Le bruit commençait à se répandre que tout voyageur qui avait besoin, pour ses affaires ou pour toute autre raison qu’il considérait suffisamment urgente, de visiter la côte occidentale de l’Amérique du Sud aurait mieux fait de remonter depuis le détroit de Magellan.
Il y avait deux excellents motifs à cela. Le premier était la fièvre jaune, mais plus encore que la fièvre elle-même, la peur qu’elle suscitait auprès des autorités péruviennes, susceptibles de réagir de manière disproportionnée au moindre bruit de la présence de malades dans les navires en provenance de Panama, dont la région a toujours été particulièrement exposée aux ravages de cette infection. Rien de moins agréable que d’être mis en quarantaine chaque fois que le navire dans lequel on se trouve est obligé de toucher terre pour se ravitailler. On avait même entendu parler d’un bateau venant depuis le nord, qui aurait été repoussé d’escale en escale jusqu’à Port Montt, le tout dernier havre dans le sud du Chili, autant dire à un jet de pierre du détroit de Magellan!
La deuxième raison était que des voyageurs avaient rapporté la nouvelle qu’une révolution avait éclaté à Panama. Ceux qui connaissaient la région suggéraient qu’il conviendrait de patienter au moins deux ou trois semaines, question de donner le temps aux combattants d’épuiser leurs munitions, de parvenir à une trêve, de se massacrer suffisamment les uns les autres, ou de régler leurs différends de quelque autre manière que ce soit, pourvu qu’elle soit assez définitive.
Les deux suggestions n’avaient toutefois pas un grand poids pour qui devait ou voulait absolument se rendre à Panama avant de poursuivre éventuellement son voyage vers tout autre pays plus méridional. On pouvait estimer avoir de bonnes chances de ne pas être incommodé par la fièvre jaune si on se gardait de trop pénétrer dans l’intérieur du pays, et là encore il y avait certainement des régions qui étaient moins affectées que d’autres, autrement on n’aurait pas pu poursuivre les travaux de percement du canal, qui avaient débuté près de vingt ans auparavant mais qui avaient repris dernièrement avec un entrain renouvelé sous l’impulsion de capitaux américains. Quant à la révolution, le capitaine du paquebot dans lequel nous faisions le voyage éclatait de rire à la seule mention du terme.
— De quoi est-ce que vous vous inquiétez? tonnait-il de sa voix habituée à se faire entendre d’un bout à l’autre du navire. C’est une révolution sud-américaine! Les victimes principales en sont les oiseaux qui ont la malheureuse idée de voler au-dessus du champ de prétendue bataille. Ils font ça pour s’occuper. Cela leur arrive de temps à autre et puis ça leur passe tout aussi rapidement, et sans plus de raisons!
Un homme d’affaires colombien qui l’écoutait, et qui, en dépit de ses origines ou à cause d’elles, ne devait guère nourrir une opinion bien plus élevée des mœurs panaméennes, en profitait chaque fois pour renchérir la dose.
— Ce n’est rien du tout! Nos jeunes ont le sang bouillant, vous avez dû l’entendre dire, et il lançait là une œillade gentiment ironique vers le capitaine, qui était, lui, sans qu’on puisse risquer de s’y tromper, Yankee à cent pour cent. Ils font ça pour faire du sport. Nous n’avons pas de cricket comme chez vous. La révolution est donc notre version à nous d’une partie de cricket. Rien de plus.
Cela aurait représenté une pure perte de temps d’essayer d’expliquer au Colombien que tous les passagers n’étaient pas nécessairement Anglais, qu’ils ne jouaient pas tous obligatoirement au cricket ni ne buvaient forcément leur tasse de thé à cinq heures de l’après-midi. Il avait une vision quelque peu restrictive de la variété des nationalités européennes et mettait dans le même sac, sans y accorder une seule pensée, tous les voyageurs originaires du vieux continent à l’exception des hispanophones. Il faut dire à sa défense qu’en effet, la majorité de nos compagnons de voyage venait effectivement de l’île d’Albion, ce qui ne devait surprendre personne, le port d’attache de notre bateau étant Londres. Il y avait bien aussi un petit nombre de Français, dont deux ingénieurs qui revenaient au travail après de courtes vacances dans leur patrie, et quelques autres ressortissants de pays européens, en particulier un groupe d’Espagnols dont on ne savait trop s’ils étaient des aristocrates en voyage d’agrément ou des commerçants en quête de nouveaux marchés. Il y avait également un Italien au visage rébarbatif, qui fréquentait volontiers les salles communes, écoutait avec attention les discussions même les plus anodines, mais participait rarement aux conversations. Les quelques fois où on l’avait entendu exprimer un avis, cela avait été quelque commentaire légèrement sarcastique, en un anglais qui ne se déferait jamais des sonorités de la langue maternelle du locuteur, mais qui par le choix de certaines expressions laissait supposer qu’il avait dû habiter pendant un temps assez long aux États-Unis.
Le plus célèbre des passagers, toutefois, était l’alpiniste anglais bien connu, sir Martin Conway, qui, si l’on devait en croire les journaux que nous avions lus avant notre départ, était revenu en Amérique latine, où il avait déjà vaincu les plus hauts sommets des Andes, dont le Sorata et l’Illimani, pour lancer son défi aux cimes sur lesquelles il n’avait pas encore pu planter le « Union Jack », et peut-être pour pousser ses explorations jusqu’à la Terre de feu. Sir Martin était un homme charmant, conscient de sa notoriété mais peu porté à la faire peser, toujours d’une grande politesse sans pour autant trop marquer de distance d’avec les autres passagers. Il se trouvait ainsi automatiquement au centre de toute discussion dès qu’il mettait le pied dans un des salons du navire, les autres voyageurs faisant naturellement de lui l’arbitre de tout débat.
— Une partie de cricket… répéta sir Martin avec un sourire indulgent. Il est vrai que mes compatriotes ont une tendance indéniable à prendre on ne peut plus au sérieux ce qui peut être considéré notre sport national. Mais nous n’en faisons pas pour autant à proprement parler une question de vie ou de mort…
— Nous autres non plus! objecta avec entrain le businessman colombien. Je vous assure que c’est un jeu! On s’affronte, on se tire dessus en faisant très attention à viser deux pieds plus haut que la tête du type d’en face, et selon le bruit qu’on fait on se met en position de négocier le résultat que l’on veut quand vient le moment de s’asseoir ensemble à la même table avec son adversaire.
— C’est une révolution pour rire? demanda l’Italien, qui à son habitude n’avait encore rien dit, en tordant un peu la bouche.
— C’est de l’opérette, confirma le Colombien en voyant qui lui avait posé la question. Vous connaissez ça, dans votre pays…
— Nous connaissons l’opéra, le corrigea l’Italien. Et l’opéra est toujours tragique et il y a toujours quelqu’un qui meurt.
L’ingénieur Guilbert, près de qui ma femme et moi étions assis, se pencha confidentiellement vers nous :
— Pourvu qu’en mourant il ne se décoiffe pas et ne chiffonne pas sa veste… Il n’a pas l’air très tragique, avec ses cheveux gominés et ses airs de gandin au rabais, celui-là…
Il était vrai que l’Italien, que nous avions entendu le capitaine appeler signor Pazzaglia, mais qui ne s’était présenté lui-même, que je sache, à personne, avait plutôt un aspect de mannequin de magasin d’habits d’occasion que de héros romantique. Sa chevelure très soignée, unie à des façons que leur rigidité ne rendait pas pour autant distinguées, avaient fait supposer à ma femme qu’il devait s’agir d’un coiffeur, métier d’ailleurs fréquemment choisi par ses compatriotes à l’étranger.
La traversée dura un mois, pendant lequel le niveau des discussions s’éleva malheureusement peu souvent au-dessus d’un bavardage aimable mais sans conséquence. Nous eûmes le plaisir d’avoir à plusieurs reprises à notre table l’ingénieur Guilbert et son collègue, monsieur Lebreton, qui purent nous éclairer sur les difficultés considérables que rencontrait le travail de percement du canal, dans un milieu naturel hostile et dans un climat qui pouvait à certains moments de l’année rendre le moindre effort extrêmement pénible. Mais ils nous rassurèrent sur l’issue qu’ils estimaient certaine des travaux, déjà fort bien avancés, et dont la réussite prochaine marquerait de manière indélébile le début du siècle qui venait de commencer, certifiant la victoire du progrès et de la technique qui domineraient incontestablement les ères à venir. Il était très difficile, en les entendant, de ne pas partager leur enthousiasme, ainsi que leur foi dans l’avancement des sciences. Même ma femme, à l’esprit pourtant si peu positif et toujours portée à diminuer l’importance de tout ce qui est matériel en comparaison à l’esprit, était entraînée par leur verve. Elle en venait à négliger les recueils de vers qu’elle avait emportés pour meubler les longues journées de la traversée, pour se mettre à écouter avec un plaisir évident leurs explications farcies de termes incompréhensibles, qui devaient avoir pour elle, on le sentait, une certaine étrange valeur poétique.
Nous débarquâmes enfin à Colon le 29 juillet. Tout le monde était sur le pont et nous nous réjouissions non seulement de toucher enfin terre, mais de pouvoir aussi apprendre quelle était la situation réelle du pays, et dans quelle mesure les événements qui s’y préparaient ou qui s’y déroulaient risquaient d’interférer avec la suite de notre voyage.
Nous comprîmes rapidement qu’il se passait quelque chose en voyant les quais du port quasiment déserts. L’arrivée d’un bâtiment ne passe jamais inaperçue, même dans un port normalement aussi fréquenté que l’était celui où nous venions d’arriver, mais on aurait dit cette fois-ci que les habitants de la ville avaient d’autres soucis, plus pressants, que de venir admirer un nouveau chargement de voyageurs, fussent-ils distingués comme l’étaient indéniablement plusieurs d’entre nous.
Une partie des passagers allait continuer vers le sud en direction de Tumaco après une pause de trois jours, qui permettrait à l’équipage de décharger certaines marchandises et d’en charger de nouvelles, en plus que de procéder aux travaux d’entretien normaux, et aux voyageurs de se réhabituer pour un petit moment à marcher sur la terre ferme. Plusieurs autres allaient continuer par le train vers la ville de Panama, pour ensuite poursuivre chacun son chemin vers sa destination, quelle qu’elle fût. En attendant, les hôtels de Colon n’étaient ni assez nombreux ni de qualité suffisamment acceptable pour que nous nous perdions tous de vue. Il se trouva ainsi que ma femme et moi, les deux ingénieurs français, sir Martin Conway et signor Pazzaglia, présumé coiffeur, nous retrouvâmes logés pratiquement et symboliquement à la même enseigne : un établissement qui devait être considéré ici l’équivalent d’un quatre étoiles, dans une bâtisse en bois de deux étages entourée sur trois côtés par une véranda.
Nous nous empressâmes évidemment de nous procurer le journal local pour tenter de nous faire une idée du contexte politique du lieu, mais il n’y figurait aucune nouvelle susceptible de nous éclairer sur la situation militaire du pays. En fait, à la lecture de ces pages, on aurait pu croire que rien du tout ne se passait nulle part, ou en tout cas nulle part dans la région de Panama. S’il y avait des rapports de combats, ils venaient de Badfontein ou de Johannesburg, et détaillaient la situation confuse dans le Transvaal, où les forces des Boers opposaient une résistance acharnée aux corps expéditionnaires de l’empire.
Le Signor Pazzaglia, en dépit de l’absence d’informations qui rendait notre progression quelque peu incertaine, ne paraissait nullement déplu. Bien au contraire, il avait été d’excellente humeur toute la journée, sans qu’il soit possible de deviner si la cordialité subite qui le possédait était le résultat de la fin de notre voyage ou de quelque autre motif dont nous n’étions pas au courant. En fin d’après-midi, alors que nous étions les six réunis dans le bar de l’hôtel, il parvint à convaincre le barman d’aller récupérer au fin fond de ses caves une bouteille de champagne d’un millésime tout à fait respectable. Une fois qu’il l’eut obtenue et qu’il en eut vérifié l’étiquette, sous le regard indigné du propriétaire, pour s’assurer qu’elle était bien d’origine, il insista pour que nous la buvions ensemble.
— Madame, messieurs, déclara-t-il, permettez que je propose un toast. Aux rendez-vous historiques! Aux moments fatidiques! Aux révolutions, même si on n’en parle pas dans les journaux ou si on n’en parlera pas encore pendant plusieurs semaines, compte tenu de la vitesse à laquelle les nouvelles naviguent sur les mers du monde!
Nous levâmes tous nos verres, croyant à une tentative maladroite de faire de l’esprit, étant donné la carence totale de nouvelles vérifiables qui auraient pu nous intéresser dans la presse de la ville. Mais notre compagnon de voyage, devenu soudainement plus communicatif qu’il ne l’avait jamais été depuis que nos chemins s’étaient croisés, le visage rayonnant, poursuivait ses discours décousus en les entrecoupant de longues rasades de champagne.
— D’ailleurs, savons-nous seulement pourquoi on fait une révolution, dans ce pays? Ils n’ont pas de roi, que je sache, à embastiller ou à guillotiner comme on nous en a donné l’exemple dans votre pays, n’est-ce pas, messieurs? dit-il en s’adressant plus particulièrement aux ingénieurs français.
— S’ils n’en ont pas, peut-être veulent-ils en mettre un sur un nouveau trône, suggéra sir Martin avec un fin sourire. Ce ne serait pas une pire raison que d’autres pour avoir une révolution…
— Ma foi, intervint à son tour l’ingénieur Guilbert, cela ne serait en effet pas trop surprenant. Sauf que je parierais qu’ils ne l’appelleraient pas « roi », mais qu’ils lui donneraient un tout autre titre, moins ou plus pompeux, selon les cas : empereur, peut-être, ou président à vie. Deux catégories qui ne nécessitent pas aussi immédiatement une investiture divine.
— Vous en savez quelque chose, chez vous, effectivement, approuva sir Martin sur un ton qui laissait clairement entendre quelle opinion il nourrissait à l’égard de pareils titres.
— Oh oui! admit l’ingénieur, nous en avons eu suffisamment. Mais malgré leurs défauts, nombreux et variés, ils ne sont pas arrivés à nous faire regretter l’ordre des choses précédent.
— Rois, présidents!… grogna l’Italien en vidant un nouveau verre, comme si les mots lui écorchaient la langue. Vous leur avez réservé des destins semblables, à ce qu’il me semble. La lame sous des formes différentes pour des résultats identiques : celle de la « veuve » pour Louis, celle d’un couteau pour votre Sadi-Carnot. Le résultat est le même.
— Pardon! le rabroua cette fois-ci l’ingénieur Lebreton, dont le front s’était obscurci pendant que parlait signor Pazzaglia. C’est bien le peuple qui a décidé du destin du roi, cela ne fait pas de doute, mais que je sache ce n’est qu’un individu qui a poignardé lâchement notre président, et de surcroît, si je ne m’abuse, un de vos compatriotes.
Visiblement piqué au vif, l’Italien allait répliquer, mais il fut interrompu par la voix douce de mon épouse, qui avait le don de savoir s’interposer pour désamorcer toute situation potentiellement scabreuse et à qui le sens pratique ne faisait jamais défaut.
— Il me semble, mes chers messieurs, qu’au-delà de ces fascinants débats de principe, il serait intéressant d’apprendre quels sont les détails de la situation présente dans ce pays où nous nous trouvons. Elle pourrait en effet avoir des répercussions non négligeables sur nos projets à tous.
Chacun des participants à la discussion s’empressa d’approuver la suggestion qui venait d’être faite, se faisant concurrence de compliments et d’amabilités pour prouver à quel point on respectait l’avis des dames dans leur pays d’origine. On décida ainsi d’inviter le patron de l’établissement à notre table, présumant qu’il serait parmi les autochtones un des mieux placés pour intercepter les bruits et les informations qui pourraient nous être utiles.
Le patron, qui était un petit homme rondouillard et chauve, glabre si ce n’était pour l’imposante moustache qui, sous une forme ou sous une autre, poussait d’égale manière sous le nez de tous les mâles du pays qu’il nous avait été donné de voir, ne se fit pas prier pour nous expliquer, avec les circonlocutions prudentes d’usage, qu’il ne fallait pas s’attendre à trouver des nouvelles dans les journaux. En revanche, dit-il, tout le monde savait que la ville de Panama était présentement encerclée et qu’elle devrait faire l’objet d’une prise d’assaut ce jour même.
Il nous fut toutefois impossible de parvenir à le faire se prononcer sur les chances de victoire des rebelles, sur les capacités de résistance des troupes loyalistes, sur l’envergure possible des combats qui allaient se déclencher ou sur leur durée probable. À chaque question posée en ce sens, il haussait légèrement les épaules, levait de petits yeux noirs vers le plafond, que la vue devait idéalement traverser pour aller se perdre dans les profondeurs de l’infini, et répondait aussi vaguement que possible que trop d’éléments, sur lesquels il ne disposait que de données insuffisantes, devaient être pris en compte pour formuler des prévisions. Nous l’excuserions par conséquent de s’abstenir.
Dans ces circonstances et étant donné l’absence totale de raisons qui eussent pu nous retenir à Colon, en plus des raisons pressantes que nous devions avoir chacun pour poursuivre notre chemin, nous décidâmes de partir ensemble le lendemain par le premier train du matin – qui était en fait aussi le seul train du matin –, en direction de la capitale. Le fait de prolonger notre association ne fut pas remis en question. Malgré les différences évidentes non seulement de nationalité, mais d’éducation et d’intérêts qui nous séparaient, nos origines européennes suffisaient pour nous rapprocher les uns des autres dans un pays que même les ingénieurs français, qui en avaient déjà une assez longue expérience, ressentaient comme irrémédiablement étranger.
Pendant le trajet, Lebreton et Guilbert se firent un plaisir de nous entretenir des détails du travail énorme qui s’accomplissait en ce moment et dont nous pouvions voir les traces tout autour de nous. Ils nous expliquèrent que trois mille ouvriers, comme une véritable armée de fourmis, étaient employés en même temps chaque jour, occupés non seulement à couper l’impénétrable forêt qui semblait s’étendre à l’infini dans tous les sens, mais à terrasser des montagnes et à creuser des vallons. L’excavation de Culebra était maintenant arrivée à seulement quarante-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, pour aussi incroyable que cela puisse paraître. Ils nous abreuvèrent de descriptions et de commentaires, expliquant au fur et à mesure que nous les voyions défiler sous nos yeux sur le bord de la voie l’utilité et le fonctionnement des machines ainsi que l’organisation des baraques des ouvriers, véritables villages ambulants pourvus de magasins, d’hôpitaux et même d’églises.
Sir Martin, qui paraissait surtout impressionné par l’aspect titanesque de l’entreprise et qui devait y voir une autre forme de défi à la nature par rapport à ceux dont il avait l’habitude, écoutait avec un respect mêlé d’admiration tranquille. Signor Pazzaglia, de son côté, semblait littéralement transporté d’enthousiasme face aux prouesses techniques réalisées par les travailleurs du futur canal, et intercalait souvent des péans naïfs à l’honneur de la science entre les discours des deux Français, qui supportaient ses interruptions avec équanimité.
Le train allait assez lentement, mais même à cette vitesse réduite il ne fallut pas plus de trois heures pour arriver à Culebra, où Lebreton dut nous quitter pour reprendre son poste pendant que Guilbert poursuivait son voyage avec nous pour aller retrouver à la capitale des dirigeants de la compagnie, pour lesquels il ramenait des documents et des messages depuis l’Europe.
Une heure environ après ce premier arrêt, le train freina de nouveau avec un bruit perçant d’acier contre acier. J’allais me pencher à la fenêtre pour me rendre compte de ce qui avait causé cette halte imprévue alors que nous devions être désormais parvenus assez près des faubourgs de la ville, lorsque Pazzaglia me devança avec cette fougue nerveuse caractéristique de ceux de sa nationalité.
— Il y a un type au milieu de la voie qui agite son chapeau, annonça-t-il d’une voix que l’on sentait légèrement tendue.
Le train reprit à avancer, mais très lentement. Nous pénétrions dans une sorte de défilé. D’un côté comme de l’autre, une dizaine de mètres de terrain plat bordait la voie. Sur la gauche s’élevait un remblai pas plus haut qu’une maison de deux étages, alors que sur la droite, direction dans laquelle nous savions devoir se trouver la cité, le flanc abrupt d’une colline nous coupait la vue. Au sommet on apercevait une bordure de végétation indistincte.
— Que se passe-t-il? demanda ma femme d’une voix calme mais sur un ton plus profond que celui qui lui était habituel, formulant la question que nous étions tous en train de nous poser dans notre esprit.
La réponse nous arriva sous la forme d’un crépitement soudain de coups de feu, qui troua l’air lourd de chaleur de la mi-journée.
Laissant Pazzaglia à la fenêtre sur notre gauche, je me précipitai à celle de droite. Je me rendis compte alors, en examinant le sommet de la colline escarpée qui nous séparait de la capitale et que le train devait contourner pour y arriver, qu’on y voyait pointer tout du long des museaux de mitrailleuses et des canons de fusils, qui dépassaient des fourrés et des arbrisseaux.
— Là-bas, s’écria l’Italien au même moment, en pointant vers l’avant de son côté de la voie, il y a des hommes. Ce doit être les rebelles.
Nous nous déplaçâmes tous de son côté, à l’exception de ma femme que je pris soin de faire s’asseoir à une distance égale des deux fenêtres du wagon, où elle serait le plus à l’abri. On pouvait effectivement voir, là où le remblai semblait finir, un groupe assez nourri d’hommes en armes, à moitié cachés dans un terrain marécageux dans lequel poussaient des buissons qui ne pouvaient pas leur fournir de protection bien solide. Ce groupe se trouvait environ à trois cents yards de nous. Un peu plus loin on pouvait voir un pont, qui semblait être l’objectif de leur attaque. Le chemin de fer suivait parallèlement la route qui menait au pont, et encore quelques centaines de yards plus loin on pouvait voir briller sous le soleil les toitures en tôle ondulée de la gare, suivie par des entrepôts qui se prolongeaient jusqu’aux quais, en bordure de l’océan.
Le train avançait lentement. Signor Pazzaglia passait sans cesse d’un côté du wagon à l’autre, demandant qui étaient les révolutionnaires, de ceux de droite ou de ceux de gauche. Il avait baissé autant que possible les vitres et se penchait en dehors jusqu’à la taille dans l’effort d’identifier les combattants. Sir Martin était au contraire devenu plus silencieux et restait assis à sa place, tout droit et immobile, pendant que seuls ses yeux perçants balayaient ce qu’on pouvait voir du chemin devant nous. L’Italien n’était toutefois pas le seul à faire preuve de curiosité excessive. Le spectacle du train s’était clairement avéré représenter une tentation irrésistible pour les deux camps adverses. Des têtes commençaient à pointer de plus en plus nombreuses au sommet de l’escarpement, et d’autres faisaient des taches claires aux limites du marécage en face. Pendant quelques instants, les deux factions parurent hypnotisées par l’avancée prudente du train, puis elles se rendirent compte en même temps de la cible idéale que fournissaient leurs opposants.
La fusillade éclata, furieuse. Les vitres du train, pris entre deux feux, éclatèrent en une pluie tintinnabulante, et leurs fragments rebondirent dans le couloir et sur les chaises comme une grêle subite se brise sur les pavés en hiver. Je me précipitai sur ma femme, la couvrant d’abord de mon corps pour tenter ensuite de la coucher à l’abri des banquettes. Tous les passagers avaient eu le même réflexe et s’étaient jetés à quatre pattes. Les balles perdues sifflaient au-dessus de nos têtes, nombreuses et agressives comme ces moustiques porteurs d’un autre genre de maladie mortelle contre lesquels on nous avait tant prévenus.
Le conducteur, qui n’avait pas perdu son sang-froid, cria qu’il fallait avancer jusqu’au wagon postal. Celui-là étant pratiquement dépourvu de fenêtres, la recommandation paraissait digne d’être suivie. Pour y parvenir il fallait toutefois arriver d’abord au bout de notre wagon, et ensuite en traverser un autre encore. Ce qui était plus vite dit que fait. Les passagers rampaient avec difficulté. Le plancher commençait à être maculé de taches de sang, non pas tant à cause de quelque blessure directement causée par les coups de feu, qui continuaient de s’intensifier, que pour les coupures qu’infligeaient aux paumes des mains et aux avant-bras les éclats de verre qui recouvraient le sol. Sir Martin paraissait trouver quelque chose d’irrésistiblement comique dans la situation dans laquelle nous nous trouvions, riant à gorge déployée. Toujours secoué d’éclats d’hilarité, il poussa rudement un curé catholique qui avait tenté de passer par-dessus le corps d’une paysanne aux formes abondantes qui bouchait la porte du wagon et s’était trouvé lui-même empêtré dans ses habits, au point de ne plus pouvoir bouger ni dans un sens ni dans l’autre. Le seul autre qui partageait la bonne humeur du célèbre alpiniste anglais était l’Italien, qui finit de dégager le chemin du corps rondelet du prêtre en le poussant fermement du pied dans le bas du dos, tout en lançant des cris de plaisir qui avaient quelque chose d’encore plus sauvage que les appels et les incitations que jetaient des deux côtés de la voie les combattants en présence.
La situation dans le wagon postal était légèrement meilleure, mais encore loin d’être idéale. Les seules balles qui y pénétraient étaient celles qui passaient par les fentes étroites qui s’ouvraient juste sous le toit. Certaines s’enfonçaient avec des bruits mats dans les parois de bois, d’autres ricochaient avec des sifflements furibonds, présentant un danger certain pour les passagers. En l’espace de moins d’une heure trois personnes furent ainsi blessées, quoique par bonheur seulement légèrement. Après un certain temps, le train recommença à bouger, presque imperceptiblement d’abord, puis toujours lentement, mais plus régulièrement. Suivi par signor Pazzaglia, j’étais retourné dans le wagon précédent pour essayer de me rendre compte de la situation au dehors. Nous passions à ce moment-là à peu près à la hauteur du pont qui avait été l’objet de l’attaque des rebelles. Un obus explosa alors près d’un des piliers, lançant dans les airs une colonne de boue qui vint retomber jusque sur nous. On voyait que les insurgés, qui n’avaient pas relâché un instant leur attaque, n’étaient toutefois pas parvenus à gagner suffisamment de terrain pour rendre leur position moins précaire. Les troupes gouvernementales, qui avaient l’avantage d’une position surélevée, faisaient montre de plus de prudence, et parvenaient avec quelque régularité à frapper les files de leurs adversaires avec des coups de mortier bien placés, ou quelques obus de leurs canons.
Le train arriva enfin en gare, mais la situation des passagers n’en devint pas pour autant moins dangereuse. La gare elle-même était l’un des objectifs des assaillants. Nous descendîmes tous pour tenter de nous réfugier dans un entrepôt, mais il devint vite évident que ses parois pauvrement construites avec des matériaux de piètre qualité ne seraient pas en mesure de nous protéger. Les balles traversaient les murs comme s’ils n’avaient pas été là et dans la première minute depuis notre arrivée en ce lieu, avant que nous puissions nous rendre vraiment compte de la précarité de la situation, quatre personnes avaient déjà été blessées.
À partir de là ce fut chacun pour soi. Les passagers qui connaissaient la ville furent les premiers à disparaître. Chaque fois qu’il se faisait une courte accalmie dans les échanges de coups de feu, quelqu’un d’autre s’en allait. Avec l’ingénieur Guilbert et sir Martin, nous avions construit une sorte de barricade en utilisant les meubles disponibles : deux vieux bureaux, des chaises, une armoire métallique pour des documents. Pazzaglia, qui était cependant celui qui en avait eu l’idée et m’avait proposé ce stratagème, voyant à quel point je me faisais du souci pour ma femme, ne s’y était pas réfugié avec nous. Il rampait à même le sol, interrogeant les gens de l’endroit dans un espagnol approximatif, abondamment entrelardé d’expressions et d’exclamations dans sa langue natale. Il voulait savoir quels étaient les motifs des combats, ce qui poussait les insurgés à se battre contre le gouvernement, et pour quelles raisons ils faisaient montre d’une telle obstination pour parvenir à leur but, en dépit de leur infériorité stratégique. « Une partie de cricket! », on l’entendait s’exclamer de temps à autre en riant assez fort pour couvrir un instant le bruit des explosions. « Sacrée partie de cricket! »
Plus le temps passait, plus les combats paraissaient s’intensifier. Rebelles et militaires se tiraient maintenant dessus, presque à bout portant juste en dehors de notre refuge. Le train que nous avions abandonné était devenu lui-même un terrain de bataille. Nous nous rendions compte que notre position n’était guère tenable à la longue, et qu’il vaudrait mieux courir quelques risques maintenant pour arriver à trouver un asile plus sûr, que d’attendre que l’un ou l’autre des deux groupes en présence ne finisse par pénétrer dans l’entrepôt en tirant dans tous les sens.
Nous tentâmes donc une sortie, passant par une porte secondaire qui devait donner, selon nos calculs, dans la direction du centre-ville. Malheureusement nos spéculations s’avérèrent peu précises, et nous nous retrouvâmes au contraire entièrement exposés au milieu d’un terrain vague, du côté opposé à celui dans lequel nous avions cru aller. Nous nous précipitâmes comme un seul homme dans un autre entrepôt semblable à celui que nous venions de quitter, semblablement aussi rempli de réfugiés, et guère plus accueillant que le précédent. Sir Martin, qui s’en voulait d’avoir mal calculé et remerciait le bon Dieu du fait qu’aucun d’entre nous n’ait eu à souffrir de cette malencontreuse équipée, commençait à perdre le flegme qui l’avait caractérisé jusqu’ici. Il empoigna un jeune Noir qui, par son accent, devait venir de la Jamaïque, et le secoua vivement en lui demandant de nous indiquer immédiatement dans quelle direction se trouvait la maison du consul d’Angleterre et comment il convenait de s’y prendre pour y parvenir. Ses modes pouvaient effectivement paraître quelque peu expéditifs, mais le plus important était d’obtenir ce renseignement qui pour nous pouvait se révéler vital.
Malheureusement, le Jamaïquain, dont les nerfs avaient dû être rudement ébranlés du fait de se retrouver en plein milieu de combats acharnés auxquels il ne devait rien comprendre, semblait incapable de dominer suffisamment sa peur pour nous fournir les informations qu’on lui demandait.
Sir Martin, excédé comme on peut le comprendre par son peu de coopération, et sans doute désireux de trouver au plus vite un hâvre pour notre petite société dont il semblait naturellement avoir assumé le rôle de chef, l’empoigna par le col de sa chemise. Il s’apprêtait à intensifier, non sans raison, ses tentatives de persuasion lorsque signor Pazzaglia lui sauta dessus comme un diable sorti d’une boîte et lui arracha le Noir de mains.
Aucun d’entre nous ne sut sur le moment ce qu’il convenait de faire. Sir Martin lui-même était tellement surpris qu’il en était resté là les bras ballants. L’Italien avait fait asseoir le Jamaïquain contre le mur et lui parlait d’une voix basse et tranquillisante, un bras drapé autour de ses épaules pendant que de sa main libre il gesticulait comme ses compatriotes ne peuvent en aucune occasion s’empêcher de faire. Après quelques instants le Noir se reprit, s’essuya les yeux du revers de la main, et se releva en même temps que son improbable bienfaiteur. Ils marmonnèrent un instant ensemble sans que je puisse comprendre précisément, à cause du ton et de leurs accents également épais, de quoi ils parlaient.
Puis Pazzaglia éclata d’un grand rire et secoua vigoureusement la tête. L’ingénieur Guilbert, qui s’était approché et avait pu saisir une partie de la conversation, me dit que le jeune homme avait proposé à notre compagnon de l’amener jusqu’au consulat du Règne d’Italie, qu’il disait n’être pas bien loin.
« Amérique, Amérique! », nous entendîmes Pazzaglia répliquer, toujours en riant. « Ça vaudra mieux! »
Effectivement, dans les cinq minutes qui suivirent nous partîmes tous l’un à la suite de l’autre, le jeune Noir en tête, Pazzaglia après lui, et sir Martin à la fin qui protégeait nos arrières. Des coups tirés d’on ne savait où faisaient gicler par moments autour de nous la terre durcie de la route. Nous croisâmes divers chariots pleins de cadavres sanglants amoncelés n’importe comment les uns sur les autres, traînés par des chevaux fatigués qui ne réagissaient même plus au bruit des explosions. Leur chargement ballottant, les expressions impassibles et absentes des corps, prêtaient un air d’irréalité à une situation qui était déjà en dehors de tout ce que nous avions vécu jusque là. Ces chariots funèbres contrastaient horriblement avec l’aspect de fête des rues, désertes, mais où chaque maison était décorée avec de grands drapeaux suspendus aux fenêtres et aux balcons. Il y avait des drapeaux de toutes les nations. Nous pûmes en voir d’anglais, d’allemands, de français, mais la très grande majorité étaient des drapeaux américains. Seuls les drapeaux colombiens brillaient par leur absence.
Avant d’arriver à la demeure du consul des États-Unis, nous tombâmes au coin d’une rue sur deux soldats qui avançaient au beau milieu de la chaussée en déchargeant leurs fusils dans les airs et en criant. Ils passèrent à côté de notre groupe sans même nous voir, comme emportés dans un rêve.
La maison du consul était grande, un peu protégée par un jardin à l’avant où poussaient quelques arbres qui faisaient paravent, mais elle n’avait pas non plus été épargnée. Il ne restait pas une fenêtre intacte sur toute la façade et les impacts des balles marquaient partout de balafres noires irrégulières la blancheur du bois. Nous fûmes accueillis à bras ouverts, même si une bonne quarantaine de ressortissants de divers pays s’y trouvaient déjà et s’ils n’avaient pratiquement rien à nous offrir, comme cela faisait deux jours qu’ils étaient dans l’impossibilité de s’approvisionner. Le consul, un homme ventripotent mais d’une taille massive qui masquait quelque peu son excédent de poids, tint à nous accueillir personnellement et à ce que nous lui soyons présentés. Il se déclara ravi de pouvoir rendre service à sir Martin Conway, dont il avait admiré comme tout le monde les exploits sportifs remarquables aux quatre coins du monde. Il se montra particulièrement plein d’égards envers ma femme, qu’il confia aux bons soins de son épouse, une dame cordiale au visage ouvert, d’une carrure tout juste inférieure à celle de son mari. Et il accueillit avec quelque chose d’avoisinant à de la camaraderie le signor Pazzaglia, qui se présenta à lui comme un ressortissant de la grande démocratie nord-américaine.
— Quinze ans! dit-il sans pouvoir s’empêcher de révéler ses véritables origines, soulignant l’affirmation d’un geste vif de la main droite. Cela fait quinze ans que je réside aux États-Unis!
— Patrie de la liberté, spécifia tout naturellement le consul.
— Surtout là où je réside moi, agréa Pazzaglia. J’habite Paterson, dans le New Jersey. La ville la plus libre de tous les libres États-Unis d’Amérique!
Le consul ne connaissait pas la ville en question, mais cela lui faisait visiblement un si grand plaisir de voir un immigré montrer un tel enthousiasme pour son pays d’accueil qu’il ne lui serait jamais venu à l’esprit de mettre en doute cette affirmation. Il n’y avait plus rien à manger, mais il restait un choix de boissons. Le consul proposa un toast à Paterson, la ville la plus libre du pays le plus libre du monde. L’idée de boire un petit coup de quelque chose de fort après toutes nos émotions ne nous déplaisait pas, et aucun d’entre nous ne montra de réticence à lever son verre à l’unisson en l’honneur d’une ville dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant.
— Et qu’est-ce que vous faites si loin de chez vous? s’enquit le consul de son néocompatriote.
— J’ai dû accompagner en Europe un ami de Paterson, qui y était appelé pour des raisons d’une extrême gravité. Je me suis dit que sur le chemin du retour, j’en profiterais pour rendre visite à quelques colonies où habitent d’autres amis, en Amérique centrale et en Amérique latine, et leur apporter des nouvelles de leurs amis de Paterson.
— Vous avez donc des amis partout dans le monde! s’exclama le consul en riant.
— Vous ne croyez pas si bien dire, approuva Pazzaglia en hochant la tête et en riant à son tour.
Malgré toutes les tentatives du consul américain pour rendre le séjour obligé de ses hôtes le moins désagréable possible, l’écho des explosions et des coups de feu nous rappelait à tout moment que la situation de la capitale ne montrait pas le moindre signe d’amélioration. Des gens allaient et venaient, et à travers eux nous apprîmes que la position des rebelles s’affaiblissait d’heure en heure. Leur armement n’était en rien comparable à ce dont pouvaient disposer les troupes loyalistes. La seule artillerie sur laquelle ils pouvaient compter était composée des quelques pièces qu’ils avaient soustraites à leur ennemi. Les munitions étaient insuffisantes. De plus, le bruit se faisait de plus en plus insistant de l’arrivée prochaine de renforts pour les assiégés. En dépit de tout cela, les rebelles attaquaient sans cesse. Ils avaient tenté pas moins de trois fois dans la demi-journée précédente de prendre le pont et d’occuper la gare et ses environs. Chaque fois, ils avaient été à un doigt de la réussite et chaque fois ils s’étaient fait repousser, avec de grosses pertes en hommes et en matériel, seulement pour essayer de nouveau quelques heures après.
Sir Martin secouait la tête. « Ils n’ont aucune chance de réussite. Ils devraient laisser tomber et se retirer pendant qu’ils peuvent encore le faire. »
Signor Pazzaglia secouait aussi la tête mais parvenait à des conclusions tout opposées : « Ils n’ont pas d’autre choix. C’est maintenant ou jamais. Ils doivent continuer d’attaquer jusqu’à ce qu’ils l’emportent. »
Ce ne fut que vers les cinq heures qu’un hasard de la conversation révéla à sir Martin que le consulat d’Angleterre se trouvait à moins de deux pâtés de maisons de l’endroit où nous étions. L’explorateur décida de profiter de la première obscurité de la soirée pour tenter d’y parvenir. Signor Pazzaglia s’offrit de l’accompagner, car il était impatient d’avoir des nouvelles fraîches. Il reviendrait ensuite se mettre une fois de plus sous la protection du drapeau de sa patrie adoptive. Je décidai de me joindre à eux, dans l’espoir que les Anglais disposeraient de plus grandes réserves de nourriture que leurs cousins américains. Je pourrais alors ramener quelques comestibles, du moins pour les femmes, qui commençaient à souffrir de ce jeûne forcé. L’ingénieur Guilbert, dont le consulat était trop loin pour qu’il puisse espérer y parvenir sans danger, resta sagement sur place.
Le trajet se fit sans difficulté pendant une accalmie dans les combats. À peine sortis de la propriété du consulat américain, nous tombâmes sur des groupes de marins anglais, du schooner H.M.S. Leander, qui assumaient le rôle de la Croix-Rouge, rassemblant les blessés et leur donnant le minimum de secours qu’il était à leur portée de leur offrir. Ils s’étaient entendus avec les deux parties pour intervenir et dégager les blessés du champ de bataille lors de courtes trêves. Le commandant du schooner s’était proposé pour jouer ce rôle après s’être rendu compte que ni l’un ni l’autre camp ne disposait des moindres capacités en matière de soins aux blessés.
Il y avait des blessés partout. Les tranchées des deux côtés en étaient pleines; et les blessés s’étaient glissés partout où ils pouvaient avoir la plus petite protection, dans les caves des maisons, sous les vérandas, où ils attendaient que quelqu’un vienne s’occuper d’eux, ou alors où ils expiraient sans que personne ne s’aperçoive de leur présence. Pendant que sir Martin continuait vers son consulat, impatient d’y arriver avant que les engagements ne reprennent, signor Pazzaglia s’était associé aux groupes de marins qui ramassaient ici et là les victimes des combats. Il ne cessait de marmonner : « Tu parles d’une partie de cricket! »
Nous retournâmes ensemble au consulat américain deux heures plus tard, malheureusement sans aucune nourriture pour les dames qui nous y attendaient. Le consul faisait de son mieux pour remonter le moral de ses hôtes involontaires en leur rappelant que le whisky aussi peut nourrir son homme, et même sa femme en cas de besoin, en l’absence de quelque chose de plus solide. Et de toute façon, nous rassurait-il de sa voix de basse, cette situation ne saurait durer. D’ici la fin de la journée du lendemain tout serait très probablement résolu.
Pazzaglia buvait le whisky du consul et secouait la tête. Il avait été frappé, comme moi, mais encore plus que moi, par l’apathie complète que montraient les blessés. Nous en avions vu qui se faisaient extraire des balles du corps à la pointe d’une baïonnette et qui ne bougeaient même pas, comme si l’opération à laquelle on les soumettait avait concerné quelqu’un d’autre. Leurs regards étaient vagues, lointains. Ils s’étaient battus comme des fauves tant qu’ils le pouvaient, et quand ils n’avaient plus pu ils avaient simplement tout arrêté, comme des marionnettes auxquelles on aurait coupé les fils. C’était encore plus que du fatalisme. C’était une indifférence soudaine et totale à tout, y compris à la vie.
Le lendemain, nous nous aperçûmes que cette indifférence s’étendait même à la mort.
Les renforts étaient arrivés depuis Colon, et ce n’était plus maintenant qu’une affaire d’heures avant que ne sonne le glas de la révolte. Tout le monde avait appris la nouvelle, y compris les rebelles, mais pendant plusieurs heures les offensives continuèrent très exactement comme la veille, avec de nouvelles tentatives de prise d’assaut de la gare de la part des révoltés, que rien ne semblait décourager. Puis, avant la fin de la matinée, se diffusa la nouvelle de la reddition. Les rebelles avaient eu des garanties. Il n’y aurait pas de représailles, pas d’exécutions. La guerre finit d’un coup. Les hommes qui s’étaient combattus marchaient côte à côte dans la rue sans même se regarder. C’était comme si l’annonce de la fin des combats avait signifié la fin du monde.
Dans les jours qui suivirent nous vîmes encore à plusieurs reprises nos compagnons de voyage et d’infortune. La fin de la révolution ne signifiait pas pour autant le retour immédiat au calme et à la normalité. Les rues étaient encore jonchées de cadavres, que personne ne touchait et qui gonflaient rapidement sous le soleil tropical. De nouveaux drapeaux étaient apparus aux maisons, ceux du gouvernement colombien, même si c’était chose communément acceptée que la population de la capitale avait été majoritairement du côté des insurgés. Laissant ma femme à l’abri chez le consul américain, je partis avec Pazzaglia pour tenter de trouver une façon de poursuivre nos périples respectifs. Ce ne serait pas facile de s’embarquer, d’autant plus que maintenant les bateaux évitaient le port, de peur des épidémies que l’on prévoyait à la suite de ces milliers de cadavres pourrissants qui empestaient l’air, rendant la ville entière quasiment invivable. Le troisième jour, les habitants, soutenus par les autorités qui semblaient encore surprises d’être toujours en place, firent un effort et on commença à rassembler les corps en d’énormes tas, qu’on aspergeait de pétrole et auxquels on mettait le feu. Des colonnes de fumée noire et grasse montaient des quatre coins de la ville et de partout dans la campagne environnante. L’air, malgré la proximité de la mer, était pratiquement irrespirable.
Sir Martin, nous l’apprîmes peu avant notre départ, était en train d’organiser une expédition et continuerait son voyage vers le sud par voie de terre, pointant droit vers les cimes qu’il s’était proposé de vaincre et dont nulle révolution ne saurait le garder longtemps éloigné. Ma femme et moi décidâmes d’abréger notre parcours sud-américain et pûmes nous faire accepter sur un bateau qui allait partir pour San Francisco. Signor Pazzaglia, dont j’avais fini par apprécier certaines qualités en dépit de ce que sa personnalité pouvait avoir de mal dégrossi, se joignit à nous, se trouvant dans l’impossibilité de continuer son voyage vers le sud, comme il l’avait d’abord entendu. Les événements que nous avions vécus l’avaient impressionné, et il ne se passait pas une journée sans qu’il ne laisse échapper quelque exclamation sur « les parties de cricket qu’on joue dans ces pays ». Lorsque notre bateau fit halte à Cuba, il débarqua dans l’espoir de trouver passage sur quelque navire qui lui permette de repartir vers le sud en évitant l’écueil de Panama. Il avait, disait-il, des messages importants à transmettre, probablement, je n’en suis pas entièrement sûr, en Argentine ou au Chili, avant de pouvoir retourner dans sa ville de Paterson – la ville la plus libre du pays le plus libre du monde.
Nous arrivâmes enfin à San Francisco après un voyage pour une fois sans histoire. C’était comme retrouver la civilisation. Nous dénichâmes un hôtel trois étoiles où oublier pendant quelques jours nos vicissitudes et nous nous offrîmes quelques bons dîners dans des restaurants qui n’avaient rien à envier aux meilleurs établissements européens. Nous eûmes également l’occasion de lire les journaux et d’apprendre ce qui s’était passé dans le vaste monde depuis que nous avions été coupés de tout par cette révolution sud-américaine inattendue. Ce fut ma femme qui posa son doigt sur la date, qui aurait pu m’échapper tant la nouvelle elle-même était choquante. Le 29 juillet, le jour où nous avions débarqué à Colon, le roi d’Italie, Humbert premier, avait été tué de trois coups de pistolet par un anarchiste alors qu’il était en visite dans sa bonne ville de Monza.
On disait aussi, mais c’était sans doute une coïncidence, que l’assassin était arrivé depuis les États-Unis.