Le héros3

Sur l’affiche, lui il aurait bien aimé qu’il y ait aussi quelque illustration, un beau dessin, un truc classique comme par exemple un guérilléro qui brandit un fusil, le bras tendu en signe de victoire, ou une autre image quelconque du même ordre. Mais il n’y avait juste pas moyen parce qu’ils ne pouvaient pas se permettre autre chose qu’un petit format, qu’il y avait beaucoup de texte à insérer, et que par conséquent ils lui avaient dit non merci, c’était sympa d’y penser, mais il faut que ça puisse se lire facilement, même à distance et alors un dessin, vraiment, on ne va pas arriver à le faire rentrer. Alors il avait préparé une ébauche toute simple, inspirée par le drapeau. Tout le monde le connaissait le drapeau, tellement on le voyait chaque jour dans les journaux et à la télévision. Il se permit tout juste de jouer un peu avec les polices de caractères pour attirer l’attention des passants. Et puis, le grand avantage d’utiliser le drapeau comme base était qu’il fallait une seule couleur, le rouge. L’étoile, on pouvait la laisser en blanc, et de toute façon, ils ne pouvaient pas se permettre plus d’une couleur. Rouge, noir et blanc, on peut dire ce qu’on veut, ça fait un beau contraste et ça se remarque. Il faut juste éviter de trop s’arrêter sur ceux qui, historiquement parlant, avaient utilisé cette combinaison chromatique avant, c’était tout. Personne ne s’était plaint. Plutôt le contraire!…

Il avait rencontré le représentant du gouvernement dans un bistrot de la vieille ville. On l’avait présenté et en entendant son nom, celui-ci avait hoché la tête avec l’air de quelqu’un qui a tout compris et avait dit : « Ah! Italien! Les Italiens sont de bons artistes. » Il n’y avait pas de quoi jouer au grand artiste avec un tout petit bout de feuille bourré de texte, mais tant qu’ils étaient satisfaits, tant mieux. Lui, il s’était borné à montrer l’ébauche et à la leur faire approuver. Après, il les avait écoutés pendant qu’ils mijotaient leurs plans pour la manifestation.

Le représentant du gouvernement écoutait en souriant, heureux et satisfait de voir autant de bonne volonté, autant de disponibilité. La solidarité internationale, décidément, il n’y avait rien de tel. Parfois il intervenait, mais juste un mot par-ci par-là, parce que les autres causaient entre eux en français et lui, il comprenait le français mais il le baragouinait à peine, avec un accent espagnol à couper au couteau. Il était le seul bien habillé du groupe, et en tant que tel il faisait un peu tache, mais c’était normal, parce qu’il avait besoin de fréquenter des milieux où tu ne te balades pas nécessairement du matin au soir en jeans et béret basque.

Maintenant qu’ils avaient accepté le projet, si cela n’avait relevé que de lui, il serait parti. Bien évidemment, il participerait à la manif, c’était clair, mais ce qu’il devait faire, il l’avait fait, et mis à part ça et parler à ses copains pour essayer de les convaincre à participer, il n’y avait pas grand-chose d’autre qui fut à sa portée. Mais ils lui avaient dit qu’après la réunion ils iraient dire bonjour au vétéran et alors il avait fini par rester.

Au bout du compte, la discussion avait pris plus de temps que prévu et l’envoyé du gouvernement avait dû les quitter pour aller rencontrer des envoyés d’autres gouvernements, et les deux autres mecs avaient aussi des piles de boulot à abattre, et le résultat avait été qu’il était resté tout seul, avec sa copine. C’était elle qui lui avait demandé de faire l’affiche. Elle lui aurait demandé d’en faire dix, il n’aurait pas su refuser. Et c’était également elle qui connaissait si bien le vétéran, parce qu’ils avaient été à l’école ensemble avant qu’il ne laisse tout tomber pour partir volontaire en Amérique centrale. C’était ce genre de type, elle lui avait dit. Un révolté instinctif. L’école n’était pas faite pour lui, la discipline, tout ce qui allait avec, il avait trop de peine à supporter. Alors il avait acheté un billet d’avion et il était parti s’engager volontaire, il s’était battu dans les forêts jusqu’au jour où il s’était retrouvé, le ventre ouvert sur toute sa largeur par un coup de baïonnette, avec les intestins qui sortaient de partout. Il avait dû se traîner pendant Dieu sait combien de kilomètres dans des marais infestés de moustiques, dans la jungle, retenant ses entrailles d’une main pour pas tout perdre, jusqu’à ce qu’il trouve un endroit où on pouvait le recoudre convenablement. Il s’en était tiré par miracle. Au bout d’une très longue convalescence, il était rentré au pays. Il avait fait sa part.

Elle lui avait raconté cette histoire tout en jouant avec le mince foulard noir, luisant de paillettes, qu’elle avait enroulé autour de son cou gracieux et qui faisait ressortir les quelques taches de rousseur qui éclaboussaient ses joues et son nez et lui prêtaient un air gavroche. Elle lui avait dit que le vétéran, ils pourraient lui rendre visite à eux deux, que de toute façon il travaillait juste à côté, ou presque, de là où ils avaient eu leur réunion. Les rues étaient bondées, surtout de touristes qui se promenaient le nez en l’air, admirant l’architecture des belles maisons anciennes de la vieille ville. Pas une table n’était vide aux terrasses des cafés de la petite place, baignée par les rayons tièdes d’un soleil de printemps précoce.

Une fois sortis du bistrot, ils prirent la première à droite et une dizaine de mètres plus loin, ils y étaient déjà. Ils entrèrent dans un boyau qui s’ouvrait à son extrémité sur un espace passablement vaste, vraisemblablement tiré de la cour intérieure d’une maison. Il y avait sur trois côtés de petits restaurants, genre fast-food – pas les chaînes les plus connues, mais des estaminets qui servaient de la bouffe bon marché pour les touristes peu friqués. L’amie promena un instant son regard sur les lieux et puis lui indiqua un blondinet pas trop costaud, avec un petit bonnet blanc planté sur des cheveux rebelles, qui s’activait derrière un banc. Le vétéran aussi les vit, et les salua d’un geste rapide et d’un sourire qui dévoila une bouche large avec des dents plantées un peu de traviole.

Lui, il voulut s’approcher du banc, parmi les groupes de touristes qui faisaient la queue et attendaient d’être servis, mais elle l’attrapa par le bras et le retint. On ne peut pas le déranger quand il travaille, lui dit-elle. Autrement il finira par avoir des ennuis avec son patron. Ici, ils ne rigolent pas.

Ils restèrent là un moment, tâchant de ne pas gêner les groupes de clients qui ne cessaient d’entrer et de sortir par vagues. Ils regardaient le vétéran, qui préparait les sandwichs avec des gestes rapides et efficaces, levant de temps à autre la tête de son travail pour leur lancer des clins d’œil complices. Puis après un moment, elle décida qu’ils étaient restés assez longtemps et ils ressortirent dans la clarté de la rue, après avoir salué le vétéran d’un geste discret de la main. La fille était toute radieuse et fière.

En ce qui le concernait, il l’aurait volontiers accompagnée encore un moment, mais elle avait tout plein de trucs à régler en prévision de la manif et maintenant qu’on lui avait accepté son projet, lui aussi avait du travail à faire. Ils se firent la bise, elle sauta sur sa Vespa et disparut tout de suite au coin de la rue. Il resta un instant à regarder les pierres grises des maisons, puis se secoua et décida d’aller terminer son affiche. Ce n’était pas grand-chose, en comparaison, mais que diable pouvait-il bien faire d’autre?


3 Adapté d’une nouvelle publiée dans le recueil Ricordi altrui, Cuneo, Nerosubianco, 2016.