l’iconographie est celle du château de Versailles ; il y a une seule différence avec la version du Louvre, savez-vous laquelle ? (Réponse : la robe rose d’une des suivantes.)
Dévoilée au public en 1819, cette toile de Théodore Géricault (voir Figure 36) fut d’emblée un événement. Considérez la fascination mêlée d’horreur provoquée par le livre Les Survivants qui raconte l’histoire de ces joueurs de rugby sud-américains bloqués dans les Andes par un accident d’avion et ayant mangé les cadavres de leurs compagnons décédés pour survivre ; ajoutez-y le succès du film Titanic en pensant à la scène où les passagers se battent pour embarquer sur des canots de sauvetage au nombre insuffisant ; multipliez le tout par cent, et vous aurez une petite idée de l’accueil qui fut fait au Radeau de la Méduse.
Le tableau relate un fait divers célèbre. Envoyé par le gouvernement de la Restauration pour reprendre possession de la ville de Saint-Louis au Sénégal, restituée à la France en 1815, La Méduse a pour capitaine Duroy de Chaumareys, un de ces émigrés qui ont fui la Révolution. Navigateur improvisé, il se révèle rapidement un capitaine totalement incompétent. Le bateau s’échoue sur le banc d’Arguin au large de l’Afrique le 2 juillet 1816. Quelque 149 personnes prennent alors place à bord d’un radeau bricolé à partir des mâts et des planches du navire. Au bout d’une douzaine de jours à la dérive, il n’en reste plus que 15 !
Pour survivre, les naufragés ont dû se nourrir des cadavres de leurs anciens compagnons, brisant ainsi un des plus forts tabous de la civilisation occidentale. La version définitive de Géricault se déroule au moment où les naufragés vont être secourus. Les contemporains peuvent mettre des noms sur les personnages représentés. Corréard, qui publiera la relation hallucinante du naufrage, tend le bras et montre au chirurgien Savigny adossé au mât le bateau L’Argus venu les secourir.
Le naufrage de La Méduse suscita en son temps de vives polémiques. Les républicains interprétèrent l’événement comme le symbole du naufrage de l’Ancien Régime : dès que des émigrés incapables « reprennent la barre » (de l’État), ça tourne à la catastrophe.
Pour l’historien Michelet, c’est la société française tout entière qui est embarquée sur le radeau. Les maux et les travers humains les plus redoutables sont en effet représentés dans ce naufrage : lâcheté du commandement qui abandonne le radeau, querelle entre les passagers, ingratitude, cruauté, etc.
Présenté au Salon de 1819, le Radeau de la Méduse marque l’avènement du mouvement romantique caractérisé par des sujets empruntés « aux circonstances » – comme on dit alors avec mépris –, par le pathétique de l’expression, par l’éclat de la couleur et la hardiesse du dessin. Le nu de la beauté antique fait place au nu torturé de la modernité. Une tradition veut que Delacroix ait posé pour l’un des personnages couchés dont n’aperçoit pas le visage. Plus curieusement, même s’il a du plaisir à peindre son tableau, Géricault ne « prend pas son pied » : ses personnages portent des chaussettes ou ont leurs pieds dissimulés. Il aurait eu en effet quelques difficultés à les représenter !
Réalisé à partir de schistes bitumineux, Le Radeau de la Méduse se dégrade et se noircit inexorablement. À l’origine, il étonnait pourtant par l’éclat de ses couleurs.
L’œuvre conserve cependant son caractère dérangeant. Le musicien Hans Werner Henze (né en 1926), qui passe pour le plus grand compositeur contemporain d’opéras, donne en 1968 à Hambourg un Radeau de la Méduse composé à la mémoire de Che Guevara. La grande cantatrice Edda Moser y incarne le rôle de la Mort, Dietrich Fischer-Dieskau, celui de Jean-Charles, le soldat noir bien réel que l’on voit sur le tableau. Devant l’enthousiasme général et bruyant suscité par les représentations, la police intervient et des poursuites sont engagées !
Le poète Mallarmé confia un jour au journaliste Jules Huret : « La vie est faite pour aboutir à un beau livre. » Ainsi pourrait-on dire que pour Claude Monet, figure emblématique de l’impressionnisme, la vie est faite pour aboutir à un beau tableau. Pour le peintre installé à Giverny, le « jardin d’eau » rempli de nymphéas (du nom latin du nénuphar à fleurs blanches) de sa villa constitue en effet une inépuisable source d’inspiration (voir Figure 46). Il travaille sur ce thème de 1899 à 1926.
Il y a quelque chose de la philosophie zen dans cette étude permanente du même sujet et cette forme épurée de réalisme en vertu desquelles un objet insignifiant peut devenir une représentation de tout l’univers, comme le peintre le confie : « J’ai dressé mon chevalet devant cette pièce d’eau qui agrémente mon jardin de fraîcheur : elle n’a pas deux cents mètres de tour et son image éveillait chez vous l’idée de l’infini. » Le travail patient d’observation se double d’une dimension métaphysique. L’eau est la surface sur laquelle le ciel se reflète et elle représente l’affleurement des profondeurs souterraines, entre ciel et enfer. À travers ses irisations, le peintre essaie, comme les baroques, de capter l’aspect toujours changeant du monde.
La conception d’un jardin artificiel témoigne aussi d’une influence japonisante. Ces toiles forment un décor et recréent la nature : « La tentation, écrit Monet, m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, et, à qui l’eût habité, cette pièce aurait offerte l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri. » Cette pièce dont le peintre rêvait existe désormais : c’est le musée de l’Orangerie.
Durant l’Occupation, Pablo Picasso resté à Paris reçoit la visite d’un officier allemand qui s’intéresse à l’art moderne – que le Reich qualifiait d’« art dégénéré ». En avisant une reproduction de Guernica (voir Figure 55) accrochée au mur, le militaire demande au peintre : « C’est vous qui avez fait ça ? – Non, c’est vous ! », répond Picasso.
Petit retour en arrière. Le 26 avril 1937, la petite ville de Guernica (7 000 habitants), haut lieu historique de l’indépendance basque, est rasée par l’aviation de la légion Condor, le corps expéditionnaire nazi au service de Franco. C’est la première fois qu’une ville est délibérément écrasée sous des bombes, On compte près de 1700 morts et 800 blessés. Les objectifs « stratégiques » comme le pont de Guernica ou l’usine d’armes ne sont pas atteints, mais les colonnes de fuyards sont mitraillées. La guerre d’Espagne est alors pour l’Allemagne qui teste son armement une sorte de répétition générale de la Seconde Guerre mondiale : Guernica préfigure la destruction de Rotterdam en 1940, puis celles d’innombrables cités.
L’émotion suscitée par le massacre est vive. À la demande du gouvernement républicain, Picasso réalise un tableau commémorant cet événement tragique. Cette toile grand format est en noir et blanc pour mieux souligner que toutes les couleurs de la vie ont disparu. En la peignant, Picasso a présent à l’esprit les deux grandes toiles accusatrices que sont le Tres de Mayo de Goya et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix : le tableau de Goya lui inspire le personnage hurlant les deux bras levés, dans la posture de l’insurgé face au peloton d’exécution ; le tableau de Delacroix montre une belle jeune femme désespérée sur un tas de décombres, duquel émerge le pied d’un des défenseurs grecs, un motif que l’on retrouve dans la partie droite de Guernica.
D’autres symboles sont reconnaissables dans le tableau de Picasso. Le taureau Minotaure (un thème récurrent chez le peintre admirateur de corrida) évoque la force brutale, tandis que le cheval, au flanc transpercé par une lance comme le Christ sur la Croix, représente le peuple espagnol. La scène centrale est par ailleurs encadrée par deux hurlements : celui de l’homme inspiré de Goya et celui de la femme qui, avec son enfant mort sur les genoux, est représentée à la manière d’une pietà, la Vierge pleurant le Christ mort. D’abord conservé à New York, le tableau rejoint l’Espagne en 1981. Il est aujourd’hui exposé au Centre d’art Reina Sofia.