Fugitifs
I

1.

– Bouge pas… lui dit Jimmy en sursautant, avant de poser l’index sur la bouche pour l’intimer au silence. Il est étendu sur une natte posée sur le plancher ; il est grand et dégingandé, sans chaussures, torse nu avec un pantalon kaki et une ceinture à boucle argentée.

Les coups frappés à la porte d’entrée étaient brefs, mais insistants.

– Qui ça peut être ? demande Clemen, articulant en silence ; lui est assis sur sa natte, les bras autour des genoux levés, également sans chaussures et torse nu.

Jimmy colle une oreille sur une fente du plancher.

– Oui, oui, on arrive ! crie une des femmes du fond de la maison.

Puis ils entendent, au-dessous d’eux, le glissement des sandales traversant les pièces en direction du salon.

– Qui est là ? demande la femme.

Ils entendent la voix d’une autre femme, sans comprendre ce qu’elle dit.

– On dirait une voisine, murmure Jimmy.

Soudain un choc violent.

Clemen sursaute.

– Merde, c’était quoi ça ? s’exclame-t-il, en chuchotant, avec une moue de terreur.

– C’est la fille qui a fait tomber le pêne de la serrure, murmure Jimmy, sans se retourner pour le regarder, l’oreille toujours collée à la fente du plancher du grenier.

– Je croyais que c’était la police, souffle Clemen, soulagé.

Ils entendent une conversation animée, des rires, des au revoir, puis le bruit du pêne qu’on fait à nouveau coulisser. Le bruissement des sandales résonne au-dessous d’eux, de retour vers l’arrière de la maison.

– Elle a apporté quelque chose pour le curé, dit Jimmy en s’étendant à nouveau sur le dos.

– Comment tu sais ?

– Ben, j’ai entendu.

– Je ne te crois pas, dit Clemen ; il s’allonge aussi sur sa natte, les mains derrière la nuque.

– Il faut que je parte d’ici le plus vite possible, dit Jimmy, comme s’il se parlait à lui-même en réfléchissant. Ça ressemble à une souricière.

– Et tu veux aller où ?

– Il vaut mieux que tu ne le saches pas. On ne sait jamais…

– Moi, je ne bouge pas d’ici tant que le curé ne m’a pas mis dehors de force. Dehors, on se fera arrêter aussi sec.

– Te fais pas d’illusions, ici on n’est pas en sûreté.

– Plus que dans la rue, en tout cas.

Soudainement Clemen éternue, si bruyamment que lui-même se redresse, l’air effrayé.

– Désolé, dit-il. Je n’ai pas pu me retenir.

Jimmy se retourne, l’air désapprobateur.

– Si quelqu’un passait dans la rue, à cause de toi on s’est fait repérer.

– Je t’ai dit que j’étais désolé. C’est la faute à la poussière dans cet endroit, chuchote-t-il, et il regarde autour de lui, tous les objets amoncelés, les toiles d’araignée, la poussière qui recouvre le plancher du grenier.

Ils gardent le silence, en alerte, mais on n’entend aucun bruit au-dehors.

– Je ne crois pas que ça s’est entendu depuis la rue, dit Clemen. Si tout à l’heure nous n’avons pas pu entendre ce que se disaient les femmes la porte ouverte, on n’entend pas non plus du dehors ce que nous nous disons.

– Je peux te garantir que même les femmes tout au fond de la maison ont eu peur, dit Jimmy d’un ton las.

– Quelle heure est-il donc ? demande Clemen. Le curé devrait déjà être de retour.

Jimmy sort une montre à gousset de la poche de son pantalon, la tient devant la lucarne qui éclaire le grenier et dit :

– Il n’est que cinq heures vingt. Il a dit qu’il revenait à six heures.

– Cela fait près de quatre heures que je suis enfermé ici, deux de plus que toi… J’ai envie de pisser.

– Pense à autre chose, ici c’est pas possible.

– C’est les nerfs, dit Clemen. J’ai besoin d’une cigarette, de me lever et de marcher. – Il observe le plafond perpendiculaire, à un mètre au-dessus de leurs têtes. – C’est comme si on était coincés dans un cachot.

– Sois plutôt reconnaissant qu’on ait un endroit pour se planquer. Moi qui suis plus grand que toi, je ne me plains pas. Raconte-moi plutôt encore une fois comment on t’a déguisé en femme de chambre… demande Jimmy, en esquissant un sourire.

– Je te l’ai déjà dit, c’est une idée de la femme du vice-consul Gardiner.

– Mais qu’est-ce que tu étais allé faire là-bas ?

– Je suis très ami avec Tracy. Heureusement elle était chez elle. J’ai passé la nuit dans la chambre d’amis et ce matin, après m’avoir déguisé, ils m’ont fait monter dans leur voiture…

– Et on t’a maquillé ?

– Bien sûr, avec une perruque, bien épilé et tout. Regarde-moi, dit Clemen en passant un doigt sur ses sourcils. Et sous l’uniforme de femme de chambre, j’avais une culotte et un jupon, et sur la poitrine un soutien-gorge rempli de boulettes de papier mouillé. Si la police m’avait fait descendre de voiture, la seule façon dont ils auraient pu se rendre compte, c’était en me palpant entre les jambes…

– Et comme tes couilles doivent être de cette taille, dit Jimmy, tout réjoui, en joignant le pouce et l’index, ils ne s’en seraient jamais rendu compte.

– Tu peux toujours te moquer, ça a marché.

– Je regrette de pas avoir vu ça : la bonne la plus moche de tous les temps…

– Moque-toi tant que tu voudras. Mais sans ça je ne serais pas là et ton salopard de général serait en train de me broyer les couilles, comme à cet imbécile de Tito Calvo.

– Le pauvre… dit Jimmy en reprenant son sérieux, le sourcil froncé.

– Tous des pédés…

Jimmy le regarde d’un air désapprobateur.

– Il n’y a que des lopettes qui peuvent avoir laissé passer le sorcier au barrage sur la route, insiste Clemen avec amertume. Pourquoi est-ce que les tanks n’ont pas tiré sur la caserne de la police quand ce salopard y était ? – Il parle de plus en plus fort, d’un ton véhément. – Pourquoi les avions ont lâché leurs bombes sur les maisons autour de la caserne et pas sur le seul objectif qui importait, hein ?…

Jimmy se redresse et l’interrompt sèchement :

– Moins fort, on va nous entendre.

– Tes ordres, tu te les mets où je pense ou tu les gardes pour la caserne, répond Clemen.

Ils entendent alors des coups bruyants frappés contre la porte de la rue.

Clemen se redresse ; il est tout pâle et il déglutit, repris par la panique.

Jimmy se jette dans le coin où sont posées sa veste d’uniforme, son pistolet, ses bottes d’officier de cavalerie ; il prend le pistolet et colle l’oreille à la fente sur le plancher.

Les coups reprennent, insistants.

Personne ne répond au fond de la maison.

– Mais où sont passées les femmes ? se demande Jimmy.

Clemen est toujours en panique.

Ils entendent alors les pas de quelqu’un qui arrive en courant du fond de la maison, le bruit du pêne dans la serrure, un échange de saluts, des éclats de rire, de nouveau le pêne et les pas qui reviennent.

– Mais qu’est-ce qui se passe ? demande Clemen avec inquiétude.

– Peut-être que tout est normal. Nous sommes dans la maison d’un curé : il y a toujours du passage, des gens qui apportent des cadeaux, dit Jimmy en reposant le pistolet dans le coin avant de se rallonger sur sa natte.

– Moi, j’ai peur que ces servantes indiennes nous dénoncent.

– Elles sont supposées ne pas savoir que nous sommes là.

– Tu crois qu’elles sont si bêtes que ça…

– C’est ce que le curé m’a dit, elles ignorent l’existence du grenier, dit Jimmy. Moi, elles ne m’ont même pas vu. Il m’a conduit directement dans l’oratoire et il m’a montré comment monter sur l’armoire pour pousser la trappe dissimulée dans le plafond.

– J’ai cru mourir de peur.

– Tu es un peureux.

– Moi, elles m’ont vu. J’ai même mangé là…

– Dans ton uniforme de femme de chambre ?

– Ben oui… Quand elles ont débarrassé, le curé leur a dit qu’il devait me confesser et qu’elles devaient attendre au fond de la maison. Je crois qu’elles n’avaient jamais vu de domestique en tenue. Ensuite, nous sommes allés dans l’oratoire, j’ai enlevé l’uniforme et la perruque, il les a mis dans un sac, il m’a donné ce pantalon, qui est trop long et trop large, et je suis monté sur l’armoire.

– Tu es dans la merde, tu n’as même pas de vêtements pour repartir.

– Je t’ai déjà dit que je ne sais pas où aller, sauf si le curé m’emmène dans une autre cachette. Et toi, tu crois que tu vas te promener dans la rue en uniforme d’officier sans te faire reconnaître ?

– C’est comme ça que je suis venu, dit Jimmy. Et moi, les vêtements du curé m’iront, on fait presque la même taille, alors que toi, tu ressembles à un sourd-muet sorti de l’hospice, sourit-il en pointant le doigt sur son pantalon.

– Je ne comprends pas comment mon grand-père a pu t’envoyer ici alors qu’il savait que j’étais là… lance Clemen tout en essayant de se lever, avec lenteur, cherchant la partie la plus haute du grenier, tout courbé pour ne pas se cogner la tête.

– Cela sent le whisky par ici, fait remarquer Jimmy en reniflant autour de lui.

– Où ça ? demande Clemen, pris d’un enthousiasme soudain, en tendant le nez en direction du bric-à-brac de vieilleries entreposées. Moi, à part la poussière et le renfermé, je ne sens rien.

Jimmy le regarde, puis se penche vers lui pour le humer.

– C’est toi. Toi qui transpires le whisky.

Clemen le regarde sans y croire ; puis il renifle son bras.

– C’est vrai, dit-il étonné, avec un sourire. Dommage que je ne puisse pas le boire, ajoute-t-il en se léchant le bras.

– C’est n’importe quoi. Vous faites de drôles de conspirateurs, vous autres civils, dit Jimmy, indigné. Pendant qu’on était en train de se battre et de risquer notre peau les armes à la main, vous faisiez la fête en descendant du whisky. Et tu oses en plus te plaindre de la façon dont les choses ont tourné…

– Fais pas chier, Jimmy. Vous étiez encore pires que nous. Ton cher colonel Tito Calvo, quand il est arrivé à l’ambassade américaine, il était soûl comme un cochon en descendant du tank…

– Tu n’y étais pas.

– Mais le consul, qui y était, me l’a raconté. Soûl comme un cochon et mort de trouille, suppliant qu’on lui accorde l’asile. Et c’était lui le grand chef militaire, dit Clemen avec mépris. Tu es mal placé pour me faire la leçon.

– Dans l’aviation, ça ne s’est pas passé comme ça.

– Le coup d’État a échoué parce que ce pédé a eu peur d’utiliser les chars contre la caserne de la police. S’il l’avait fait, le vent aurait tourné autrement.

Clemen s’étend de nouveau sur sa natte.

– Pas si simple, murmure Jimmy, songeur.

– Je le confirme, c’est des couilles qu’il faut.

– C’est ce que j’ai pensé moi aussi sur le moment, quand j’étais en communication avec le 1er régiment d’infanterie et que je demandais avec insistance au général Marroquín quand allait commencer l’attaque des blindés contre la caserne de la police, mais il m’a alors dit que, dans les sous-sols de la caserne, il y avait des prisonniers politiques importants, des amis à nous, des gens de bonne famille, et qu’on ne pouvait pas prendre le risque qu’ils se fassent tuer, lui en tout cas refusait de donner cet ordre.

– Pétochards. Il fallait donner l’assaut une bonne fois pour toutes, sans leur laisser une chance de réagir.

– Peut-être. Si ton père avait été là, dans les sous-sols de la caserne, tu n’aurais pas dit la même chose, dit Jimmy ; il tend le bras pour prendre son tricot de peau plié et le met sous sa tête, en guise d’oreiller, comme s’il se disposait à dormir.

– Ce Marroquín, c’est le demi-frère de Tito Calvo et un vieux pote de ce salopard de général. Je ne sais pas comment vous avez eu l’idée de coller ces deux incapables à la tête du coup d’État.

– Ce n’était pas l’idée de départ, explique Jimmy en se retournant sur sa natte, dos à Clemen. L’idée était de laisser le commandement au colonel Aguilar, mais les choses ne se sont pas passées comme ça. Maintenant, laisse-moi dormir un peu et réveille-moi quand le curé viendra…

– Je ne crois pas que tu arriveras à dormir.

– Sauf si tu la fermes.

Clemen est étendu, les yeux perdus dans la lucarne ; c’est une vitre sale, de vingt-cinq centimètres carrés environ, entourée de toiles d’araignée, par laquelle filtre une lumière de plus en plus ténue.

– Heureusement qu’il y a cette lucarne, dit-il.

Jimmy respire fortement, en rythme, les yeux fermés, comme s’il dormait.

– J’espère que le curé nous laissera dormir en bas. Ici, ça va être compliqué, insiste Clemen.

Des cloches sonnent dans les environs.

– Cinq heures et demie, ou six heures moins le quart. J’ai pas fait attention, Jimmy…

– Lâche-moi… dit Jimmy sans bouger, sans ouvrir les yeux. On dirait un morpion…

– Tu vas pas pouvoir dormir, ne sois pas bête. En plus, le curé peut se pointer à tout moment.

– Il m’a dit qu’il essayerait de venir à six heures. Et toi, comme tu as cuvé ton whisky en dormant confortablement chez le consul américain, tu es reposé. Alors que moi, j’ai passé la nuit dans un fossé, au cas où tu aurais oublié…

– Je croyais que tu avais dormi dans la maison des Novoa au bord du lac ?

Jimmy se redresse, se frotte les yeux avec les doigts et regarde Clemen d’un air las.

– T’es pas seulement un morpion, mais un morpion sourd… Je ne t’ai jamais dit que j’avais dormi chez les Novoa ; je t’ai dit que le lieutenant Peña et moi on est arrivés à franchir les lignes ennemies et à nous échapper de la base aérienne d’Ilopango en fin d’après-midi, qu’on a marché au moins trois heures dans les caféiers jusqu’aux rives du lac, qu’on est ensuite restés planqués dans les environs de la maison de campagne des Novoa jusqu’à très tard dans la nuit, en faisant gaffe à pas nous faire choper et à ce que personne ne se rende compte de notre présence. J’ai fini par m’approcher du logement du gardien, que je connais depuis des années, et je lui ai demandé de ne pas faire le moindre bruit, de ne parler à personne de notre présence et de nous aider à traverser le lac. Et nous sommes partis sur le canot à trois heures du matin. Tu comprends pourquoi j’ai pas dormi ?

– Sympa, ce type. Sauf s’il te dénonce…

– À l’heure qu’il est, ça n’a plus d’importance.

– Et s’ils tombent sur le canot ?

– Arrête de dire des conneries… C’est pour ça que tu m’as réveillé ?

– Ce Cayetano Peña, j’ai l’impression de le connaître…

– Le lieutenant est un type courageux, décidé, sans lui j’aurais pas pu rompre l’encerclement… Je suis descendu de la barque à Candelaria et j’ai marché pendant deux heures en direction de Cojutepeque ; lui, il est reparti vers l’autre côté du lac, il a un ami du côté de San Miguel Tepezontes.

– Pourvu qu’il soit bien arrivé… dit Clemen en se remettant debout, tout courbé, la nuque collée au toit perpendiculaire. J’espère que ce connard de curé va venir pour de bon, j’en peux plus de me retenir de pisser.

– Ce “connard de curé” nous a sauvé la peau. Un peu de respect, s’il te plaît.

– Tes sermons, tu te les gardes, dit Clemen, en serrant ses couilles dans la main, le curé Dionisio, je le connais depuis toujours.

Jimmy est de nouveau couché sur la natte ; il a enlevé le tricot de peau posé sous sa tête et l’a posé sur son visage, pour se couvrir les yeux.

– Ce que je ne comprends pas, c’est ce que tu fichais, toi un capitaine de cavalerie, sur la base aérienne d’Ilopango, au lieu d’aller avec tes troupes attaquer la caserne où le général était retranché. C’est pour ça que tout s’est mal passé, tout était mal organisé, et vous, au lieu de vous servir de votre tête, vous vous êtes servis de votre cul.

Jimmy reste immobile.

– Tu as de la chance que je sois crevé, marmonne Jimmy, sinon je t’en aurais déjà collé une pour tes conneries. L’aviation ne dispose pas de troupes, et nous on est venus la protéger, c’est aussi simple que ça.

Clemen s’est assis, genoux levés ; ses jambes s’agitent nerveusement.

– Il faut que je trouve un récipient pour pisser, dit-il en regardant autour.

– C’est dégueulasse. Ça va puer. Tu vois bien qu’ici l’air ne circule pas.

– M’emmerde pas, j’en peux plus, dit Clemen tout en rampant vers le coin où est entassé tout un bric-à-brac.

– Baisse la voix, on va nous entendre, dit Jimmy.

Clemen fouille anxieusement au milieu de vieux meubles, de ferraille rouillée, de linge moisi.

– Et fais moins de bruit.

– Ta gueule, arrête de me donner des ordres. Vous autres, les militaires de mes deux, vous passez votre vie à donner des ordres.

– T’es inconscient ou quoi ? Si tu fais du bruit, on risque d’être découverts, insiste Jimmy qui est toujours étendu, immobile, le tricot de peau sur les yeux.

– Regarde ce que j’ai trouvé ! exulte Clemen, en brandissant un vieux pot de peinture vide.

– C’est quoi ? demande Jimmy, sans bouger.

– Un pot où pisser… dit Clemen en revenant vers la natte.

– Putain, je sens la catastrophe.

Soudain une pile d’objets tombe bruyamment au sol.

Jimmy se lève d’un bond ; il se cogne la tête au plafond.

– Imbécile ! susurre-t-il entre les dents, furieux, en se jetant sur Clemen.

– C’était un accident, se plaint celui-ci en gémissant, mains levées pour se protéger.

Et c’est alors, à cet instant, dans le silence tendu, qu’ils entendent clairement le claquement de pas de quelqu’un en train de courir vers le fond de la maison.

– Ça y est, ils nous ont trouvés, marmonne Jimmy, toujours furieux, en s’asseyant sur la natte. Tu n’as plus qu’à expliquer ta connerie au curé.

Clemen porte ses poings à ses tempes et se les frotte en appuyant, avec une moue douloureuse, les yeux fermés, comme si sa tête allait exploser.

– J’ai même plus envie de pisser, dit-il en reposant le pot vide et en s’étendant sur sa natte.

– Qu’est-ce qu’on fait ? se demande Jimmy, l’air inquiet.

– Comment ça ?

– Imagine que la servante ait pris peur et décide de sortir pour raconter ce qui se passe.

– Je ne crois pas qu’elles sortent sans l’autorisation du curé.

– Moi, je n’aurais pas confiance. Elles sont capables de penser que c’est le diable, dit Jimmy en enfilant son tricot de peau.

– Tu crois ?

– Mets-toi à leur place : tout un tas de bruits bizarres au plafond de l’oratoire, au-dessus de l’autel.

Jimmy reboutonne sa chemise kaki.

– C’est vrai, dit Clemen en souriant, de nouveau confiant. Elles doivent être mortes de peur… Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

– Je vais descendre leur dire que nous faisons des réparations là-haut pour le curé, qu’elles ne doivent pas avoir peur.

– Et s’il y a avec elles quelqu’un de pas fiable ?

Jimmy reste songeur. Puis il tire sa montre à gousset de sa poche.

– Il est six heures moins cinq.

– Si tu veux, on descend, j’en profite pour pisser. Mais le père Dionisio n’est pas du genre à plaisanter et il m’a bien dit que pour rien au monde je ne devais descendre avant son retour.

– Il m’a dit la même chose, dit Jimmy, hésitant.

– Il ne faudrait pas qu’il se fâche et nous fiche à la porte.

– Je ne crois pas qu’il le ferait.

– C’est que tu ne le connais pas. Attendons encore cinq minutes et, s’il ne vient pas, on descend.

Jimmy s’allonge pour coller l’oreille à la fente du plancher.

– Attendons, dit-il, mais si j’entends qu’une des servantes va sortir, je descends et je l’empêche.

Il s’approche de la planche déclouée qui permet l’accès au galetas.

– Il vaut mieux ne pas parler alors, dit Clemen à voix basse.

– C’est ce que j’arrête pas de te dire : ferme-la.

La lumière devient grisâtre, comme si le soleil couchant avait été voilé par un nuage ou une branche d’arbre ; une bande de perroquets passe bruyamment au-dessus de la maison.

– D’ici peu, on n’y verra rien, dit Clemen.

Jimmy observe les bords de la planche qu’il faudra soulever en cas d’urgence ; il se retourne pour regarder Clemen d’un air de reproche, mais celui-ci ne le remarque pas.

– À la radio, on s’est retrouvés comme ça dans le noir, poursuit Clemen, on nous a coupé le courant brusquement, et c’était comme si on nous disait, allez vous faire foutre, la fête est finie…

– Chut… dit Jimmy.

– Je comprends pas comment vous avez pu oublier d’envoyer des troupes pour prendre et protéger la centrale électrique.

Jimmy le regarde d’abord avec surprise, puis avec rage.

– Tu as participé à la préparation du coup d’État, ajoute Clemen. Y avait personne avec deux doigts de jugeote qui aurait eu l’idée d’occuper et de défendre la centrale électrique ?

– Tu vas la fermer ? marmonne Jimmy.

– Te fais pas de bile, si les servantes ne sont pas sorties, ça veut dire qu’elles ne sortiront pas, le curé leur défend de sortir dans la rue sans son autorisation. Sûr qu’elles l’attendent pour lui parler des bruits.

Clemen s’assied et se touche à nouveau les parties.

– La connerie, elle vient pas de nous mais de vous, les civils, dit Jimmy. Aucun d’entre vous n’a pensé que la radio avait besoin d’alimentation électrique…

– J’en peux plus, dit Clemen en attrapant le pot vide. Je vais pisser.

– Tu es un porc.

– L’heure est pas aux bonnes manières.

À genoux, tournant le dos à Jimmy, Clemen a déboutonné sa braguette et urine à l’intérieur du pot ; et pendant que le jet s’écoule, il lâche deux petits pets.

– Pardon… dit-il, avec un air de soulagement.

Stupéfait, Jimmy secoue la tête. Puis son visage se rétracte avec une moue de dégoût et il se bouche le nez avec la paume de la main.

C’est alors qu’ils entendent clairement quelqu’un ouvrir la porte qui donne sur la rue.

Jimmy saisit les bords de la planche, prêt à la soulever ; Clemen se reboutonne en vitesse.

– C’est moi, et doña Chon est là ! s’exclame le père Dionisio de sa voix râpeuse avec son accent espagnol. Venez chercher les tamales !

On entend un bruit de pas, des saluts, la bénédiction du curé à doña Chon et la porte qui se referme.

– Mon père, doña Ana est venue apporter un morceau de fromage pour vous.

Clemen et Jimmy sont toujours immobiles, aux aguets ; le second a toujours la main sur le nez.

– Quelle doña Ana, ma fille ? Il y en a plusieurs.

– Celle de la pharmacie, mon père.

– Tant mieux, nous allons avoir deux invités pour le dîner. Mais combien de fois vous ai-je dit de n’ouvrir la porte à personne quand je ne suis pas là ?

– Pardon, mon père…

– Je ne veux pas que cela se reproduise. Demain, je vous entendrai en confession. Le diable, vous le laissez toujours entrer.

Clemen sourit en faisant un geste obscène avec les mains, le majeur droit coulissant dans un trou formé avec son index et son pouce gauche.

– Mon père…

– Oui ?

Les voix résonnent comme si elles étaient juste au-dessous d’eux.

– Il y a des animaux là-haut…

– Où cela, ma fille ?

– Là-haut, mon père, au plafond, dans l’oratoire… Nous avons entendu du vacarme.

– Sûrement des rats… On va leur mettre du poison. Ne t’inquiète pas, ma fille. Va préparer le dîner avec ta sœur. Et restez au fond, dans la cuisine, jusqu’à ce que je vous appelle. Je ne veux pas que vous me dérangiez.

– À vos ordres, mon père.

Le bruit des sandales s’éloigne. La porte de l’oratoire a été refermée. Ils perçoivent aussitôt un léger coup frappé au plancher du galetas.

– Descendez, dit le curé.

Jimmy soulève la planche, descend par l’ouverture, prend appui sur l’armoire et saute ; Clemen le suit, en faisant très attention, il pose d’abord le pot sur l’armoire avant de descendre.

– Qu’est-ce que c’est ? demande le curé, intrigué.

– J’étais en train de m’uriner dessus, mon père. Veuillez m’excuser. Je n’y tenais plus. Heureusement, j’ai trouvé ce pot.

Jimmy a un geste désapprobateur.

– Tu ne sais pas te tenir, Clemen. Porte ça au cabinet… Et, surtout, que les femmes dans la cuisine ne te voient pas.

Le père Dionisio est un homme âgé, grand, robuste et rougeaud, barbe grise, nez rouge et sourcil froncé.

– Venez dans ma chambre, je vais vous donner des habits, dit-il.

Clemen se dirige vers le cabinet pendant que les deux autres vont dans la chambre du père Dionisio. Celui-ci ouvre une armoire, en sort une chemise, un pantalon et une paire de chaussures, tout en disant à Jimmy :

– Nous sommes à peu près de la même taille. Les vêtements seront un peu larges, mais cela ne se verra pas. Essaye les chaussures, tes bottes sentent le soufre, elles feront peur aux gens.

Clemen entre avec le pot vide.

– Toi, tu as la taille du colonel. Je t’ai apporté deux costumes et des chaussures, dit le prêtre, en montrant un paquet sur le sol.

Jimmy s’est changé en vitesse, comme s’il lui fallait être prêt à partir ; Clemen demande au curé s’il a trouvé des cigarettes.

– Cherche dans les chaussures.

Jimmy le presse de leur donner des nouvelles.

– Je vais vous raconter. La situation est horrible.

Clemen a terminé de s’habiller ; il prend des allumettes sur la table de nuit et allume une cigarette.

– Mon père, je ne voudrais pas abuser, dit Clemen, mais vous n’auriez pas une petite bière ou quelque chose à boire ?

Jimmy se retourne, l’air surpris.

– Allons dans l’oratoire. Je te trouverai quelque chose tout à l’heure.

Après avoir refermé la porte et désigné les bancs pour qu’ils s’y assoient, d’une voix étouffée, de conspirateur, le curé leur raconte ; le coup d’État a complètement échoué, la majorité des officiers rebelles sont entre les mains du dictateur, il n’y a pas de nouvelles quant aux civils, la Garde nationale patrouille sur les routes et fait des perquisitions au moindre soupçon, tout le monde est terrorisé.

– Mais ici, nous sommes en sécurité, n’est-ce pas, mon père ? demande Clemen.

– Vous n’êtes en sécurité nulle part, mon fils.

– Moi, il faut que je sorte du pays, dit Jimmy. Si le général me met la main dessus, je suis un homme mort.

– Nous sommes loin de toutes les frontières, fait remarquer le curé.

Il leur dit ensuite que le chef de la Garde nationale de Cojutepeque est un vieil ennemi du colonel, même si celui-ci est le gouverneur politique du département, et qu’il ne serait pas étonné qu’il le tienne sous surveillance, sachant que Clemen a participé au putsch et qu’il est susceptible d’être allé chercher la protection de son grand-père.

– Il faut trouver un autre endroit pour vous cacher, plus éloigné de la ville.

– Mais ici nous sommes à l’extérieur. Personne n’aura de soupçons, dit Clemen en ravalant sa salive et en tirant nerveusement sur sa cigarette presque consumée.

– L’homme qui dirige la garde est un renard, un vrai filou, dit le curé en montrant à Clemen la coupelle d’un cierge pour qu’il y laisse son mégot. Je ne serais pas étonné qu’il soupçonne mon amitié avec ta famille et qu’il profite de mon absence, quand je vais dire la messe dans les paroisses, pour venir fouiller la maison.

– Moi, j’ai un plan pour m’en aller dès que cela sera possible, dit Jimmy.

Le curé le regarde d’un air surpris.

– Très bien mon fils, tu me l’expliqueras en dînant, moi l’inquiétude me donne faim, dit le curé sur le pas de la porte, avant d’ajouter : Ce sera votre dernier dîner ici en bas. Dorénavant, vous resterez en haut, je vous laisserai les aliments sur l’armoire et vous descendrez seulement à l’aube et à la nuit tombée, quand la maison est fermée, pour faire vos besoins.

– Et les femmes ?

– Rien à craindre. Ce sont mes filleules. Elles ne parlent qu’à ceux que j’autorise et elles ne sortent qu’avec moi. Je leur interdirai d’entrer dans l’oratoire. Et elles ne sauront pas que vous êtes là. En plus, elles passent le plus clair de leur temps à l’arrière de la maison, entre la cuisine, les lavoirs et leur chambre.

Le curé sort dans la cour et frappe dans ses mains pour demander de servir le dîner ; Jimmy et Clemen passent à la salle à manger et s’installent en vis-à-vis, à la table rectangulaire.

– Et ce petit coup à boire, mon père ? demande Clemen.

– Chaque chose en son temps, mon fils, dit le curé.

Il ouvre un bahut dont il sort une bouteille de rhum ; le visage de Clemen s’éclaire. Il sert trois verres et s’assied en bout de table.

Deux jeunes filles, presque adolescentes, aux traits indiens, toutes menues, entrent dans la salle à manger avec les plats. Elles murmurent un “bonsoir” les yeux baissés, sans oser regarder le visage des trois hommes. Elles laissent sur la table des haricots, du riz, des bananes plantains frites, du fromage, de la crème et des tortillas.

– Et si on frappe à la porte pendant le dîner ? demande Jimmy, inquiet, une fois que les jeunes filles sont sorties.

– Tous les fidèles savent qu’il ne faut pas venir me déranger quand je dîne.

– Et si c’est la garde ? insiste Jimmy. Il y a une issue par le patio à l’arrière ?

Le curé, qui était en train de se servir dans le plat de bananes, lui lance un regard effrayé ; Clemen boit d’une seule gorgée son verre de rhum.

– Vous remontez immédiatement et sans faire de bruit dans le galetas, dit le curé en dominant sa peur. Mais je ne crois pas qu’ils viendront ce soir ; ils commencent à peine à s’organiser. Dépêchez-vous de dîner avant de remonter.

Ils mangent voracement, inquiets, en silence.

– Et quel était le plan dont tu parlais, mon fils ?

– Partir vers l’est dès que cela sera possible, mon père. Mon idée est d’arriver au golfe de Fonseca. C’est là que les Américains ont leur base, et j’y ai plusieurs amis.

– Les routes sont surveillées, explique le curé. Les gardes et les patrouilles rurales réclament leurs papiers d’identité à tous les inconnus et cherchent les noms dans la liste des putschistes qui est arrivée ce matin par télégraphe dans tous les commandements militaires du pays. Vos noms à tous les deux figurent sur la liste, m’a dit le colonel.

– Je peux me servir un autre verre, mon père ? demande Clemen dont le visage présente tous les signes d’une crise de panique.

– Le dernier… Il ne faudrait pas que tu aies envie d’uriner là-haut à minuit.

– Nous devons trouver un moyen pour que je m’en aille, dit Jimmy.

– Pour que vous vous en alliez tous les deux, dit le curé, la bouche pleine.

Jimmy et Clemen échangent un regard étonné.

– Moi je ne veux pas m’en aller, mon père, dit Clemen.

– Et moi je ne veux pas qu’il vienne avec moi, renchérit Jimmy.

– Là-haut, tu ne vas pas pouvoir rester longtemps sans être découvert, mon fils, dit le curé en s’adressant à Clemen comme s’il n’avait pas entendu Jimmy. Beaucoup de monde passe par cette maison. Et nous allons tous avoir des problèmes, ton grand-père y compris. Il nous faut trouver un moyen pour que vous partiez tous les deux.

Jimmy boit une gorgée de rhum.

– Sauf votre respect, mon père, je crois que les militaires doivent aller d’un côté et les civils de l’autre. Le mieux sera de trouver une nouvelle cachette pour Clemen et moi je continuerai tout seul. Arriver jusqu’au golfe sera dangereux, je serai peut-être confronté à des situations d’urgence pour lesquelles mon cousin n’est pas préparé…

L’une des jeunes filles entre pour apporter d’autres tortillas. Ils gardent le silence. Elle demande au curé si elle doit apporter trois cafés. Il hoche la tête, sans la regarder et sans cesser de mastiquer.

Elle sort rapidement, avec le même bruit de sandales.

– Vous ne connaissez pas une personne de confiance, mon père, quelqu’un qui pourra me guider sur des sentiers jusqu’à la voie de chemin de fer à minuit ? demande Jimmy d’une voix sourde, en se rapprochant du curé, comme s’il avait eu peur que la servante soit restée derrière la porte pour écouter.

Le curé prend un morceau de tortilla dans l’assiette, le trempe dans les restes de haricots et de crème ; il plisse le front, comme s’il repassait dans sa tête la liste de tous ses fidèles, à la recherche de celui dont Jimmy a besoin, puis il porte le bout de tortilla à sa bouche et secoue la tête.

– Cela ne servira à rien, dit-il quand il a terminé de déglutir. Dans les trains, il y a toujours deux gardes qui inspectent chaque wagon.

Clemen approuve d’un geste le curé, regarde Jimmy avec l’air de dire, tu vois, je te l’avais bien dit, et prend une toute petite gorgée de rhum, avec l’envie qu’il lui dure toute la nuit.

– Et de quoi tu te mêles ? lui dit Jimmy, en colère. Le rhum t’est monté à la tête, ou quoi ?

– Je pense juste qu’il faut être fou pour vouloir sortir à minuit et tomber dans les mains d’une patrouille.

– Ton avis, il ne m’intéresse que si je te le demande, compris ?

– Justement, tu me le demandais…

– Allez, allez, les interrompt le curé, agacé. Maintenant vous terminez de dîner, vous faites un brin de toilette et vous remontez dans le galetas. Rien de mieux que du repos pour que le Seigneur nous illumine avec de nouvelles idées.

La jeune fille rentre alors, toujours tête baissée, avec les trois tasses fumantes ; Clemen l’observe avec attention et, quand elle sort, mate son cul.

2.

– Jimmy, tu es réveillé ?… C’était quoi, ça ? murmure Clemen.

L’autre continue de ronfler.

– Jimmy…

Clemen tâte l’obscurité de la main et finit par sentir l’épaule de Jimmy ; il la secoue deux ou trois fois.

– Jimmy…

Celui-ci ouvre des yeux d’animal apeuré ; il met trois secondes à se rappeler où il est et avec qui.

– Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

L’obscurité est presque complète : la lucarne, très sale, ne laisse entrer que des restes de pénombre.

– Tu n’as rien entendu, dehors ?

– Non.

– Comme des hommes en train de marcher au pas.

Ils sont étendus parallèlement sur leurs nattes, à un mètre de distance.

– Je n’entends rien.

– Ils sont passés pendant que tu étais en train de ronfler, c’est pour ça que je t’ai réveillé, murmure Clemen.

– Tu es réveillé depuis longtemps ?

– J’ai fait un cauchemar.

– Tu es sûr que tu as entendu des soldats marcher au pas ou c’était dans ton cauchemar ?

– Le cauchemar, il m’a réveillé il y a un bon moment, et les bruits de marche au pas, c’était il y a une minute.

– Bizarre… murmure Jimmy.

– Tu as raison. Mais c’était pas dans mon imagination.

Au-dessous, on entend les ronflements réguliers du père Dionisio ; au-dessus, le sifflement du vent dans les arbres.

– Il est quelle heure ?

– Je crois qu’il fait trop sombre pour que je voie, murmure Jimmy en sortant sa montre à gousset de la poche de son pantalon.

– J’ai des allumettes.

– Ne fais pas de bêtises. Le reflet va se voir à travers la lucarne.

– Tu crois ?

– Pas la peine de prendre le risque.

Jimmy se redresse et approche le cadran de la montre de la lucarne.

– Je peux gratter une allumette près du plancher et faire écran avec mes mains pour qu’on ne voie rien du dehors, chuchote Clemen.

– Il est minuit. Minuit et quart.

– Je croyais qu’il était plus tard… Il faut dire qu’on est remontés de bonne heure.

Jimmy s’est de nouveau allongé ; il bâille, cherche une bonne position pour se rendormir.

– Le curé a raison, chuchote Clemen. N’importe qui deviendrait fou s’il devait passer plusieurs jours coincé dans ce galetas.

– Il vaudrait mieux que tu t’y fasses. Ça ne va pas être évident de te trouver un autre endroit.

Clemen pousse un soupir.

– Merde, c’est vraiment trop con que ça ait foiré à ce point.

– Ça sert à rien de se plaindre. Remercions Dieu de ne pas nous être fait capturer.

– Toi, tu n’es pas marié et tu n’as pas d’enfants, tu t’en fiches. Mais quand je pense à la pauvre Mila et à ce qu’elle doit subir…

– Je crois pas qu’ils vont lui faire quelque chose, tente de le consoler Jimmy. Elle et les enfants, ils vont les laisser tranquilles.

– Et mon père, qui est en taule. Qui sait ce qu’ils peuvent lui faire.

– S’il était en taule, il n’était pas au courant du putsch. C’est après nous, les militaires insurgés, que le général en a. Il ne nous pardonnera pas de l’avoir trahi.

– Ce salopard de sorcier de merde a un pacte avec le diable, dit Clemen avec rage, en haussant un peu la voix.

– Chut… doucement, tu vas réveiller le curé.

Clemen s’agite sur la natte, pas rassuré.

Jimmy palpe le plancher pour vérifier que le pistolet est à côté de lui. Puis il murmure, en se parlant à lui-même, comme s’il voulait se convaincre de quelque chose :

– S’il me capture, je suis un homme mort.

– Tu veux vraiment te tirer de ton côté ?

– Je veux juste me reposer cette nuit, pour reprendre des forces. Je demanderai au curé des indications détaillées sur les sentiers qui mènent à la voie ferrée. Et demain, à cette heure, je serai en chemin…

– Tu es fou… Et si tu tombes sur une patrouille ?

– N’oublie pas que j’ai mon pistolet et que je suis un soldat. J’ai encore deux chargeurs.

– Tu vas te faire tuer…

– C’est le risque, susurre Jimmy. Quand on veut jouer les braves, autant avoir les couilles… Je t’ai raconté comment, avec le lieutenant Peña, on s’est frayé un chemin à coups de feu pour rompre l’encerclement. Je ne les laisserai pas m’arrêter.

– Tu ferais mieux de rester ici quelques jours le temps que la situation soit plus claire, murmure Clemen, prudent.

– Mais elle est claire, la situation. Je préfère tenter ma chance en faisant mouvement plutôt que de me faire coincer comme un rat.

On entend alors du bruit dans la rue ; un piétinement qui s’approche de la maison.

– Tu entends, les revoilà.

Jimmy s’est assis, les sens en alerte, le pistolet contre la poitrine.

Ils gardent le silence pendant que les marcheurs passent ; puis ils entendent la voix de commandement qui répète, à mesure qu’ils s’éloignent : “Un, deux, un, deux…”

– Une patrouille, chuchote Jimmy.

– Des gardes…

– Non, une patrouille rurale, explique-t-il. Tu n’as pas remarqué, il y en avait qui n’étaient pas en cadence.

– Putain, je suis mort de trouille.

– Chut…

Ils se sont habitués à l’obscurité : Clemen distingue la main de Jimmy tendue vers le bas, vers la chambre où le curé était en train de ronfler et où, à présent, règne le silence.

– Pourquoi ils patrouillent à une heure pareille ?

– Patrouille durant l’état d’urgence. Le couvre-feu a été décrété.

– Tu crois pas que c’est un message parce qu’ils savent qu’on est là… gémit Clemen.

– Calme-toi et parle moins fort. S’ils savaient qu’on est là, ils seraient déjà venus nous chercher.

Jimmy tend l’oreille, mais le curé ne ronfle plus.

– Taisons-nous le temps que le curé se rendorme.

– Il doit être mort de trouille, comme nous…

– Chut…

Jimmy s’est de nouveau allongé ; il pose le pistolet à côté du coussin qui lui sert d’oreiller. Ils ont aussi monté des draps et de grands verres d’eau. Et ils ont balayé par terre.

– Je vais pas arriver à dormir, murmure Clemen.

– Alors moi, laisse-moi dormir.

– J’ai besoin d’un whisky.

– Bois de l’eau.

– Ça me donnera juste envie de pisser. Et, dans ce noir, je risque de rater la boîte et de finir par pisser par terre.

Le curé tousse, se racle la gorge ; son lit grince.

– Je te répète de la fermer, chuchote Jimmy, énervé. Laisse-nous dormir.

Clemen s’assied. Il cherche son verre d’eau à tâtons ; il boit une gorgée. Il reste les yeux fixés sur la lucarne sale.

– Si seulement on pouvait voir le ciel. Je m’amuserais à regarder les étoiles.

Jimmy lui a tourné le dos.

Clemen s’étire ; puis il se rallonge, les mains derrière la nuque.

La respiration de Jimmy se fait plus lourde, cadencée, comme s’il était en train de s’endormir.

– Quand j’ai su que l’embuscade avait échoué, que le sorcier était arrivé à se réfugier dans la caserne de la police, j’ai eu le pressentiment que tout était fichu… murmure Clemen, avec amertume, en se parlant à lui-même. Mais ce n’est pas ma faute.

On entend chanter un hibou, tout proche, comme s’il était sur le toit de la maison. Clemen tend l’oreille ; il entend un bourdonnement au loin.

Jimmy bouge sur la natte.

– Pourquoi tu dis que c’est pas de ta faute ? demande-t-il, intrigué.

Clemen se redresse, mal à l’aise.

– J’ai besoin de fumer, murmure-t-il.

– Tu sais bien que le curé nous a demandé de ne pas fumer ici.

– Mais j’y tiens plus… Tu entends ce bourdonnement ?

– On dirait un moteur…

– On dirait qu’il se rapproche.

Tous deux écoutent le bourdonnement au loin.

– Des fois il s’approche, des fois il s’éloigne, murmure Jimmy. Alors, de quoi tu parlais ?

– Je disais que c’est pas ma faute si ce salopard est allé se planquer dans la caserne de la police.

– Et qui a dit que c’était ta faute ?

– Ce pédé de Juan José me l’a reproché parce que j’ai dit à l’antenne que la police et la garde étaient les seules à ne pas soutenir le soulèvement et qu’il prétend que c’est pour ça que ce fils de pute a été direct au Palais noir…

– Je t’ai entendu, murmure Jimmy.

– Mais on l’a tous dit. Et ce pédé de Juan José a été le premier à parler quand nous avons occupé la radio et il a affirmé que le général avait été tué dans l’embuscade qu’on lui avait tendue sur la route du port…

– Vous autres civils vous parlez toujours trop.

– Et vous autres militaires vous servez à rien, merde. D’abord vous nous avez menés en bateau avec cette histoire d’embuscade fatale qui ne l’a pas été, et ensuite vous étiez supposés encercler le Palais noir, et le type s’est faufilé entre vos pattes et est entré comme dans un moulin…

– Chut… moins fort.

– Sacré Juan José… Venir me faire des reproches… Même le docteur Romero a dit à la radio que le général était mort et que la garde et la police ne nous soutenaient pas. À cause de vous, on s’est retrouvés comme des cons.

Le curé se racle à nouveau la gorge.

– C’est un camion et là, il s’approche, chuchote Jimmy.

Clemen met la paume de sa main en pavillon derrière l’oreille.

– Tu as raison. – Il ravale sa salive. – C’est la garde…

– Ou l’armée.

– Il s’est arrêté… Il doit être à deux cents mètres.

– Relève de troupe pour les patrouilles, murmure Jimmy, sur le qui-vive ; il s’assied, repousse le drap et prend le pistolet.

– Tu crois qu’ils vont venir ici ?

– J’espère que non, chuchote Jimmy.

– Pourquoi il s’est arrêté ?

Jimmy tend l’oreille ; il hausse à peine les épaules.

– Et ces coups d’accélérateur… C’est comme s’ils attendaient quelqu’un, murmure Clemen – il a du mal à rester tranquille. Tu crois qu’ils fouillent une maison après l’autre ?

– Tenons-nous prêts, dit Jimmy.

– Comment ça ? Qu’est-ce que tu comptes faire ?

– S’ils entrent dans la maison, on se replie dans ce coin, chuchote Jimmy en montrant le coin arrière du galetas.

– Si tu utilises ce pistolet, ils vont nous tuer tous les deux, murmure Clemen, qui sans plus attendre fait un mouvement vers l’endroit indiqué.

Il est nerveux et, en bougeant, il tape avec son genou contre le verre d’eau.

– Et merde, le verre est tombé.

– Il était plein ?

– Non, murmure Clemen, pelotonné dans le coin.

– J’espère que l’eau ne passera pas à travers les planches.

– Je ne crois pas… Les voilà. Écoute.

Le bruit saccadé du moteur se rapproche de la maison.

– Qu’ils aillent plus loin, qu’ils aillent plus loin, murmure Clemen comme une prière.

– Chut…

Le camion s’est arrêté devant la maison. Ils entendent une voix qui commande, des piétinements. Des coups frappés à la porte.

– Ouvrez ! C’est la garde !

– Ce n’est pas ici, murmure Jimmy. C’est la maison d’en face.

Clemen est comme paralysé, l’épouvante sur le visage.

Ils entendent grincer le lit du prêtre ; une ligne de clarté entre par la fente du plancher. Puis les pas traînants du curé se dirigent vers la porte de la rue.

– Mais qu’est-ce qu’il fait, le curé ? Pourquoi il leur ouvre si ce n’est pas ici qu’ils frappent ? gémit Clemen.

– Chut.

Le curé a ouvert la porte.

– Pourquoi tout ce vacarme, sergent Marvin ? Il se passe quelque chose ?

– Bonsoir, mon père. – Le sergent a la voix pâteuse, comme si les mots étaient collés dans sa bouche. – Pardon pour le dérangement, mais nous prévenons les voisins parce que nous avons été informés de la présence dans le quartier de plusieurs traîtres communistes en fuite…

– À cette heure-ci ?

– Oui, mon père. Nous avons reçu un rapport. Il s’agit d’officiers qui étaient à l’aéroport d’Ilopango durant le soulèvement. Apparemment, ils se sont dirigés vers ici.

– Venez plus près, sergent.

– Oui, mon père.

D’en haut, on entend le bruit des pas dans le salon. Clemen se recroqueville dans le coin ; Jimmy reste sans bouger.

– Vous avez bu pendant le service, sergent, dit sèchement le curé, sur un ton de reproche.

– Non, père Dionisio, rien qu’un petit verre, je vous jure, pour m’aider à ne pas dormir.

– Un petit verre… Ne jurez pas en vain, sergent, et ne venez pas effrayer les gens à minuit la semaine de Pâques, ce sera votre faute s’ils prennent peur et ne viennent pas aux processions…

– Non, mon père. Je préviens juste les habitants du quartier. J’obéis aux ordres… Et les jeunes filles ?

Jimmy et Clemen se regardent.

– Elles dorment, mon fils. À une heure pareille, seules les âmes en peine restent éveillées.

Les bruits de pas se dirigent à nouveau vers la porte.

– Eh bien, que Dieu vous bénisse, sergent. Et ne vous en faites pas… Si j’apprends qu’un inconnu a été aperçu se promenant dans le quartier, vous serez le premier à le savoir…

– Il n’y a pas que des inconnus, mon père. – Il baisse un peu la voix, comme s’il voulait faire une confidence. – Le lieutenant soupçonne qu’un petit-fils du colonel, qui a insulté le général à la radio, va chercher à se cacher dans le quartier…

Clemen se fait tout petit et ouvre de grands yeux ; Jimmy lui fait signe de rester tranquille, de se calmer.

– Si c’était le cas, le colonel vous le livrerait en personne, dit le curé sur un ton presque indigné, de reproche. Le colonel est plus loyal au général que vous tous réunis. N’oubliez pas ça.

Sur le pas de la porte, le curé le met sèchement en garde.

– Et attention avec ce camion, n’allez surtout pas détruire les tapis de fleurs que les fidèles ont confectionnés avec soin dans les rues du centre.

Ils entendent les ordres du sergent, des pas précipités, le claquement de la portière du camion, les coups d’accélérateur. Le camion commence à s’éloigner ; le curé reste à la porte.

– Bonsoir, père Dionisio… – On entend une voix, lointaine, mais différente de celle du sergent.

– C’est le voisin d’en face, dit Jimmy tout bas.

– Bonsoir, mon fils. Retourne te coucher.

Quand le curé referme la porte, Clemen lâche un pet, sonore.

– Pardon, susurre-t-il.

Jimmy le regarde avec répugnance et porte la main à son nez.

Le curé est retourné dans sa chambre ; le lit grince, le trait de lumière dans la fente du plancher disparaît et, après un raclement de gorge, il s’exclame :

– Rendons grâce au Seigneur !

Les yeux de Jimmy qui brillent dans l’obscurité ont envie de foudroyer Clemen.

– Tu es un porc… chuchote-t-il, en se bouchant toujours le nez de sa main.

Clemen retourne jusqu’à sa natte en faisant très attention, puis glisse :

– Putain, quel cauchemar… Tu crois qu’ils vont revenir ?

– J’espère pas.

– Comment ce lieutenant peut-il savoir que je suis dans le quartier ?

– Le sergent a dit que son lieutenant soupçonnait, il n’a pas dit qu’il savait, murmure Jimmy, tout en s’allongeant de nouveau. Et le curé nous a prévenus que ce lieutenant avait une dent contre ton grand-père, même si hiérarchiquement il ne peut rien contre lui.

– Mais alors, pourquoi sont-ils venus précisément dans cette maison ?

– Ils quadrillaient le quartier. Tu as entendu.

– Cela fait beaucoup de coïncidences…

– Peut-être que le sergent a fait tout ce vacarme parce qu’une des servantes du curé lui plaît, avance Jimmy.

Clemen le regarde, surpris, comme s’il venait de comprendre.

– C’est vrai. Il a demandé comment elles allaient… renchérit-il, puis, sur un ton égrillard, en portant la main à ses parties, il ajoute : Celle qui nous a servis au dîner, elle est mûre pour se faire tringler… Tu crois que le curé se la tape ?

– Chut… il va t’entendre… Tu as de ces idées…

– Ça me ferait un sacré bien, susurre-t-il, sans se lâcher les parties.

Ils gardent le silence. La nuit est plus fraîche. Un grillon se met à chanter dans le galetas, du côté du bric-à-brac.

– Le sommeil est parti, murmure Jimmy.

Le curé ronfle de nouveau.

– Elle va nous dénoncer… murmure Clemen, brusquement agité.

– Qui ça ?

– La petite Indienne qui nous a servi le dîner, celle qui est mûre pour se faire tringler…

– Elle ne sait pas que nous sommes là.

– Sûr que le sergent vient lui faire du gringue quand le curé n’est pas là et qu’elle va lui dire que deux étrangers sont venus dîner.

– J’en parlerai au curé, même s’il assure qu’il les contrôle.

– Personne ne contrôle les femmes, encore moins ces jours-ci, où le curé ne sera pas chez lui à cause des processions.

– Tu as raison.

– Et si le sergent se met à fureter dans la maison, murmure Clemen avec inquiétude, il ne mettra pas longtemps à nous trouver.

– Il faut partir d’ici le plus tôt possible.

– Mais pour aller où ? gémit Clemen.

– Le colonel et le curé te trouveront un endroit plus planqué à la campagne. Et moi, il faut que je suive mon plan…

– Quel plan ? Tu n’as pas de plan… Sortir dans la rue pour tomber sur une patrouille ? Monter dans le train pour te faire choper par la garde ? Arrête de jouer les héros…

Jimmy se retourne pour le regarder, avec surprise d’abord, puis avec mépris.

– Je ne vais pas te donner d’explications. Bien sûr que j’ai un plan. Ce dont j’ai besoin, c’est d’une fausse identité ou d’un déguisement pour passer inaperçu dans le train, comme toi quand tu as quitté la capitale déguisé en servante.

– Même si tu te déguisais en pute, on te reconnaîtrait.

Jimmy se redresse ; il prend le verre pour boire une gorgée d’eau.

Soudain, Clemen le regarde en souriant.

– J’ai une idée, chuchote-t-il.

Jimmy se rallonge et lui tourne le dos, énervé, comme s’il ne voulait pas l’écouter.

– Une idée formidable, répète Clemen, en s’asseyant, l’air de plus en plus réjoui.

Jimmy garde le silence.

– Tu as entendu ? Une idée géniale pour que tu prennes le train sans te faire repérer et que moi, je change de planque sans aucun problème.

– Ah ouais… marmonne Jimmy, de mauvaise humeur.

Le curé se racle la gorge ; son lit grince.