Chapitre 28

Dix artistes français en exil

Dans ce chapitre  :

  • triangle.jpg Faire carrière à l’étranger
  • triangle.jpg Des Français oubliés

Comme dit l’adage, nul n’est prophète en son pays. Ce chapitre recense dix artistes français ayant travaillé dans des pays étrangers et souvent injustement méconnus en France. Des œuvres aussi diverses que la statue de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg, la grande statue du Pain de sucre à Rio de Janeiro, la statue de la Liberté à New York et le plan de la ville de Washington ont en effet en commun d’avoir été conçues… par des Français ! Qui a dit que le génie français s’exportait mal ?

Frémin, des châteaux en Espagne

i0356.jpgAprès avoir obtenu le prix de Rome en 1694, le sculpteur René Frémin (1672-1744) accède à la célébrité à son retour en France avec la statue de La Samaritaine à Paris. Cette dernière orne alors une fontaine éponyme construite sur le Pont-Neuf, elle-même à l’origine du nom du célèbre grand magasin – il n’en reste aujourd’hui plus rien.

 

En 1721, dans son désir de concurrencer les fastes de Versailles, le roi Philippe V d’Espagne commande à Frémin la décoration des jardins de la Granja, résidence royale située près de Ségovie. Le sculpteur s’exécute et construit la fontaine d’Andromède, d’après un projet de Lebrun, qui rappelle les plus belles oeuvres de la Renaissance italienne, mais aussi ce chef-d’œuvre de la statuaire qu’est la fontaine des Grenouilles, immense ensemble de plantes, d’animaux et de figures.

Falconet, à l’âge de Pierre

Voulant élever une statue équestre à la gloire de Pierre le Grand, fondateur de la ville de Saint-Pétersbourg, Catherine II de Russie s’adresse à son ami, l’écrivain français Denis Diderot, qui lui recommande alors son compatriote, le sculpteur Étienne-Maurice Falconet (1716-1791), qui arrive en Russie en 1766.

 

Perfectionniste à l’extrême, l’artiste passe dix mois à façonner l’œuvre. Comme il veut saisir à la perfection l’attitude du cheval qui se cabre, il fait même élever une butte qu’un général russe, de la même taille que le défunt tsar (deux mètres !), gravit sur sa monture au galop. Ne voulant négliger aucun détail, le sculpteur fait exécuter la manœuvre des centaines de fois !

 

Le visage de la statue, modelé sur le masque funéraire du tsar, est réalisé par la jeune élève de 18 ans du sculpteur, Marie-Anne Collot. Pour le socle, l’impératrice commande un bloc de… 2 mètres sur 12 ! On choisit une pierre frappée par la foudre, selon la légende, dont le tsar aurait fait son poste d’observation au moment de choisir l’emplacement de sa future capitale. Compte tenu de ses dimensions hors normes, on invente un procédé particulier pour l’acheminer à Saint-Pétersbourg : une charrette de cuivre qui roule sur des boules de métal – l’ancêtre du roulement à billes.

 

En 1833, Alexandre Pouchkine écrit « Le Cavalier d’airain », le plus célèbre poème de toute la littérature russe, en hommage au symbole national qu’est la statue mythique de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg.

Saly, c’est du propre !

Élève du grand Guillaume Coustou, Jacques François Joseph Saly (1717-1776) est reçu à l’Académie royale de peinture et sculpture en 1751. Il réalise alors la statue pédestre de Louis XV de la place royale de Valenciennes, sa ville natale. Inaugurée en 1752, la statue est détruite durant la Révolution.

 

Comme ses talents suscitent la jalousie de ses concitoyens, il répond en 1753 à l’invitation de Frédéric V, roi de Danemark et de Norvège, qui lui commande une statue à son effigie. Érigée sur la place d’Amalienborg en 1768, cette statue est l’œuvre majeure de Saly, nommé directeur de l’Académie de Copenhague. Elle a été payée par la Compagnie de l’Orient et aurait coûté 1,5 million de riksdalers (une fortune pour l’époque). Les guides danois la présentent comme l’une des trois plus belles statues équestres au monde.

Vallin de La Mothe : des monuments d’hiver

L’architecte Vallin de La Mothe (1729-1800) arrive en Russie en 1759 pour enseigner l’architecture à la toute nouvelle Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Artiste à la mode, il devient rapidement l’architecte français attitré de la Grande Catherine. Il réalise notamment le pavillon du Petit Ermitage, mitoyen du palais d’Hiver, et décore les deux salons chinois de la résidence impériale de Peterhof, surnommée le Versailles de la Baltique.

 

Mais il est surtout le concepteur de plusieurs monuments importants de Saint-Pétersbourg, comme l’Académie des beaux-arts (le premier bâtiment jamais construit pour accueillir une école d’art), l’église Sainte-Catherine, la Halle du commerce ou Gostiny Dvor (l’un des plus beaux bâtiments de la Perspective Nevski), l’arche de la Nouvelle Hollande, ou encore les palais Tchernychev, Razoumovski et Youssoupov où, dans un salon du rez-de-chaussée, Félix Youssoupov et le prince Dimitri assassinèrent Raspoutine en 1916.

L’Enfant, un plan capital

Engagé volontaire en 1777 dans les troupes de La Fayette lors de la guerre d’Indépendance des États-Unis, Pierre Charles L’Enfant (1754-1825) veut mettre ses talents d’architecte au service de la jeune démocratie américaine. Ainsi, il conçoit le plan de sa nouvelle capitale, Washington, située au bord du fleuve Potomac, centre géographique et symbolique du pays. Fasciné comme beaucoup par ce fleuron de l’architecture moderne, L’Enfant s’inspire du plan de Versailles, caractérisé par  :

  • coche.jpg l’absence de centre véritable ;
  • coche.jpg des avenues longues et spacieuses ;
  • coche.jpg des rues rectilignes et aérées ;
  • coche.jpg des bâtiments ordonnancés par rapport à un monument phare ;
  • coche.jpg des plans symétriques.

i0357.jpgL’Enfant intègre à son plan les monuments emblématiques de la République américaine : le Capitole, la Maison-Blanche et le monument dédié à George Washington, premier président des États-Unis. Au final, cela donne un plan géométrique avec des avenues en « tridents », des rues parallèles et perpendiculaires coupées par des avenues obliques donnant sur des places rondes. Sur les principales avenues ont été rassemblés les ministères, les bâtiments officiels, administratifs et diplomatiques.

 

Refusant tout compromis dans l’organisation de « sa » ville, L’Enfant est démis de ses fonctions – ah  ! les caprices de L’Enfant… Il n’en reste pas moins célèbre aux États-Unis où son nom est associé à l’édification de la première ville moderne. La « carrière américaine » de cet obscur architecte parisien est aussi un bel exemple de l’engouement international pour l’art français au XVIIIe siècle.

Bartholdi, en toute Liberté

Connue dans le monde entier, la statue de la Liberté (de son vrai nom La Liberté éclairant le monde) est l’œuvre du sculpteur français Frédéric-Auguste Bartholdi (1834-1904). Cadeau de la France à l’Amérique, elle célèbre le centenaire de la Déclaration d’indépendance de 1776. Érigée en 1886 à l’entrée du port de New York, la statue colossale est en lames de cuivre battu montées sur une structure métallique due au célèbre Gustave Eiffel – un homme qui avait décidément plusieurs « tours » dans son sac.

 

Tombé depuis dans un relatif anonymat, Bartholdi est un sculpteur au talent reconnu, auteur d’autres monuments à redécouvrir comme le Lion de Belfort, les chevaux de la fontaine des Terreaux à Lyon et les plans du palais Longchamp à Marseille. Il est aussi connu à l’étranger pour un autre monument, La Suisse secourant les douleurs de Strasbourg, érigé à Bâle.

Cordier, tout mais Pacha

Commandée au grand sculpteur orientaliste français Charles Cordier (1827-1905), la statue équestre du vice-roi d’Égypte, Ibrahim Pacha, scelle l’amitié qui unit la France et l’Égypte au XIXe siècle. (En 1869, l’inauguration du canal de Suez, œuvre de l’ingénieur Ferdinand de Lesseps, marque l’apogée de ces bonnes relations.)

 

Natif de Cambrai, Cordier a toute sa vie nourri une grande passion pour l’Afrique, où il meurt en 1905, à Alger. Le sculpteur élabore des figures d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire et se distingue par l’originalité de sa démarche, qui consiste notamment à introduire de la couleur dans les froides figures en pierre, en marbre ou en bronze de son époque. Il emploie pour cela de l’onyx, du porphyre et d’autres pierres de couleur. Il est à ce point épris de culture exotique qu’il construit une villa de style égyptien à Orsay, dans l’Essonne. Rasée en 1962, elle subit en cela le même sort que le Palais rose de Boni de Castellane, les peintures de la bibliothèque de l’École des arts et métiers de Gérôme et, à la Bastille, l’entrée de métro de Guimard, qui sont détruits à cette époque sous couvert de modernité…

Landowski, si tu vas à Rio…

En 1922, le Brésil commande au sculpteur Paul Landowski (1875-1961) une statue monumentale pour célébrer le centenaire de l’indépendance du pays. Après plusieurs aléas, le Christ de Rio n’est finalement inauguré qu’en 1931, après que l’on a dû faire appel au soutien du Vatican pour combler le manque de fonds. Construite au sommet du pic de Corcovado, cette statue monumentale mesure 30 mètres et pèse 1 145 tonnes. Surplombant la ville qui s’étend en contrebas, elle est constituée de « pastilles » de pierre à savon (ça ne glisse pas) posées sur une structure en béton armé.

i0358.jpgComme Bartholdi un siècle plus tôt, Landowski est le sculpteur monumental français du XXe siècle. Pour qui n’a pas prévu d’aller à Rio, il y a moyen de se consoler en allant voir les œuvres de Landowski à Paris : les sculptures des fontaines du Trocadéro et de la porte Saint-Cloud, la statue d’Édouard VII en face du théâtre du même nom dans le quartier de l’Opéra et la statue Sainte Geneviève du pont de la Tournelle derrière Notre-Dame (1928). Pour des générations de gamins, l’arrière de cette sculpture a évoqué la fusée de Tintin en couverture de l’album On a marché sur la lune.

Lachaise se fait la malle

Quoique né à Paris et formé en France par René Lalique, Gaston Lachaise (1886-1935) est souvent considéré comme un sculpteur… américain ! Arrivé en 1906 aux États-Unis, il commence sa carrière à Boston et la finit à New York, où il meurt. Sa renommée tient au caractère bien fini et poli de ses œuvres, principalement des bustes et des statues de nus féminins en bronze, inspirés des formes de son épouse américaine et dont l’anatomie évoque les œuvres de Rubens ou Maillol.

 

Deuxième artiste à se voir consacrer de son vivant une exposition rétrospective au musée d’Art moderne de New York en 1935, son travail donne lieu à de nombreux hommages dans les musées américains jusque dans les années 1970. Ses œuvres les plus connues sont La Femme debout du Metropolitan Museum de New York (1932) et La Mouette, monument dédié aux gardes-côtes. Mais qui s’en souvient « chez nous » ?

Tissot, à l’heure anglaise

Jacques Joseph Tissot (1836-1902) a très tôt une attirance pour tout ce qui est anglais, au point d’angliciser son prénom, qu’il transforme en James, et d’aller faire carrière à Londres. Artiste éclectique, il exploite tous les genres (peinture religieuse, d’histoire, scènes de genre, portraits, paysages, marines) et tous les modes picturaux et graphiques (aquarelle, pastel, gravure et même vitrail). Sa carrière en Angleterre commence au début des années 1870. Il se fait vite une réputation de mondain en peignant dans une technique académique précise des scènes historiques, bibliques ou galantes sur fond de Moyen Âge.

 

L’artiste peint également et surtout des jeunes femmes de la bonne société qu’il habille élégamment, fixant ainsi l’image de la vie anglaise victorienne, avec parfois aussi quelque fine ironie dans ses portraits, comme avec cette élégante au bras d’un vénérable vieillard cherchant du coin de l’œil son soupirant dans la foule. Frappé d’une crise mystique dans les années 1880, Tissot se livre dans la seconde moitié de sa vie à la peinture religieuse et à l’illustration de la Bible. Ami de Degas, il partage alors sa vie entre Londres et Paris. Il laisse une œuvre très variée et attachante, surtout exposée dans les musées – devinez quoi – anglo-saxons !