Ils faisaient tache. Ils étaient là devant la porte, tous les sept, et ils attendaient d’un air béat, les parents du moins, pendant que leur engeance se disputait, se chamaillait, criait et sautait dans tous les sens sans que personne n’ose vraiment intervenir. Il faut dire qu’ils étaient encore dehors. Cela aurait été tout autre chose s’ils avaient été dedans. Mais il fallait attendre. Attendre et voir. Ça ne se passerait pas comme ça, sûrement. On remettrait de l’ordre dans tout ça. Sûr et certain. C’était une question de minutes, car même s’ils étaient les premiers, ils ne pourraient tout de même pas prétendre à une quelconque immunité. Il se trouverait quelqu’un pour intervenir.
Mais en attendant les portes étaient toujours fermées, et derrière, dans la queue qui s’allongeait maintenant tellement loin que la vue n’arrivait pas à la saisir toute, on remarquait ici et là des îlots, des groupes bariolés, d’autres taches, enfin, qu’on ne se serait pas nécessairement attendu à y voir. En des conditions normales. Seulement, celles-ci, l’étaient-elles?
Il était dimanche. Évidemment, jour de repos. Pour tout le monde, y compris ceux qui ne se tuent pas forcément à la tache pendant les six journées précédentes. Mais ainsi va la vie et la situation sociale et politique étant ce qu’elle est, on ne peut tout de même pas encore faire ce qui devrait être fait pour que ça ne se reproduise pas. Ce qui serait tout de même nettement préférable. D’autant plus qu’il y avait aussi des touristes, et nombreux, ce qui signifiait que le bon nom de la capitale, du pays entier, était de quelque façon en jeu.
Douter était peut-être malvenu. Les autorités, bienveillantes et toujours attentives, sauraient certainement remettre les pendules à l’heure. Pourquoi donc présumerait-on qu’on pourrait permettre à de tels individus, si évidemment imprésentables, de gâcher une splendide journée éducative et en même temps amusante, destinée à laisser une trace indélébile dans la mémoire des Parisiens ainsi que des visiteurs étrangers? Après tout, c’était le début du nouveau siècle. On était face à la vitrine dans laquelle se mirerait le pays entier, représenté pour l’occasion par ceux qui pouvaient arriver jusque là grâce aux transports en commun, s’ils ne possédaient pas de moyen de locomotion privé plus respectable; et par ceux qui avaient pris le train depuis les provinces, qui avaient prévu un séjour parfois de plusieurs jours, qui venaient investir leurs épargnes pour le plus grand bien de l’économie de la capitale et qui comptaient sans doute retourner dans leur campagne avec assez de souvenirs pour les ressasser indéfiniment dans les soirées des chaumières, au coin du feu, devant les mines admiratives de leurs descendants, qui n’auraient jamais cette chance. Car l’Exposition universelle, ça n’arrive pas tous les jours.
Le fait était cependant que tout en haut de la queue, près de l’entrée, se tenait néanmoins un bonhomme qui n’avait pas au fond l’air particulièrement méchant ni sans doute dangereux, en tout cas à en juger par le vaste sourire qui tirait vers des oreilles considérables les coins d’une bouche aux lèvres généreuses, mais qu’on s’imaginait difficilement au premier rang de quoi que ce soit. Ils avaient dû attendre longtemps, sa famille et lui. Ça ne paraissait pas l’avoir affecté. Il avait, aurait-on dit, la quarantaine. Il portait une blouse bleue qui trahissait clairement ses origines et suggérait que son sang ne risquait pas d’être de la même couleur. Sur une tête aux cheveux hirsutes, il exhibait un chapeau en tuyau de poêle sur lequel on avait dû s’asseoir bon nombre de fois par mégarde. Ses yeux grands et curieux, quoique légèrement voilés, ne pouvaient pas faire oublier à ceux qui se trouvaient à côté de lui le relent impressionnant d’ail et de tabac qui émanait tel un brouillard solide de toute sa personne. À l’épaule, il avait nonchalamment pendu un sac en toile rendue transparente par l’usage, généreusement pourvu de trous et de déchirures pour en faire respirer le contenu. Par lesdits orifices celui-ci exhibait un litron de piquette dépourvu de toute étiquette, un pain d’une livre doré et croustillant, un énorme saucisson et quelque chose qui devait être probablement un bout de veau froid, accompagné de quelques oranges. À côté du porteur du sac, le zyeutant d’un regard bizarrement admirateur, se tenait une dame encore très avenante malgré le fait qu’elle devait avoir désormais atteint la trentaine et qu’elle était visiblement responsable de l’existence de la cohorte bruyante de gamins qui les entourait les deux. Elle portait une robe noire, qu’elle gardait très vraisemblablement pour les jours de fête, luisante aux coudes et à l’arrière, trop légère peut-être pour la saison, et exhibait de travers sur une petite tête aux cheveux blonds mi-longs un chapeau de paille qui avait bien dû lui coûter dix centimes. Mais elle avait de belles chaussures, comme toutes les Parisiennes, et soigneusement cirées. Les enfants, ma foi, c’était des enfants. Les plus grands, habillés de chemises et de pantalons courts encore relativement acceptables, les plus petits, progressivement, couverts des restes de leurs aînés passés de l’un à l’autre et de génération en génération. Pour être franc, ils avaient l’air de sortir tout droit de Belleville. Ils n’étaient pas les seuls membres de leur classe, loin de là, on l’a dit, mais leur position les désignait nécessairement aux regards, qu’ils soutenaient sans la moindre gêne. L’homme se prenait même de temps à autre à ricaner tout bas, tout en carrant ses épaules d’un air légèrement crâneur, comme s’il appréciait de se retrouver ainsi le point de mire de la foule qui se déroulait derrière lui tel un long ruban multicolore.
Les conversations fusaient. Le sujet, étant donné le lieu et le moment, était passablement prévisible. On entendait de toutes parts commenter l’assassinat du roi d’Italie, rapproché de la tentative de meurtre commise à l’égard du Shah de Perse. Seulement, au lieu d’entendre les commentaires tristes et compassés auxquels on aurait dû pouvoir s’attendre étant donné la gravité des événements, on pouvait être surpris d’écouter des bribes de discours qui, se fut-il trouvé un gendarme assez solide et déterminé au milieu de la foule, auraient valu aux téméraires qui les tenaient pour le moins une solide gifle sur des lèvres qu’ils auraient mieux fait de boucler. Le fait que de tels actes de simple et élémentaire justice ne se produisent pas témoignait de la précarité de l’époque, sans doute plus que de tout respect de la neutralité du dimanche, jour d’ailleurs moins consacré au Seigneur par certains qu’il ne l’était aux beuveries et ripailles de toutes sortes.
Il y eut des bruits, des exclamations, et la colonne s’ébroua. Les portes s’ouvrirent et la foule pénétra dans les lieux comme un fleuve en crue qui s’épand sur les plaines. Ce n’étaient pas les choses à voir qui manquaient, et à vrai dire l’embarras du choix pouvait effectivement présenter un défi difficilement résoluble pour quelqu’un qui n’aurait pas su d’avance dans quel ordre et sur la base de quelles préférences et de quels intérêts il allait organiser ses découvertes. Comme cela peut cependant arriver dans de telles situations, on ne demeure pas toujours nécessairement aussi maître de ses mouvements qu’on le souhaiterait. Et c’est ainsi que quasiment sans m’en rendre compte, poussé d’un côté, tiré de l’autre, incapable de dévier alors que je l’aurais désiré ou d’obliquer lorsque cela se serait imposé, je me trouvai graduellement orienté vers le pavillon de la ville de Paris. Il va sans dire que je me serais fait un plaisir de le visiter, motivé par la fierté tout à fait compréhensible que devrait ressentir tout citoyen de la capitale pour l’exhibition des innombrables supériorités dont la Ville Lumière peut légitimement se vanter. Mais de préférence, j’aurais privilégié d’abord quelque exposition plus exotique, telles celles dont on parlait tant, consacrées aux colonies et à la propagation de la culture et de la civilisation françaises auprès des populations noires et jaunes, avides d’apprendre et d’imiter le lumineux exemple qu’on leur offrait avec tant de bienveillance. On ne peut toutefois pas toujours choisir comme on l’aimerait, serré en plein milieu d’une masse enthousiaste, la direction à prendre. Je me retrouvai ainsi progressivement orienté dans le sens de la salle hébergeant l’exposition soignée par la Préfecture de police. Cela devait valoir comme garantie d’un contenu irréprochablement pédagogique. Et il n’y avait en fait qu’à se réjouir du nombre important de visiteurs qui choisissaient cette destination de préférence à toute autre, courant presque pour parvenir avant les autres à l’entrée de cette section si populaire de l’exposition.
L’ouvrier au chapeau irrégulier et au sac de provisions rebondi, talonné de près par sa tribu, semblait mener la charge. Ils pénétrèrent dans la salle et se figèrent en admiration ébahie devant les vitrines qui en faisaient le tour, vite rejoints par d’autres groupes également débraillés, ou du moins imparfaitement vêtus eu égard aux circonstances. Plusieurs collaient aux vitres leur nez volontiers bulbeux, les embuant d’haleines douteuses. Et on avait l’impression que maintenant qu’ils étaient parvenus à l’intérieur, le peu de retenue dont ils avaient pu faire preuve alors qu’ils faisaient la queue à l’entrée s’était entièrement évaporé, laissant la place à tout le naturel exubérant, quoique peu distingué, qui les caractérisait.
— Eh, vise-moi un peu ce surin! s’exclama devant moi un bonhomme aux yeux porcins, au-dessous desquels s’étalaient des poches pâles et gonflées. Y a de quoi faire du bon boulot avec, si on a du poil au ventre!…
— Sans blague, répondit un jeunot qui ne devait pas avoir vingt ans, mais à qui les épaules voûtées et la poitrine creuse prêtaient l’air d’un vieillard maladif. Faut croire que le zigue qui l’a manié savait s’y prendre! T’as vu ce qu’il y a d’écrit sur le papelard juste devant?
— Charrie pas! réagit un petit nerveux au crâne largement dégarni d’où s’échappaient seulement quelques touffes de longs cheveux au-dessus des oreilles, lui descendant jusque sur les épaules. Tu veux te faire mousser pasque t’as de l’éducation?
— Quoi qu’y a d’écrit? demandèrent encore d’autres en chœur, visiblement intrigués. Et alors le jeunot redressa avec fierté sa charpente débile, laissa sa pomme d’Adam monter et descendre deux ou trois fois le long d’un cou qu’on aurait pu croire emprunté à un poulet déjà suspendu à l’étal d’un boucher, et déclama :
— Poignard avec lequel l’ignoble assassin Ravaillac frappa à mort le roi Henri IV le 14 mai 1610.
Il y eut un silence.
— C’est écrit en toutes lettres, spécifia l’érudit, craignant qu’on ne lui accorde pas une confiance entière.
— Y a écrit ignoble? demanda une voix du fond de la salle.
— Ça veut dire quoi? voulut savoir un autre.
— C’est le contraire de noble, expliqua le jeunot en se pavanant.
— Ah bon! dit un type qui ne savait pas quoi dire d’autre. Et on avança vers la vitrine suivante.
Tout à côté, il y avait la porte de l’ancienne prison de la Conciergerie, celle-là même que la reine Marie-Antoinette avait franchie sur le chemin de ce qu’une voix avinée, quelque part devant moi, définit en grasseyant « la bascule à Charlot ». Mais une porte est une porte, et il faut de l’imagination pour s’imaginer quelqu’un qui la traverse. Et l’imagination visuelle ne devait pas nécessairement être le fort du groupe dans lequel je me trouvais maintenant solidement enchâssé. Un peu plus loin, en revanche, on pouvait admirer une douzaine de canons de fusil rouillés et déformés, réunis en une file horizontale par deux barres métalliques placées au-dessus et au-dessous, solidement vissées l’une à l’autre. Certains des canons étaient à un tel point tordus qu’on aurait pu croire qu’ils avaient été tirés d’une fournaise. Une fois de plus, le groupe se figea en admiration devant l’ensemble.
— Et ça, c’est quoi? demanda un bonhomme qui devait bien avoir dépassé la cinquantaine, aux bras et au torse anormalement musclés par quelque action répétitive, alors que ses hanches et ses jambes semblaient appartenir à un enfant rachitique.
— Ça… annonça le jeunot, tout gonflé d’orgueil d’avoir été choisi comme interprète auprès des visiteurs de ce qui se trouvait inscrit sous les diverses pièces exposées, …c’est une moitié de la machine infernale qu’a utilisée Fieschi pour attenter à la vie du roi Louis-Philippe, alors qu’il traversait le Boulevard du Temple, après avoir passé en revue la Garde Nationale, le 18 novembre 1835.
Et il exhala un gros soupir, comme si la phrase avait été un brin trop longue pour ses capacités pulmonaires.
— C’est quoi, une machine infernale? lâcha une jeune femme dont le bronzage indiquait à ne pas s’y tromper une fille de ferme.
— Oh! répliqua un vieil homme à la barbe grise qui donnait l’air d’être mangée aux mites, « c’est une machine qu’on bourrait de poudre et d’explosifs pour faire sauter en l’air les rois et les capitalistes.
— Et il l’a eu, le tyran? demanda le plus petit du couple qui m’avait précédé dans la salle, qui, à en juger par sa mine et ses pantalons courts, ne devait pas avoir plus de cinq ans.
Le jeunot allongea encore un peu son cou vers la vitrine et remua les lèvres silencieusement pendant qu’il lisait le reste de la feuille qu’on avait posée sous l’assemblage torturé de tuyaux de métal.
— Il l’a loupé. Mais l’explosion a bousillé un certain maréchal Mortier. Et puis le général de Verigny. Sans parler du colonel Raffe, du lieutenant-colonel Rieussec et puis encore huit grenadiers.
— Déjà ça de pris, commenta quelqu’un qui devait compter lâchement sur la protection de la foule anonyme pour exprimer librement de tels propos criminels.
— Et c’est tout? cria une voix depuis le fond, qui paraissait déçue.
— Euh, et puis un vieil homme et une fillette, qu’on dit, compléta le jeunot.
Une femme, cédant à la bienheureuse sensibilité de son sexe, suggéra :
C’est malheureux…
— C’est le prix à payer, répliqua brusquement l’homme aux larges épaules, l’air sûr de lui.
Pendant que nous commencions à faire le tour des nombreuses reliques que contenait la salle, la foule n’avait cessé de se presser aux portes, et en peu de temps il ne restait littéralement plus la place de se retourner. On avançait emporté par le mouvement collectif du groupe, à petits pas, bien incapable d’influer dans un sens quelconque sur la direction qu’il aurait mieux valu prendre.
— Mate-moi ça! s’exclama quelqu’un que je ne parvenais pas à voir. C’est les balles qu’a tirées Orsini. Non mais, sans blague! Ils les ont carrément gardées!
— Elles pourront toujours resservir, suggéra un autre, lâchant un caquètement essoufflé.
— Et ça! hurla un autre, c’est l’ordre d’exécution de Ravaillac!
— Ça aussi, ça pourra resservir, proposa quelqu’un. Y aura qu’à changer le nom.
— Je peux en proposer un ou deux, avança une brute au cou de taureau et au front sillonné de trois rides profondes, qui lui faisaient comme des bourrelets de chair au-dessus de petits yeux profondément enfoncés.
— Et moi une demi-douzaine de plus, proposa encore un autre pendant que de part et d’autre éclataient des rires saccadés.
On comprendra que le voisinage aussi rapproché de tels exemples douteux d’humanité ne me causait pas le plus grand plaisir, mais je me consolais en pensant que je pourrais sans doute tirer de cette désagréable expérience des enseignements moraux susceptibles d’éclairer le chemin de mes propres descendants, encore trop jeunes d’ailleurs pour être venus en visite à l’Exposition. Cela fournirait matière à des anecdotes fortement éducatives quand ils auraient atteint l’âge de comprendre les questions sociales. Je me dis par conséquent que je prendrais des notes sur tout cela dès que je serais rentré à la maison, pour être sûr de ne rien oublier qui puisse servir à leur éducation éthique.
Nous parvînmes petit à petit face à un mur sur lequel se trouvaient exposés, en des cadres sobres, une série de portraits saisissants. Certaines des figures présentées auraient sans doute fait les délices de M. Lombroso et des physiognomonistes de son école, qui n’auraient pas manqué d’y relever les signes ineffaçables d’une bassesse innée et de tendances criminelles gravées à ne pas s’y tromper dans les traits mêmes du visage. C’est à cet endroit plus qu’à tout autre que la parenté entre les visiteurs parmi lesquels je me trouvai et les objets de leur admiration ressortait de la manière la plus transparente. À vrai dire, les têtes qui regardaient et celles qui étaient contemplées avaient plus qu’un air de famille. Elles auraient pu dans bien des cas être considérées interchangeables, et il me vint à l’esprit avec un frisson de peur l’horrible pensée qu’un jour, peut-être, lors de quelque Exposition universelle d’un avenir lointain, d’autres tristes hères de la même sorte admireraient pareillement la photographie d’un des hommes qui me serraient maintenant au milieu de leurs rangs, qui se serait rendu coupable de qui sait quel crime immonde. Et pourtant, le spectacle ici préparé avait bien été conçu pour pénétrer les esprits les plus obtus de l’horreur des gestes violents et inconsidérés commis par ces monstres des temps jadis. Mais le message, fort probablement, finissait par se déformer dans les circonvolutions cérébrales déficientes de la plèbe qui y était accourue.
Tous se pressaient devant les portraits. Ceux qui arrivaient à déchiffrer les noms figurant sur les cartouches des cadres – et il y en avait maintenant deux ou trois de plus, qui faisaient concurrence au jeune au cou de poulet – criaient les noms et les méfaits des assassins, des meurtriers et des délinquants dont les profils étaient offerts à leurs yeux rougis par une consommation immodérée de boissons de qualité douteuse. Et on s’extasiait. Et on commentait avec ravissement les faits et gestes rapportés.
— Ça, c’est Morey! criait l’un. Et ça, c’est Bescher! se pâmait un autre. Et le freluquet, là, c’est qui? demanda une grosse femme aux allures de maraîchère. C’est Damien, répondit un rougeaud dont la figure et la carrure trahissait sa profession de fort des Halles. L’a fait quoi, çui-là? pépia une fillette encore toute blanche et rose. Il a essayé de faire un nouvel œillet au costume du roi Louis XV, mais il y est pas arrivé. M’étonne guère! conclut la maraîchère avec une grimace expressive, qui disait tout ce qu’il fallait dire sur la prouesse physique de l’aspirant régicide.
C’était non sans soulagement que je voyais s’approcher le bout de la salle, pressé d’être libéré de l’étreinte odorante de mes voisins, mais le plus beau devait encore venir. Nous étions en effet parvenus à la section qui hébergeait les reliques devant lesquelles se pressait la foule plus que partout ailleurs, dans le pourtant vaste pavillon. Toujours aussi malheureusement incapable de diriger mes pas là où je l’aurais voulu, je fus rudement poussé, tiré, chassé jusque devant une peinture que je connaissais bien, du moins pour en avoir vu des reproductions, cas sans doute unique parmi ceux qui comme moi l’admiraient maintenant d’au-delà la légère enceinte qui la protégeait. Il s’agissait du célèbre tableau de David représentant Charlotte Corday frappant Marat, dans son bain, d’un coup de poignard justicier. Une plaque expliquait que l’œuvre avait été aimablement prêtée par le Musée des beaux-arts de la ville de Bruxelles, où les vents de l’histoire avaient fini par la faire s’échouer.
Immédiatement, les commentaires se mirent à fuser.
— Mignonne, la petite!
— Ouais, bien tournée, mais qui c’est qu’elle zigouille?
Quelqu’un lut : Marat. Le nom sembla évoquer des échos.
— Celle-là, elle aurait mieux fait de rester tranquille devant ses fourneaux au lieu de s’occuper des affaires des hommes, opina un vieux qui devait posséder quelques notions perverses d’histoire, glanées à travers qui sait quelles lectures tendancieuses.
— Pourquoi ça? demanda une voix confuse. C’est-y pas encore un tyran le mec qui lit son canard dans sa baignoire?
Plusieurs voix se levèrent pour soutenir la théorie du dernier qui s’était prononcé. C’était suspect, une baignoire. Et la lecture probablement encore plus.
— Mais non, bande de zigotos! répliqua le vieux, dont la voix s’était faite autoritaire. Regardez voir comment qu’elle s’appelle, la feuille de chou : L’Ami du Peuple! Z’en connaissez beaucoup, des oppresseurs d’la populace qui lisent des feuilles avec des titres pareils?
L’argument parut convaincant à la majorité, d’autant plus que devant le tableau, sur une table en bois laqué figurait le journal même qui était représenté dans la peinture, largement tâché de sang, l’encre quelque peu pâlie mais autrement à peine froissé. Je pus lire moi-même, posé à côté de ce témoin muet d’un ancien drame, un document d’authenticité signé du colonel Maurin, certifiant qu’il l’avait reçu directement des mains d’Albertine Marat, la sœur du démagogue.
— Mais alors pourquoi qu’elle l’a descendu, la fillette, si c’était un ami du peuple? voulut savoir un jeune pied-bot.
— Pasqu’elle était trop tendre, et que le bonhomme était en train de faire place nette de tous les aristos, et de leurs copains, et des copains de leurs copains jusqu’à la septième génération. S’il avait tenu le coup un peu plus longtemps, on ne s’en porterait pas plus mal à l’heure qu’il est. Mais il a fallu qu’il tombe sur une bonne femme qu’avait des conceptions zhumanitaires – le vieux crachota le dernier mot d’un air dégoûté. Ça ne lui a pas réussi.
— Moi, j’en connais d’autres, qui ont des conceptions zhumanitaires de ce genre-là, mais qui choisissent mieux comment les exercer, suggéra le fort des Halles de tout à l’heure. Mais je les vois pas ici. Je me demande comment ça se fait.
— C’est vrai, ça! s’écrièrent plusieurs visiteurs, comme si l’idée avait réveillé chez eux quelques souvenirs dormants qu’ils s’étonnaient eux-mêmes de sentir ressurgir dans leurs mémoires. Où c’est qu’ils les ont mis? Dans une autre pièce?
— Tu parles! Ils les ont mis nulle part. Ça leur fout trop les jetons même d’entendre prononcer leurs noms, à ces champions du sabre et du goupillon!
Et les rires commencèrent alors à monter. Des rires gras, éraillés, qui s’excitaient les uns les autres, au milieu desquels on entendait revenir des noms qui résonnaient d’un mur à l’autre de la salle comme le glas faux de quelque grosse cloche fêlée : Ravachol, Biscuit, Vaillant, Caserio, Henry. Et entre un éclat de rire et l’autre, des voix éhontées évoquaient avec enthousiasme les actes scélérats de ces ennemis impitoyables de la civilisation : la bombe au commissariat de la rue des Bons-Enfants, l’attentat à la Chambre des députés, le meurtre cruel du Président de la République, la marmite à retournement du café Terminus… Les murs paraissaient vibrer.
Puis tout à coup une voix plus forte que toutes les autres se fit entendre. « Silence! » hurla-t-elle sur un ton qui ne prêtait pas à discussion. À l’entrée de la pièce, illuminée par derrière de manière dramatique, la figure d’un gardien de la paix, les bras croisés et le képi sur la tête, attira les regards de tous.
— Qu’est-ce que c’est que cette confusion? Vous vous croyez chez le marchand de vin? Tachez de vous comporter correctement ou je vous mets tous dehors!
Il n’en fallut pas plus. Le fleuve de monde s’écoula par l’autre issue, m’entraînant heureusement avec lui. Dès que nous fûmes sortis, je n’eus rien de plus pressé que de me dégager de l’étreinte, qui allait s’amollissant, des séides de la dynamite. Je respirais de nouveau. L’intervention du représentant de l’autorité, véritable deus ex machina, avait réglé la question de manière ferme et définitive. Cela était tout à fait rassurant et augurait excellemment de l’avenir.
Je me suis dit que pour la journée, j’avais vu plus de l’Exposition universelle qu’il ne m’en fallait, et partis à la recherche d’un fiacre qui me permettrait de rentrer à la maison. Sur le chemin, je me mis à penser que peut-être, je pourrais après tout narrer cette aventure à mes deux fils d’une façon qui serait appropriée pour leurs jeunes cervelles. Il suffirait d’insister tout particulièrement sur l’intervention résolutive du gardien, resplendissant de son calme pouvoir dans son bel uniforme. Les histoires édifiantes sont tout particulièrement recommandées pour les petits enfants, et celle-ci, je le voyais maintenant, pourrait se terminer sur une morale on ne peut plus rassurante.