Révolution!

L’affiche était déjà prête, fond rouge sang de bœuf, avec le mot « RÉVOLUTION! » campé en plein milieu, suivi de son beau point d’exclamation, tout en majuscules et en noir; puis au-dessus, discret, le nom du théâtre, l’adresse, les dates des représentations, et au-dessous le nom de l’auteur d’abord, celui du metteur en scène ensuite, et après ceux des acteurs, tous rigoureusement de la même dimension et en ordre alphabétique. On l’avait fait exprès, pour l’égalité. Pour lire, il fallait s’approcher, regarder de près. Cela aussi avait été fait exprès. Placardé partout sur les murs de la ville, sur les poteaux d’électricité, il ferait tout à fait illusion. On croirait à une vraie affiche de militants, à l’annonce de Dieu sait quoi de fracassant, d’historique en puissance. Il faudrait être drôlement démuni de curiosité pour ne pas aller mettre le nez dessus, déchiffrer les petites chiures de mouche. Et après, qui sait, cela donnerait peut-être bien envie aux badauds de se transformer en spectateurs.

— Je me demande quand même si cela n’aurait pas dû être au pluriel, hasarda le metteur en scène sur un ton juste assez hésitant pour bien montrer que ce n’était pas une critique, juste une idée, une suggestion constructive comme c’était son métier d’en faire. Après tout, ajouta-t-il, il n’est pas question d’une seule, on en passe en revue une sacrée flopée…

L’auteur secoua sa tête abondamment chevelue, envoyant des mèches un peu grasses voleter dans tous les sens.

— C’est le concept! précisa-t-il. L’absolu de la notion. Le noumène. Les épiphénomènes, les incarnations successives et seulement apparemment diverses ne font que mettre d’autant plus en évidence son unicité. C’est là, au fond, l’idée de base de la pièce! L’essentiel!

Le metteur en scène n’insista pas, il hocha la tête pour bien montrer qu’il avait compris, qu’il avait même en fait déjà parfaitement bien compris avant, dès le départ, ça allait de soi.

Toute une petite foule s’agitait sur scène. Des ouvriers, des nettoyeurs, des décorateurs, des acteurs, dont certains déjà en costume et prêts pour le début des répétitions. Parmi eux, immobile, l’air concentré comme s’il était déjà en train de se mettre dans la peau du personnage, faisant abstraction de tout ce qui se passait autour de lui, il y avait le beau jeune premier qui tenait le rôle principal. Il s’appelait Jean Durand et regrettait de ne pas avoir adopté à temps, avant que les affiches ne fussent déjà toutes imprimées, un nom de scène, un pseudonyme plus original, du genre à vous faciliter les débuts de carrière et qui fasse bien dans les journaux. Ses yeux s’illuminèrent à la vue du duo qui s’approchait et dont il avait entendu l’échange, même au milieu de la confusion ambiante.

— Raison pour laquelle tout repose sur mon personnage, déclara-t-il d’une voix qu’il savait rendre encore plus profonde et riche qu’elle ne l’était déjà naturellement, et avec un regard de travers, qui faisait de son mieux pour paraître innocent, à l’intention du metteur en scène : « Mon personnage unique et multiple qui traverse les époques et qui les relie, figure éternelle de la révolte existentielle que rien ne saurait entraver ni décourager! »

— Tu comprends maintenant pourquoi il est acteur et pas écrivain? demanda le metteur en scène à l’auteur avec une moue dubitative, passablement embêté après tout que l’autre se permette, mine de rien, de lui faire comme ça la leçon.

L’auteur ne les écoutait déjà plus. Il regardait les décors qui défilaient sur leurs rails – on en avait installé toute une série au fond de la scène pour pouvoir changer les décors avec la vitesse qu’il fallait, pour passer aisément, sans que les spectateurs aient le temps de s’en rendre compte, d’une époque à la suivante. Dans les hauteurs tremblotaient tout légèrement les toiles peintes qui allaient, montant et descendant d’un acte à l’autre, suggérer des panoramas embrasés, des cieux ténébreux, des aubes nouvelles et radieuses. Il regardait tout cela et n’en revenait pas, fier et inquiet en même temps, impatient de voir chaque détail et chaque petite chose se mettre en place pour créer cette magie, ce formidable carnaval d’illusions qu’était le théâtre, pour donner vie à sa pièce, à laquelle il avait si longtemps travaillé. Si longtemps qu’il en arrivait à croire, tout tremblant intérieurement d’appréhension, que c’était là pour lui le billet pour le succès, la célébrité, son nom sur les lèvres de tous. Et puis une vie à ne faire que cela, des projets de plus en plus ambitieux, des spectacles qui attireraient chaque fois les foules, comme Robert Lepage ou André Brassard.

— Dis voir, Jean-Louis, on a décidé, alors, ce que je dois faire dans la scène des barricades?

La voix fraîche et musicale qui venait de prononcer cette phrase, adressée au metteur en scène, appartenait à une jeune femme coiffée d’un bonnet phrygien duquel s’échappaient en volutes dorées des masses de cheveux blonds et vêtue d’un long habit blanc artistiquement déchiré en lambeaux, qu’une ceinture placée très haut retenait juste en dessous d’une poitrine fort agréablement rebondie. Une manche était arrachée, sacrifiée vraisemblablement dans le feu de l’action, et la fille remontait l’autre vers son cou de la main droite, aux ongles juste un brin trop longs peut-être pour le personnage qu’il lui faudrait incarner.

— La scène des barricades? demanda le metteur en scène comme s’il en entendait parler pour la première fois. Eh bien, il faudra voir. Évidemment, pour bien réussir l’allusion picturale, ce serait utile. Mais cela risque aussi de distraire, tu sais? De faire perdre de vue le développement de l’action, le message…

— C’est important, le message, approuva l’acteur en étouffant un léger ricanement. Mais il faut aussi d’autres choses pour le faire passer. Pour l’illustrer, en quelque sorte. Et notre amie, comme illustration, on fait difficilement mieux…

La fille lui lança un regard à moitié entre l’ennuyé et le flatté et se tourna vers l’auteur pour quêter son soutien.

— Moi, il me semble que c’est bien normal, dit-elle en arrondissant un peu les lèvres qu’elle avait naturellement assez rouges. Je suis après tout le point focal de l’action, dans cette scène. Ça se remarquera si la composition ne correspond pas à l’original que tout le monde a présent à l’esprit…

— Et ça se remarquera encore plus si elle l’est trop, commenta le jeune premier en tâchant de faire comprendre, par un sourire sympathique et gamin qu’il avait répété tant de fois devant le miroir de sa salle de bains, qu’il fallait prendre la remarque du bon côté.

Le metteur en scène ne s’apercevait pas qu’il s’était mis à se tordre les mains.

— Je comprends les besoins artistiques, commença-t-il sur un ton qui se voulait conciliant. Mais il faut tenir compte aussi des circonstances. Cela risque de nous exposer à des remontrances. Il ne faut pas oublier que nous opérons dans le cadre d’un festival alternatif qui est au fond à peine toléré. Des accusations d’obscénité pourraient nous faire le plus grand tort. Non pas, s’empressa-t-il d’ajouter, qu’il y ait quoi que ce soit d’obscène dans une pareille scène! Mais vous savez à quel point les esprits mesquins peuvent déformer la réalité si ça leur convient. Déjà que le sujet n’est pas fait pour attirer d’emblée la bienveillance des critiques des grands médias bourgeois…

— C’est embêtant, convint l’auteur, qui hésitait sur la position à adopter. Dans mes intentions, évidemment, dans la façon que je concevais la scène, la fidélité à l’original pictural allait de soi. En théorie, n’est-ce pas? Mais je conçois que ce serait dommage d’offrir le flanc à des critiques, malhonnêtes, certes, mais qui risqueraient de distraire l’attention du public de l’essentiel.

— Je n’en suis pas très persuadé, dit l’acteur en secouant la tête. C’est la publicité qui est l’essentiel et, comme vous le savez, il n’y en a pas de mauvaise. Tant qu’on parle de nous, de la pièce…

— Cela serait plutôt mon point de vue à moi aussi, renchérit l’actrice. Tu ne trouves pas, Jean-Louis?…

Le metteur en scène s’était fourré les mains dans les poches pour arrêter de se les tordre. Il haussa les épaules.

— Et s’il y a des gosses dans le public, hein? On n’y a pas pensé, à ça… On ne peut tout de même pas limiter l’entrée aux plus de dix-huit ans!

— Des gosses, des gosses! répondit l’acteur qui donnait l’impression d’être en train de s’amuser de plus en plus. Ils en ont vu bien d’autres, de nos jours, les gosses! Ça ne leur ferait ni chaud ni froid.

— À eux, peut-être pas, convint le metteur en scène. Mais à quelque paladin de la vertu à la recherche d’un prétexte quelconque pour monter l’opinion contre les dangereux pourvoyeurs d’idées subversives que nous sommes, en revanche!…

L’auteur, que les regards des trois autres interpelaient régulièrement comme pour solliciter son soutien, ne savait plus trop bien sur quel pied danser. Il tenta de formuler quelques réflexions équilibrées sur l’importance de la cohérence, de l’intégrité artistique, sans oublier les exigences évidentes et pratiques de la réalité concrète, des circonstances externes…

— On pourrait trancher la poire en deux, proposa enfin d’un air rigolard le jeune premier. Elle ne montre qu’un seul néné en incitant les multitudes à l’assaut. Comme ça, s’il y a des crétins qui râlent, on dit que c’était juste un accident de parcours, l’épaulette qui a glissé…

Les autres allaient réagir tous à la fois quand une voix forte cria de faire gaffe, de ne pas rester planté au milieu de la scène, et un cheval de tir, tout harnaché et traînant derrière lui un char encombré de valises, de meubles, de matelas, traversa dignement le plateau de la droite vers la gauche, faisant craquer les lattes du parquet.

— Pourvu qu’il ne laisse pas un petit souvenir de son passage, celui-là, commenta aigrement un bonhomme d’une maigreur remarquable, qui était en train de frotter le plancher avec une serpillière au long manche qu’il plongeait rageusement dans un seau d’eau savonneuse.

— Ce serait encore plus de réalisme! répliqua un type qui transportait en sens inverse un bout de décor reproduisant un mur en briques balafré de l’impact de rafales de balles.

— C’est quoi qu’on met en scène ici? demanda un ouvrier barbu, habillé d’une salopette bleue, qui était en train de vérifier le fonctionnement d’un projecteur massif, tout noir et argent, posé dans un coin. « Le Cromwell de Victor Hugo? Elles sont où les masses populaires? Et les armées? Elles suivent le cheval? »

— Elles arrivent, elles arrivent! répondit un figurant. On est là, les masses! C’est nous, les masses! On se fait en quatre, en huit, en cent! On est le peuple qui avance, qui déferle!

— Déferle pas trop à toi tout seul! cria un autre figurant habillé de loques. Tu ne veux pas voler la vedette à nos grands acteurs, quand même, qui sont au cœur de l’action, eux…

— Et pourquoi pas? riposta le premier en riant. C’est la révolution, non? On aurait le droit, nous, les damnés des tréteaux…

— Allez, allez, tout le monde à sa place! trancha le metteur en scène, qui ne voyait pas d’un mauvais œil cette occasion de changer de sujet. On n’a pas toute l’année! D’ici une heure, on veut pouvoir commencer les répétitions du premier acte.

Le plateau était de plus en plus encombré de monde. Chacun s’affairait, essayant de ne pas se mettre dans la voie des autres. Les rideaux rouges oscillaient sur leurs tringles électriques, les lumières lançaient des faisceaux, des éclairs, illuminant soudainement des groupes, des individus, figés dans leur cône de clarté comme des mouches dans du miel. L’auteur regardait tous ces gens, qui, en dépit de la confusion apparente, du bruit et du mouvement, semblaient savoir très précisément ce à quoi on s’attendait d’eux et travaillaient avec méthode, avec concentration. Il n’en revenait pas. Cela lui paraissait encore quelque part invraisemblable de voir pour de bon, en chair et en os, ces personnages qu’il avait imaginés et auxquels il n’avait donné vie jusque là que dans sa tête. Mais alors, combien de fois! Et tous les autres à côté, tous les professionnels du métier, ceux qui travaillaient dans les coulisses et qui maintenant travaillaient au fond pour lui, souvent pour des salaires à la limite du symbolique, ou même pas, pour le plaisir de participer à un événement culturel qu’ils considéraient important, qui méritait même à la rigueur des sacrifices, des heures supplémentaires, des efforts repayés par la conscience du devoir bien fait. Et tous les volontaires, les jeunes étudiants des écoles d’art, de théâtre. Cela le rendait fier, mais l’effrayait aussi un peu.

— Les Chinois? Où est-ce qu’ils sont, les Chinois?

— On est là.

— C’est vous, les Chinois? On ne pouvait pas en trouver des vrais?

— Il y a lui qui est vrai. On va le mettre devant.

— Et les serfs de la glèbe, ils sont passés où?

— C’est quoi, les serfs de la glèbe?

— Les ploucs russes.

— Ah! J’en ai vu quelques-uns, je ne sais plus où…

— C’est ceux qui se font fusiller?

— Nous aussi, on doit se faire fusiller!

— Vous, c’est après. En Espagne. Faut pas confondre, c’est pas du tout pareil!

— C’est nous qu’on se fait fusiller en premier, ceux de la Commune!

— C’est ça, oui. À la queue comme tout le monde! Il y aura des balles pour tous!

Des petits groupes commençaient à se former, à explorer leur territoire, à se disposer en rangs, ou alors, selon les cas, à se donner le bras, à faire front, à se préparer au choc que l’on savait inévitable. Certains attroupements étaient disciplinés, patients, d’autres se poussaient, se heurtaient, se chamaillaient, criaient, pour se mettre dans la peau des personnages, pour que ça fasse vraiment vrai pour de bon. Sur le devant de la scène, en plein milieu, autour de la trappe du souffleur, s’était formé un rassemblement de pouilleux, de va-nu-pieds, les hommes aux barbes incultes, certaines vraies, d’autres assez visiblement postiches, les femmes dans des habits usés, faits de tissus rêches, avec des tabliers maculés d’une infinité de taches innommables, décolorés, misérables. De temps à autre une voix s’élevait pour lancer quelques notes de la Carmagnole et alors ils se mettaient tous à onduler, les bras passés autour des épaules de leurs voisins, et ceux qui savaient les paroles y allaient de quelques couplets, et les autres suivaient en ânonnant des tralalas.

— Vous êtes frappants d’authenticité, il ne vous faut plus qu’un litron de vinasse par personne et un relent de saucisson à l’ail sur l’haleine, commenta avec un ricanement un jeune homme sanglé dans un uniforme noir, ceinture en cuir et bottes reluisantes, qui tenait une cigarette encore éteinte plantée au bord des lèvres, sous une petite moustache noire elle aussi, comme un trait coupant au-dessus de son sourire méprisant. Il tenait une main sur la hanche et de l’autre il tapotait distraitement des doigts contre le mur auquel il s’appuyait.

Deux ou trois membres du groupe l’entendirent, se tournèrent vers lui sans trop savoir comment prendre son affirmation.

— C’est qui, ce zigoto?

— Il sort d’où?

— Qu’est-ce qu’il veut?

L’un d’entre eux se détacha du groupe et s’approcha de l’homme, qui souriait toujours et ne bougeait pas. Il examina à une certaine distance ses cheveux gominés, son uniforme, s’étirant le cou à la pomme d’Adam proéminente et avançant sa lèvre inférieure au-dessous d’une moustache jaunâtre et mal taillée.

— Eh, mais! s’écria-t-il. C’est un facho!

— Un quoi?

— C’est pas possible!

— Qu’est-ce qu’il fait là?

— J’ai autant le droit d’être ici que vous autres, répondit l’homme en se redressant, mais toujours la cigarette au bec comme pour marquer sa nonchalance. Nous l’avons faite, nous, la révolution, en vingt-deux, et pas pour rire. Elle a duré plus de vingt ans! Ce n’est pas ce qu’on peut dire de la vôtre…

— On va le laisser parler, celui-là? s’étonna une fille qui ne donnait pas l’impression d’avoir plus de dix-huit ans et qui portait des habits aux couleurs psychédéliques et un bandeau jaune citron autour du front pour tenir en place ses longs cheveux plats. Elle leva les bras, paumes au ciel, se retournant à gauche et à droite, la bouche entrouverte par la surprise, comme pour inciter les autres à se prononcer.

— C’est de la provoc, agréa un garde rouge que le bruit de la discussion avait attiré depuis les coulisses. Elle a raison. Qu’est-ce qu’il vient faire, ici, ce réactionnaire? Il n’est pas à sa place!

— Qu’on le mette dehors!

— À la trappe, les fachos!

— Oui, vive la libre expression et la confrontation des idées. C’est comme ça qu’on fait, bravo!

Celui qui avait parlé en dernier était habillé à l’ancienne, pauvrement mais sobrement. Il portait une lavallière nouée devant un plastron qui avait l’air d’avoir beaucoup servi, et exhibait au-dessus d’une bouche aux coins tournés vers le bas une moustache aux pointes tournées vers le haut.

— Tu défends les fachos? lui demanda le garde rouge, sur un ton trop posé pour ne pas être inquiétant.

— Je défends la liberté de parole, répondit l’homme sans se démonter. La liberté de parole de tout le monde. Sans exception. Car s’il y a des exceptions, ce n’est plus la liberté.

— Et alors, répliqua le garde rouge pendant que quelques sans-culottes s’approchaient de lui comme pour lui prêter main-forte, cela te paraît normal de défendre la liberté d’expression de ceux qui t’enlèveraient la tienne dès qu’ils en auraient l’occasion?

— Les principes, ça ne se discute pas, répondit l’homme en se frisant mollement le bout de la moustache. Et d’ailleurs, vous et les vôtres, vous avez abondamment prouvé votre conception de la liberté d’expression contre les miens, à Kronstadt, en Ukraine et en Catalogne. Vous m’excuserez de ne pas être trop pressé de tomber une fois de plus dans le même panneau.

— Et ce mec, c’est qui? demanda un type à l’air confus dont l’habillement trahissait des origines vraisemblablement sud-américaines.

— Un anar, sûr et certain, répondit le garde rouge. Un allié objectif de la réaction.

La blonde, qui était la liberté menant le peuple et qui retenait toujours d’une main, avec une conviction relative, l’épaule restante de sa chemisette, tenta de s’interposer.

— Je suis tout de même d’accord, fit-elle en faisant de son mieux pour donner à ses paroles le ton d’une opinion longuement mûrie, que la liberté est le principe absolu. C’est elle qui doit diriger nos pas! Dans la solidarité.

— Et l’amour! appuya une autre jeune fille qui portait des fleurs dans les cheveux et un gros symbole pacifiste en fer blanc accroché autour du cou avec une bandelette de cuir brut.

— Les idéalistes à l’eau de rose, répliqua un genre d’ouvrier bedonnant au nez rouge, dont on ne savait pas si c’était un figurant ou un travailleur du théâtre, on les a assez entendus. Avec les jolis discours, on n’obtient jamais rien!

— Bien vrai, ça! approuvèrent plusieurs.

— Et à votre place, insista le garde rouge à l’adresse des deux jeunes filles, je ferais attention à mes fréquentations. Avec des principes comme ceux-là, vous risquez de vous retrouver à devoir jouer le rôle du « repos du guerrier » un de ces beaux jours, au lieu de celui pour lequel on vous a embauchées.

— C’est du sexisme! rétorqua la pacifiste, l’air mortellement offensé. De la misogynie pure! On ne peut s’attendre à rien de mieux de la part d’autoritaires machos comme vous autres!

— La vraie révolution, celle de tous, hommes et femmes indistinctement, est toujours dirigée contre l’autoritarisme, approuva l’anarchiste très posément, comme s’il s’excusait d’énoncer une évidence qui aurait dû se dispenser de tout discours.

— Ça reste à voir, ricana le fasciste, qui s’était décidé enfin à allumer sa cigarette et s’amusait maintenant à faire des ronds de fumée qu’il envoyait planer au-dessus des têtes de ses interlocuteurs. La vraie liberté est celle du peuple, de la communauté, pas celle étriquée des individus, simples atomes insignifiants détachés de tout, qui errent dans le vide.

— Ça, c’est vrai, que la communauté, c’est important, agréa d’une voix un peu pâteuse un jeunot avec des pantalons à pattes d’éléphant et une veste à longues franges, qui sentait la marijuana à dix mètres.

— Toi, la ferme! lui dit, l’air dégoûté, un type aux allures de métallo. Tu ne sais même pas de quoi tu parles.

— Mais justement, de quoi on parle? approuva un bolchevik à la calvitie léniniste. C’est carrément pas clair. M’est avis qu’il y a des gens ici qui ne devraient pas y être. C’est la seule chose qui ne se discute pas.

— C’est vrai, approuva une voix venant du milieu d’un groupe de jacobins. Je suis sûr d’avoir vu des Khmers rouges, quelque part.

— Et alors? répliqua le Chinois, le vrai. Ils ont bien fait une révolution, eux aussi…

— Mais pas la bonne!

— Ah! Pas pire que la vôtre! Et laquelle est la bonne, pour finir? C’est toi qui le détermines?

— Peut-être pas, mais il ne faut pas être très malin pour savoir lesquelles sont les mauvaises!…

— Ça, c’est ton avis. Tu t’estimes parfaitement objectif à ce point?

Le jeune premier, qui avait suivi le développement des échanges avec une inquiétude grandissante, se dit que le moment était venu d’intervenir. Il s’éclaircit la voix avec un petit coup de toux, avança d’un pas dégagé jusqu’en plein milieu de la scène et s’adressa à l’ensemble des gens qui maintenant s’y étaient attroupés avec juste ce qu’il faut d’effets de manches pour attirer tous les yeux sur lui.

— C’est l’esprit de la révolution qui est au cœur de la pièce. Son essence. Ce qu’elle a d’éternel et de toujours renaissant au travers de toutes les époques. C’est d’ailleurs pour cela que mon personnage à moi sert de fil rouge, de lien qui relie les ères et les pays, qui montre la présence constante d’un caractère fondamental en dépit des concrétisations superficiellement différentes.

Il gratifia la salle de son meilleur sourire, le plus charmeur, avant de conclure de sa voix de baryton qui faisait un peu penser aux présentateurs de la télévision :

— C’est pour cela qu’il y a de la place dans cette pièce pour toutes les incarnations du concept, dans sa multiplicité d’une richesse infinie.

Il y eut un moment de silence.

L’acteur continuait de sourire.

Puis une voix se fit entendre d’on ne savait pas très bien quel groupe parmi ceux, de plus en plus nombreux, qui avaient envahi les tréteaux.

— C’est vrai, ce qu’il dit, cet imbécile? Il l’a conçue comme ça, sa pièce, l’auteur?

— Faudrait le savoir, approuva le garde rouge. S’en assurer.

— Pour une fois, nous sommes d’accord, confirma le fasciste en envoyant un dernier cercle de fumée s’élever vers le fouillis de cordes et de câbles qui cachait le plafond, avant d’écraser le mégot sous le talon de sa botte.

— Une vérification pourrait en effet ne pas se révéler superflue, convint l’anarchiste de sa voix au timbre toujours paisible.

L’auteur et le metteur en scène s’étaient retirés dans un bureau à l’arrière du bâtiment, attendant que tout se mette en place pour ensuite aller, l’un diriger la première répétition, l’autre y assister et éventuellement y contribuer par ses conseils. Ils s’étaient servis une tasse de café soluble, en l’absence de toute autre boisson plus buvable, ayant réchauffé l’eau au four à micro-ondes et avaient malgré tout choqué leurs tasses à la réussite de leur projet commun. Ils furent passablement surpris quand ils entendirent le bruit grandissant des pas d’une foule qui marchait en direction de leur bureau, et quand une main ferme vint frapper trois coups à la porte.

Le metteur en scène ouvrit. Dans le couloir, assez étroit, se tenaient côte à côte le garde rouge, le fasciste et l’anarchiste. Juste derrière eux le jeune premier tentait de se montrer par-dessus leurs épaules, grimaçant des avertissements muets, alors que la blonde liberté, tout aussi visiblement perturbée, se tenait à côté de lui, ayant oublié de suppléer, en pinçant le tissu de ses doigts grassouillets, à ses carences vestimentaires. Derrière eux, le couloir paraissait entièrement rempli d’une foule hétéroclite, étrangement silencieuse.

— Qu’est-ce qu’il y a? demanda le metteur en scène, plus surpris que soucieux, sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

— Il y a que… répondirent en chœur et en même temps le garde rouge, le fasciste et l’anarchiste avant de s’arrêter net et de se regarder les uns les autres, clairement irrités.

L’acteur en profita pour tenter de placer son interprétation des choses.

— Il y a que certains comprennent mal le sens de la pièce. Ils se disputent pour savoir quelle est son orientation idéologique.

— On ne voudrait pas que ce soit une tromperie sur la marchandise, résuma un garibaldien à mouchoir écarlate depuis l’arrière.

— On aimerait savoir ce qu’il fait ici, lui, demanda le garde rouge en indiquant le fasciste.

— Question qui pourrait s’étendre à la présence sur scène d’autres personnages idéologiquement et historiquement discutables… précisa l’anarchiste en lorgnant du côté de celui qui venait de parler.

— En somme, ajouta depuis le deuxième rang un sans-culotte mal rasé, nous sommes contraires aux amalgames.

Le metteur en scène se retourna vers l’auteur.

— Je t’avais bien dit qu’il fallait mettre le titre au pluriel.

L’auteur se leva. Il dut s’appuyer au bureau. Il avança vers la porte, vint se placer tout près du metteur en scène. Il se dressa un petit peu sur la pointe des pieds pour regarder jusqu’au bout du couloir, examiner toutes les personnes qui s’y amassaient. Il leur sourit, d’un sourire qui avait quelque chose de rêveur et d’affectueux en même temps, presque de paternel. Puis il dirigea ses yeux sur les trois porte-parole, l’anarchiste avec son expression paisible et ferme, le fasciste avec son sourire en coin ironique et le sourcil gauche légèrement relevé, le communiste avec sa tête sérieuse et son maintien rigide. Il leur ouvrit ses bras.

— Mais non, mais non, je vous assure. Il n’y a aucun amalgame. Vous avez très bien compris. Vous avez compris parfaitement. Retournons sur la scène. Vous verrez. Nous vous montrerons. Tout s’éclaircira au fur et à mesure. Mais vous êtes parfaits. Vous êtes parfaits ainsi. Tous. Vous comprendrez.

Et les bras ouverts, les poussant gentiment devant lui, il les reconduisit lentement sur les tréteaux, encore légèrement perplexes mais obéissants. Cette fois, la liberté fermait la marche, rajustant son habit et songeant déjà aux barricades.