La grande grève1

— Il n’y a pas besoin d’espérer pour entreprendre, déclara-t-il en souriant sur le ton sentencieux et grave qui s’impose chaque fois que l’on a recours à la bonne vieille sagesse populaire. Et puis il sourit du coin des lèvres pour se faire pardonner la banalité.

Elle le regarda d’un air ébahi, comme s’il venait d’arracher la page de garde du Capital pour s’allumer un cigare, même pas de la Havane.

— Mais pas du tout! s’exclama-t-elle pendant que ses yeux s’écarquillaient tellement qu’ils semblaient occuper son visage entier. Si on n’y croit pas, ça ne vaut même pas la peine de commencer! Il faut croire qu’on y arrivera. Parce que c’est sûr qu’on y arrivera. C’est certain!

Elle hésita un instant, sembla chercher d’autres mots susceptibles de mieux expliquer le concept. Puis elle y renonça, se contentant de souligner sa dernière affirmation d’un hochement catégorique du chef. Il la détailla d’un air légèrement surpris, haussa les épaules, toujours en souriant, mais il n’eut pas le temps d’en dire plus. Teresa entra en coup de vent dans la pièce, suivie à quelque distance de son nouveau copain, le Chilien, avec sa démarche paisible et dégingandée et son regard ironique, voilé par les longs cheveux qui lui tombaient sur le front. Teresa lâcha une bordée verbale comme elle seule en avait le secret, parvenant à mêler en un temps en réalité très court, mais qui paraissait interminable, injonctions, affirmations, exhortations, salutations, proclamations surprises, indignées ou enthousiastes, et informations détaillées sur tout ce qui avait pu se produire depuis son dernier passage. Le copain chilien l’écoutait avec toujours cette même expression ironique, tranquille et détachée estampillée sur le visage, tout en caressant son collier de barbe, qu’il avait longue et soyeuse. Il tira un paquet de Camel de la poche déboutonnée de sa veste en jeans et en offrit à la ronde, sans que personne n’en accepte. Regardant Constance, dont les yeux n’avaient pas encore eu le temps de rapetisser à leur dimension normale, celui qui entreprenait sans espérer se prit à se demander combien de temps il faudrait avant que quelqu’un fasse remarquer au Chilien qu’il ferait mieux de ne pas fumer des américaines. Pour couvrir l’odeur douceâtre qui commença tout de suite à saturer l’air de la pièce, qui sentait déjà le renfermé, il alluma une Boyard papier maïs. La fumée âcre qui lui descendait dans les poumons lui fit du bien. Il en lâcha un long jet, qui vint dissiper le nuage paresseux de la fumée de la Camel qui se formait au-dessus de la tête vaguement christique du Chilien.

Mais ils n’avaient pas le temps de rester là. L’assemblée commencerait dans deux heures. Ils devraient rallier les troupes, s’assurer que les banderoles étaient toujours là où on les avait accrochées, que nulle main réactionnaire n’avait arraché les slogans qui devaient déchirer le voile de l’ignorance de devant les yeux de la majorité, bêlante, qui n’attendait, sans même le savoir, que d’être éclairée. Ils y allèrent donc d’une démarche décidée, marchant épaule contre épaule, roulant juste assez des mécaniques, comme dans la peinture célèbre du Tiers État. Sauf qu’ils étaient un brin plus pressés.

Les étudiants s’assemblaient déjà dans la grande salle. Ils venaient droit de leurs ateliers, les peintres avec leurs tabliers maculés de toutes les couleurs, les sculpteurs encore tout poussiéreux, les dessinateurs toujours plus propres et soignés que les autres. L’atmosphère était surchauffée, lourde comme lors d’une soirée d’orage, même s’il n’était que le début de l’après-midi. Les gens parlaient trop haut, riaient trop fort, voulaient à tout prix paraître sereins alors que tout un chacun sentait la tension grandissante qui emplissait le grand hall au fur et à mesure que les jeunes s’y entassaient. Sur l’estrade, deux tables, quatre chaises, placées face au public mais légèrement de biais pour que ceux qui s’y assiéraient puissent se regarder, attendaient les personnages principaux de la comédie. Ou du drame. C’était selon.

Constance passait d’un groupe à l’autre, saluait tout le monde, gratifiait chacun d’un regard perçant qui semblait vouloir descendre jusqu’au fin fond de leur âme, pour savoir comment ils allaient se comporter tout à l’heure, s’ils se montreraient dignes. Dignes de leurs principes. De leurs rêves. D’elle. Teresa faisait de même, mais en interpelant bruyamment tous ceux qui se paraient devant elle, gratifiant de tapes solides le dos de certains, serrant les mains, les avant-bras, ne cessant de répéter que le moment était venu. Maintenant ou jamais. Que c’était à la portée de la main. Il suffisait de le vouloir. Derrière elle, sans qu’on puisse comprendre comment il arrivait à lui emboîter le pas tout en ayant l’air de rester pratiquement immobile, le Chilien souriait, sa Camel suspendue au coin de ses lèvres roses comme celles d’un bébé.

C’était l’heure. Il y eut un silence. Tout à coup, comme un acteur professionnel, le blondinet fit son entrée, chemise de lin écru, blue-jean juste assez usé aux endroits qu’il fallait. À sa droite, l’air confiant, ses yeux noirs toujours aussi difficiles à lire, Manuel regardait de part et d’autre, sondant l’humeur de la salle. Ils montèrent sur l’estrade et hésitèrent un moment avant de s’asseoir, la main sur le dossier de la chaise. Puis ils prirent place. Le blondinet avait un regard froid, fixe, dur. Il appuya les coudes à la table, croisa les doigts. La lumière des plafonniers se reflétait sur la grosse montre au bracelet métallique qui s’échappait de dessous le pouls de la manche de sa chemise. On continua d’attendre. Les minutes passèrent lentement. Les gens avaient recommencé à parler entre eux. Le blondinet gardait ses lèvres minces serrées, son regard se déplaçant de gauche à droite au-dessus des têtes de l’assistance.

Soudain, la grande porte s’ouvrit et le doyen fit irruption dans la pièce, suivi de son adjoint. Il marchait le ventre en avant, la veste déboutonnée, un court cigare épais entre ses grosses lèvres, qui laissaient entrevoir un sourire carnassier. L’adjoint, l’air absent et aimable, se réchauffait la main avec le fourneau d’une grosse pipe noircie par le temps et l’usage. Ils se dirigèrent droit sur l’estrade, y montèrent comme on prend une citadelle d’assaut. Mais ils ne s’assirent pas. Sans daigner regarder le blondinet et Manuel, le doyen se mit face à l’assemblée, les surplombant de toute sa masse. On aurait dit que la vieille métaphore usée avait retrouvé avec lui une nouvelle vie, et que ses yeux lançaient des étincelles. L’adjoint se tenait deux pas derrière lui, ayant l’air d’avoir découvert quelque chose de fascinant collé au plafond, ou alors d’admirer, ébahi de plaisir esthétique, la beauté de l’infini dans les cieux au-dessus de leur tête.

Le doyen parla sans prendre la peine d’ôter son bout de cigare d’où il était. D’une voix sèche et claire, il annonça qu’ils avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient. Mais qu’une grève en ce moment serait la décision la plus idiote qu’ils puissent prendre. Qu’elle ficherait en l’air tout ce qu’il avait essayé de faire pour le plus grand bien de l’école depuis vingt ans qu’il en tenait la barre et qu’il défendait ses intérêts auprès des autorités. Autorités qui ne seraient que trop heureuses de profiter de la provocation pour sabrer allègrement dans leur budget si chèrement acquis. Et que par conséquent, s’ils votaient en faveur de la grève, il n’aurait d’autre recours que de démissionner de son poste. Et ce, sur-le-champ.

Il leur asséna tout cela d’un seul jet, balayant le public d’un regard courroucé qui s’adressait personnellement à chacun des deux cents et quelque étudiants qui étaient venus participer à l’assemblée. Cela dit, du même pas décidé dont il était entré, il sortit de la salle, suivi immédiatement de l’adjoint, toujours souriant aux anges.

Le blondinet avait la tête de quelqu’un qui vient d’être souffleté à toute volée. Il lui fallut un instant pour se reprendre, pendant que Manuel lui tapotait l’avant-bras avec empressement, pour le solliciter à réagir. Mais il n’en eut pas le temps. Un bonhomme au premier rang se leva. Tout le monde le connaissait et il avait la réputation d’un modéré, ou plutôt d’un apolitique qui ne s’intéressait qu’à ses études. Il portait un pull en laine au col en V, sans manches, beige clair, et ses cheveux avec la raie à droite, mi-longs, dégageaient des oreilles toutes petites, presque rondes. D’une voix franche, quoique légèrement efféminée, il déclara que la question était maintenant claire, qu’on savait quels étaient les choix, les positions en présence. Inutile d’en dire plus. Quant à lui, qui s’estimait réaliste, il respectait et admirait le travail accompli jusque là par le doyen. Il demandait que l’on passe au vote.

Le blondinet tenta de dire quelque chose, mais on l’entendait mal dans le bruissement des conversations qui avaient repris. Il se redressa sur son siège, les mains maintenant à plat sur la table comme s’il voulait s’appuyer dessus pour se lever. Mais même s’il avait pu y parvenir, il n’en eut pas le temps. Plusieurs voix exigèrent un vote immédiat. On procéda par levée de mains. La grève fut refusée à une majorité écrasante. Tout de suite, les étudiants commencèrent à s’écouler de la salle. Manuel regardait le blondinet, qui avait l’air de ne pas avoir bien compris ce qui venait de se passer. Teresa se mit à gémir. Elle s’assit par terre, glissa sous la table à laquelle restait obstinément cloué le blondinet. Elle égrena une série de jurons étouffés, blâmant les traîtres, les dégonflés. Constance paraissait perdue. Elle monta sur l’estrade. La voyant à côté de lui, le blondinet se leva enfin. Ils sortirent tous, le Chilien, qui avait allumé une nouvelle Camel, fermant la marche.

Celui qui n’avait pas besoin d’espérer pour entreprendre, comme enveloppé de l’aura du courroux méprisant exhalant de Teresa, qu’on avait tirée de force de dessous sa table, ne les suivit pas. L’école s’était vidée avec une rapidité qui tenait de la magie. Les couloirs paraissaient privés de vie, comme les passages de quelque pyramide inhabitée depuis des millénaires. Les portes béantes des ateliers de peinture montraient un spectacle d’abandon et même l’odeur âcre de la térébenthine, des huiles et des fixatifs paraissait devenue fade comme un vieux souvenir. Les chevalets évoquaient par leur placement fortuit l’image d’une forêt pétrifiée. Il regarda tout cela, puis haussa les épaules et s’en fut.

En fin d’après-midi, traversant le centre-ville, il les revit tous les cinq, entassés dans une deux-chevaux, les coudes dépassant des fenêtres ouvertes dans la moiteur de l’automne qui commençait. Le blondinet tenait le volant d’une main redevenue ferme et ils avançaient patiemment au milieu de la circulation engorgeant les routes, tout droit vers d’autres lendemains qui chantent. Leurs têtes se tournèrent à l’unisson de son côté. Ils le zyeutèrent de travers, sans le saluer. Et lui, il continua vers son avenir à pied.


1 Une première version de ce texte a été publiée dans la revue Virages, no 71, printemps 2015.