Journal de Haydée

Vendredi 21 avril

Doña Chayito est venue de très bonne heure, juste avant le petit-déjeuner. À l’improviste. Je lui ai demandé s’il y avait une urgence. Elle m’a dit que c’était la meilleure heure pour échapper aux policiers qui la surveillaient, et qu’y compris ceux qui rôdent autour de chez moi n’étaient pas encore à leur poste. Je l’ai invitée à partager le petit-déjeuner ; elle a dit qu’elle avait déjà mangé, mais qu’elle voulait bien un petit café. Elle m’a expliqué que l’heure était venue de manifester notre rejet de l’intransigeance du général, que si nous continuons à vivre dans la peur nous ne sommes pas près de revoir nos proches emprisonnés, que nous avons l’opportunité de profiter du profond malaise social provoqué par l’arrestation des étudiants. Elle a dit que nous devions appeler tous les gens qui nous soutiennent à rejoindre dimanche une marche de protestation entre l’église El Calvario et le pénitencier, après la messe de dix heures, mais que nous devons aussi insister auprès des gens pour qu’ils restent très discrets sur cet appel, comme si c’était un secret, pour prendre le général par surprise. Elle m’a indiqué qu’il valait mieux que ceux qui vont à la messe plus tôt ou dans une autre église ne changent ni d’horaire ni de paroisse, pour ne pas éveiller les soupçons, et qu’ils arrivent à El Calvario à onze heures précises, juste pour le départ de la marche. Elle m’a détaillé le plan avec ferveur et précision, comme si elle l’avait beaucoup travaillé. Elle m’a dit que nous devions toutes nous habiller en noir, et les hommes avec une cravate noire aussi ; que nous devions prendre un morceau de carte blanche pliée dans notre sac à main et un fusain pour écrire les slogans exigeant la liberté pour nos proches tout à la fin de messe, ainsi les autorités ne pourront pas les intercepter sur le trajet entre nos domiciles et l’église et y trouver un motif d’inculpation, et après la marche nous pourrions laisser les pancartes devant le pénitencier. Je lui ai demandé qui nous devions convoquer ; tous les sympathisants de notre cause, m’a-t-elle répondu, mais il faut absolument que ce soient des invitations individuelles, pas collectives, pour que chacun soit responsabilisé et respecte le secret, et toujours directement, jamais au téléphone.

Malgré ses réticences, Rosita a accepté de participer à la marche. Nous sommes allées ensemble parler, d’abord à l’épouse du docteur Moreno, doña Juana, qui non seulement s’est montrée enthousiasmée par la proposition, mais m’a semblé particulièrement fiable et très remontée contre le général ; ensuite nous sommes allées voir l’épouse du docteur Salazar, doña Cleo, et c’était tout le contraire, ce qui réveillé les interrogations de Rosita, qui a peur que sa participation à la marche empêche la remise en liberté de son fils. J’ai dû leur rappeler mon expérience avec Pericles, et surtout celle de doña Chayito et d’autres mères qui depuis des semaines souffrent de l’emprisonnement de leurs enfants, étudiants eux aussi ; leur faire comprendre que la situation de nos êtres chers a été de mal en pis et que le général refuse de nous entendre. Je les ai toutes trois prévenues de ne pas parler de notre plan au téléphone ni de le mentionner devant des tiers, les mouchards sont partout.

Deux surprises dans l’après-midi. La première a été un appel d’Angelita, la cousine germaine de Pericles, nous nous sommes mutuellement consolées du manque de nouvelles de Clemen et Jimmy. C’était un appel normal, avec des potins sans conséquence, jusqu’au moment où elle m’a demandé si j’étais au courant d’une marche de protestation en faveur des prisonniers politiques. Elle m’a cueillie à froid, mais je ne me suis pas démontée : je lui ai dit que non, que je n’avais rien entendu à ce sujet et je lui ai demandé de me raconter ce qu’elle en savait. Elle m’a dit que c’était seulement une rumeur qui lui était parvenue, et qu’elle pensait qu’en tant que membre du groupe des familles de prisonniers qui avait été reçu par l’ambassadeur, je devais être au courant, et qu’elle me rappellerait si elle avait d’autres informations. Je lui ai dit qu’il circulait ces temps-ci tellement de rumeurs politiques qu’on ne savait plus à quel saint se vouer.

Autre surprise, en fin d’après-midi, chez maman où étaient en visite les Figueroa et aussi ma sœur Cecilia. Elles étaient en pleine discussion à propos du mariage de Luz María, qui doit avoir lieu dans un mois à la cathédrale de Santa Ana, et de la fête qui sera au Casino Santaneco. Carlota m’a montré un dessin de la robe que portera sa fille, elle a fait des comparaisons avec celle qu’elle portait, et avec nos robes de mariage à nous, Cecilia et moi, et elle a regretté qu’à cause de la guerre en Europe, cela s’avère totalement impossible de faire venir de Paris un modèle exclusif. Elle m’a dit que dans sa famille il y a une vive discussion à propos des invitations au mariage, après le coup d’État et les exécutions, car la famille maternelle de Carlota a toujours fait de la politique, son grand-père a même été président de la République, et aujourd’hui plusieurs de ses membres répudient le général et assurent qu’ils s’abstiendront de venir au mariage si de vieux amis de la famille qui sont encore au gouvernement y sont invités. J’ai aussi appris que les enfants de Nicolás Armando seront garçons d’honneur, que Cecilia est ravie de préparer les costumes de ses petits-fils et assistera aux essayages ; j’ai ressenti comme une pointe de douleur dans la poitrine quand j’ai pensé à ce que mes propres petits-enfants pourraient souffrir par la faute de leur folle de mère. Plus tard, alors que je préparais du thé à la cuisine, Carlota est venue me dire qu’elle était inquiète parce que Fabito, son fils aîné, qui est étudiant en médecine, est engagé à fond dans la mobilisation contre le général et qu’elle a peur qu’il se fasse arrêter d’un moment à l’autre. Je lui ai dit que c’était une surprise pour moi, que je ne savais rien de l’engagement politique de Fabito, mais que cela ne m’étonnait pas non plus, vu les attaques du général contre le corps médical et contre les étudiants en médecine. Mais là n’était pas la question : très discrètement, afin que les autres n’en sachent rien, Carlota m’a avoué que Fabito formait partie de la délégation étudiante qui était partie à l’hôpital de San Miguel pour s’entretenir avec le docteur Romero et lui proposer un plan d’évasion, qu’il a pu parler avec lui en français (Fabio père avait emmené Carlota et ses enfants quand il était allé suivre une spécialisation de deux ans à Paris) et ainsi tromper la vigilance des deux gardes qui surveillent et écoutent dans la chambre à l’hôpital, mais que le docteur Romero l’a convaincu que le plan d’évasion n’était pas viable, que c’était en fait du suicide. Je lui ai dit que c’était une chance que Fabito ait pu échapper au coup de filet qui avait visé Chente et ses autres camarades. Elle m’a dit que c’était bien là sa crainte : Fabito est en train d’organiser une marche de protestation contre l’arrestation des étudiants pour dimanche prochain et elle craint que, cette fois, il ne parvienne pas à s’échapper et qu’ils l’amènent directement en prison. Malheureusement, au même moment, Cecilia et maman sont entrées dans la cuisine avec de nouveaux venus et nous n’avons plus pu aborder le sujet.

J’ai dîné chez Carmela et Chelón. Je leur ai raconté les plans pour dimanche, notre désespoir de ce que le général maintienne toujours fermée la porte du pénitencier et nous empêche d’aller voir nos proches, et que cette marche de protestation est notre dernier recours pour faire pression sur le gouvernement. J’ai demandé à Carmela de m’accompagner à la messe de dix heures, je lui ai précisé que je ne lui demandais pas de participer à la marche, parce que je sais qu’elle-même et Chelón s’abstiennent de tout acte politique, mais que la présence de ma meilleure amie à l’église me réconfortera et me donnera des forces. Elle m’a dit qu’elle serait bien entendu là. J’ai dit à Chelón, sur le ton de la plaisanterie, que cela ne le concernait pas lui, si Pericles apprenait qu’il était allé à la messe, même si c’était pour demander sa libération, il ne lui pardonnerait jamais une trahison pareille.

María Elena vient de me dire que Betito n’avait pas mis un pied à la maison depuis le retour du lycée. Ils mijotent apparemment quelque chose avec Henry et leurs autres camarades de lycée ; je ne serais pas surprise qu’ils se préparent aussi pour dimanche, aux côtés des étudiants. Je lui parlerai demain matin. Vu l’agitation, les appels à la prudence et au secret lancés par doña Chayito ne serviront à rien.

Samedi 22 avril

Journée intense, comme s’il y avait de l’électricité dans l’air. On dirait que la moitié du monde est au courant de la marche, même si personne n’en parle ouvertement. Dans la matinée j’ai rencontré Mingo à la pharmacie Americana. Irmita va très mal ; j’ai promis de passer la voir dans l’après-midi. Devant le comptoir, pendant que la préparatrice cherchait nos médicaments, cela me démangeait de demander à Mingo s’il était au courant de la marche, mais je me suis retenue. Quand nous sommes sortis dans la rue, c’est lui qui m’a devancée en me disant discrètement que les étudiants étaient en train de préparer pour demain une manifestation de protestation contre l’arrestation de leurs camarades, et que la situation était très tendue ; il m’a ensuite appris une bonne nouvelle, hier le gouvernement a fini par accorder un sauf-conduit à Serafín pour qu’il parte en exil au Guatemala, les Américains ont exercé une forte pression pour qu’il soit autorisé à partir et il doit se mettre en route lundi, sous la protection du consul du Guatemala. Nous avons convenu de reprendre cette conversation quand je passerai chez lui dans l’après-midi.

Je suis ensuite allée un moment chez mes parents. Papa, oncle Charlie et Güicho Sol buvaient le café dans le patio ; je me suis assise avec eux. Je voulais savoir si papa était au courant de la marche de demain. Je n’ai pas eu besoin de demander : oncle Charlie parlait de la nécessité de trouver de nouvelles formes de protestation pour mettre dehors le sorcier nazi, il disait que les étudiants étaient en train de préparer une grève et que le mieux serait de les soutenir, leur intention est que tout le monde se rallie à la grève jusqu’à ce que le général se rende compte que personne ne veut de lui dans le pays ; Güicho était d’un avis contraire, il disait que le sorcier ne comprend que le langage de la force, que ce qu’il faut c’est un nouveau putsch, mais avec des officiers moins bêtes et moins lâches que ceux qui se sont laissés vaincre par le général, et que si ces officiers ne se montrent pas, la seule alternative sera l’entrée des troupes américaines. Mon oncle redit que l’idée de la grève ne lui semble pas insensée, mais Güicho lui rétorque qu’avec la grève, on prend le risque non seulement que les communistes l’infiltrent, sinon que l’on se retrouve à leur merci. Oncle Charlie m’a alors demandé quelle heure il était. Je lui ai répondu qu’il était onze heures moins dix. Il m’a dit d’avancer ma montre des dix minutes en question, il avait grand besoin de boire un whisky mais il avait juré solennellement de ne jamais boire le premier whisky avant onze heures du matin. Cela voulait dire que je devais me lever pour aller à la cuisine et rapporter le plateau avec la glace, l’eau minérale et la bouteille d’alcool, parce qu’ils allaient parler d’histoires d’hommes qu’il valait mieux que je n’entende pas.

J’ai profité que don Leo rôdait dans la cuisine pour le prier de me conduire en voiture chez les Figueroa. Maman a demandé s’il se passait quelque chose ; je lui ai dit que je voulais seulement récupérer un catalogue de meubles que Carlota ne m’avait pas encore rendu, que je n’en avais que pour un moment. J’ai demandé à Juani d’apporter les boissons pour les hommes dans le patio. Pendant le trajet pour aller chez les Figueroa, don Leo m’a mise au courant des dernières nouvelles de la guerre en Italie ; il a dit que les troupes américaines avançaient de façon irrésistible et que son village serait bientôt libéré, qu’il craint pour le sort de ses neveux qui avaient suivi Mussolini avec enthousiasme et qui risquent de passer un mauvais quart d’heure, même s’il s’est aussitôt mis à en dire pis que pendre, comme toujours ; il a aussi prédit que les Américains seraient à Rome dans quinze jours. J’ai repéré plusieurs policiers en train d’épier aux alentours de la maison de Carlota, mais je me suis rappelé qu’à cette hauteur de la rue Arce habitent plusieurs ministres, y compris le docteur Ávila. Carlota était nerveuse. Les activités politiques de Fabito l’inquiètent beaucoup. Elle m’a confirmé que la marche des étudiants pour protester contre les arrestations et les exécutions se déroulerait demain matin, mais elle n’a pas pu me dire s’ils partiraient aussi de l’église El Calvario, comme je le redoute, car Fabito ne rentre à la maison que pour dormir, il passe tout son temps à comploter contre le général et ne raconte rien à Carlota, car à chaque fois celle-ci lui reproche de faire de la politique au lieu de se consacrer à ses études de médecine. J’ai demandé à Carlota si elle participerait à une marche pour exiger que soit respectée la vie du docteur Romero, puisque celui-ci est un ami proche de sa famille ; elle m’a répondu que ce sont des affaires d’hommes, qu’elle déteste la politique, qui n’attire que des malheurs, et qu’elle ne se voit pas en train de courir dans tous les sens dans la rue avec les gardes à ses trousses, elle aurait une peur bleue. Je lui ai alors conseillé de s’y préparer, car Fabito pouvait à tout moment être fait prisonnier et il faudra alors qu’elle affronte cette situation, comme cela a été le cas pour mes voisins et bien d’autres. Carlota a eu une expression de désespoir et a gémi qu’elle espérait que Dieu ne lui infligerait pas une épreuve pareille.

Je suis revenue chez mes parents convaincue que la marche de demain attirerait beaucoup plus de monde que ce que j’imaginais et que, parmi nous, doña Chayito est peut-être la seule au courant. Ma conviction est devenue une certitude dans l’après-midi quand j’ai parlé à Mingo : il m’a dit que les journalistes sont au courant de la marche de protestation et que, si les journalistes le savent, la police secrète du général est aussi au courant ; il m’a dit qu’il ne serait pas surpris que l’église El Calvario et le centre-ville se réveillent demain matin bouclés par la garde nationale. Mingo est dans un état d’inquiétude extrême. Il y a de quoi, Irmita va encore plus mal que ce que je pensais ; elle a beaucoup de mal à respirer, elle a atrocement mal au dos et elle est très pâle. Ce n’est pas la tuberculose, lui ont dit les médecins qui n’arrivent pas à diagnostiquer ce dont elle souffre. Dieu veuille que cela ne soit pas un cancer.

J’ai avoué à mes parents que j’ai l’intention de participer à la marche. Maman s’est montrée très inquiète, elle a essayé de m’en dissuader et elle m’a demandé d’empêcher Betito de participer à la contestation ; papa m’a dit de faire attention, il m’a dit qu’il y a toujours des rumeurs sur le mécontentement au sein de l’armée, et que l’on raconte que le sorcier nazi est plus dingue que jamais. Je leur ai promis que je ferais mon possible pour convaincre Betito de rester à la maison, mais je leur ai aussi dit clairement qu’ils devaient comprendre combien il était difficile de contenir la fougue d’un adolescent de quinze ans dont le père est en prison et le frère aîné condamné à mort et en fuite. C’est bien ce qui s’est passé au dîner, quand j’ai dit à Betito qu’il vaudrait mieux qu’il reste à la maison et ne prenne pas de risques, il m’a répondu sans la moindre hésitation qu’il ne me laisserait pas y aller seule, qu’il serait à mes côtés ; j’ai pensé que je n’avais pas l’autorité morale pour lui donner un ordre contraire.

Il y a un moment, après avoir nettoyé la cuisinière et éteint les lumières de la cuisine, pendant que nous écoutions la pièce de théâtre à la radio, María Elena a insisté pour m’accompagner à l’église et à la marche. Je lui ai bien dit qu’elle n’était pas obligée, que cela pouvait être dangereux, mais elle m’a dit qu’elle faisait cela en connaissance de cause, qu’il était injuste que Pericles soit en prison et qu’ils veuillent fusiller Clemen.

Il y a quelques minutes, alors que je venais de ranger ce cahier, papa m’a téléphoné pour me dire que ce soir, dans la plus grande discrétion, le conseil de guerre s’est de nouveau réuni, afin de juger un nouveau groupe de participants au putsch : il n’a pas pu me donner de noms, mais il a dit qu’il s’agissait de militaires qui avaient été arrêtés depuis le précédent conseil de guerre. “Le plus probable, c’est qu’il y aura de nouvelles exécutions demain à l’aube”, a dit papa avec rage et tristesse. Je lui ai demandé, toute retournée, si Clemen pouvait faire partie de ceux qui avaient été arrêtés. Il m’a répondu qu’il était sûr que non, car on lui a dit qu’il s’agissait exclusivement d’officiers et que Tonito Rodríguez y participe en tant qu’avocat de la défense. Je suis terrifiée, les nerfs à fleur de peau… Comment dormir après pareille nouvelle… Et que va-t-il se passer durant la marche si les exécutions ont lieu ?

Dimanche 23 avril

Mon Dieu, quelle journée ! J’ai à peine pu fermer l’œil de la nuit. J’ai allumé la radio dès cinq heures du matin, même si c’était dimanche, car si les exécutions avaient lieu, il y aurait un bulletin sur la radio nationale. Mais à sept heures passées, ils n’avaient encore rien annoncé. Papa m’a alors appelée pour me dire que le conseil de guerre avait suspendu ses travaux une heure plus tôt, mais qu’il se réunirait à nouveau ce soir ; Mingo, doña Chayito, Angelita et d’autres amis ont aussi appelé car la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Doña Chayito m’a révélé que le capitaine Gavidia, le mari de Merceditas, figure parmi les nouveaux officiers qui passent en jugement et qu’il sera certainement condamné à mort. Mon Dieu ! C’est tout ce que j’ai trouvé à dire, et j’ai senti un poids sur la poitrine. Je lui ai demandé si, dans ces circonstances, nous devions maintenir la marche ; elle m’a répondu que bien entendu.

Un peu plus tard, Pati m’a appelée comme tous les dimanches ; j’ai essayé de rester sereine, pour qu’elle ne remarque pas mon anxiété, j’ai évité de lui parler du conseil de guerre, et aussi de l’arrestation de Chente, pour qui elle a beaucoup de tendresse. Ma fille me connaît par cœur, elle a des antennes et je ne voulais pas l’inquiéter dans son état. Mais j’ai eu beau faire, elle m’a dit à un moment que j’avais une drôle de voix et a insisté pour savoir si je ne lui cachais pas quelque chose de grave. Je lui ai expliqué que c’était seulement la fatigue et l’inquiétude, justement parce que les choses n’avançaient pas, je ne pouvais ni voir son père ni obtenir des nouvelles de Clemen. Après avoir raccroché, je me suis signée et j’ai demandé pardon pour mon mensonge.

Au petit-déjeuner, Betito a fait le fier-à-bras face au général, avec ce même côté fanfaron qui agace tant Pericles chez Clemen. Je lui ai dit de ne pas parler si fort, parce que les murs ont des oreilles. À cet instant, on a frappé à la porte ; c’étaient Raúl et Rosita. Ils voulaient savoir si la marche aurait lieu malgré les menaces d’exécution ; je leur ai dit que oui. Rosita était très nerveuse. Nous nous sommes dit que chaque famille se rendrait à l’église de son côté, pour ne pas éveiller les soupçons des policiers qui épient dans le quartier.

Papa a envoyé don Leo pour qu’il nous conduise en voiture à la messe. Je portais des habits de deuil, avec un voile, et dans mon sac à main la carte et le fusain, suivant la recommandation de doña Chayito, María Elena aussi était en noir, et Betito portait la cravate de Pericles de même couleur. Nous avons fait le trajet sans parler ; il y avait peu de monde dans les rues. Mais devant l’église plusieurs groupes étaient massés, plus nombreux que d’habitude. Don Leo m’a dit qu’il allait se garer dans les environs, qu’il nous attendrait, car papa lui avait donné l’ordre de rester en permanence à notre disposition et de nous ramener à la maison. Carmela, Chelón et Mingo arrivaient au même moment. J’ai vu Raúl, Rosita et les autres médecins près de la porte, doña Consuelo est venue me saluer en compagnie de ses enfants. Mingo a fait un geste pour me montrer les policiers en civil qui rôdaient aux alentours. J’ai cherché doña Chayito mais je ne l’ai aperçue nulle part. Nous parlions tous à voix basse et avec indignation des nouveaux procès. Les cloches se sont mises en branle et nous sommes rentrés dans l’église. Je me suis rendu compte qu’il y avait déjà beaucoup de monde à l’intérieur. Doña Chayito a surgi à côté de moi ; en me saluant, elle a glissé un petit papier dans ma main. Betito a rejoint ses camarades, María Elena est restée sur les bancs de derrière. Je me suis assise entre Carmela et Mingo. Le curé a donné le signal du début de la messe. À la première génuflexion, j’ai très soigneusement déplié et lu le petit papier ; Mingo m’observait du coin de l’œil. Peu après, je me suis relevée pour aller vers le confessionnal ; aucun péché particulier ne me tourmentait, mais je me sentais anxieuse et je me suis dit que cela me soulagerait de me confesser. Tandis que j’attendais mon tour dans la file d’attente, j’ai perçu un climat de tension à l’intérieur de l’église, les gens échangeaient des regards complices, d’autres se faisaient des signes et beaucoup chuchotaient, sans prêter attention aux paroles du prêtre, comme si tout ce monde n’attendait que la fin de la messe pour commencer la marche. J’ai avoué en confession que j’avais menti à ma fille pour ne pas l’inquiéter, à cause de sa grossesse ; le confesseur était du genre expéditif et je m’en suis tirée avec un Credo. Je suis allée reprendre ma place sur le banc, mais alors que je m’apprêtais à prendre place entre Carmela et Mingo, j’ai cru distinguer dans l’éclat de la porte la silhouette de don Leo qui entrait dans l’église. Je suis restée songeuse, inquiète : don Leo n’aime pas les curés et ne va jamais à la messe. Le curé a lu l’extrait de l’évangile avec la parabole du bon samaritain ; il a consacré son homélie au thème du pardon. Au moment où je rejoignais la file de ceux qui allaient communier, don Leo s’est approché pour me murmurer à l’oreille qu’un peloton de gardes nationaux était à l’extérieur de l’église et qu’il valait mieux que nous partions dès la fin de la messe. J’ai senti mes jambes faiblir. Je me suis avancée vers l’autel tête baissée, en priant Dieu pour qu’il n’arrive rien, mais j’ai aussitôt relevé les yeux pour chercher doña Chayito et aussi Betito, sans les voir. J’ai entendu une rumeur derrière moi, vers l’entrée de l’église, mais au même moment le prêtre me tendait l’hostie. C’est en retournant vers mon banc que j’ai perçu l’agitation, les expressions de peur et d’indignation sur les visages, et les allers et retours des jeunes gens en direction de l’entrée de l’église. Je me suis inclinée pour prier un moment. Mingo et Chelón disaient qu’apparemment le général avait positionné un char de combat à moins d’une rue de là, sur l’artère que devait emprunter la marche. “Je te l’avais dit, m’a rappelé Mingo, quand je me suis rassise sur le banc, le sorcier sera le premier au courant.” Le curé a conclu la messe. La majorité s’est levée et a fait mouvement vers la sortie. Je suis restée assise, j’ai sorti le carton et le fusain, et j’ai écrit : “Amnistie générale immédiate !”, comme doña Chayito me l’avait indiqué sur le petit papier. Carmela m’observait tracer les grandes lettres. Puis je me suis dirigée vers la sortie au milieu des autres, le carton plié en deux. J’ai aperçu Merceditas, qui marchait aux côtés de doña Chayito, la pauvre fille avait le visage décomposé. Une foule nerveuse se pressait sur le parvis. Les gardes étaient sur le trottoir d’en face, menaçants, et j’ai pu apercevoir le char de combat à une cinquantaine de mètres, au milieu de la rue, le canon tourné vers nous. J’ai eu peur. Les étudiants ont commencé à se regrouper dans la rue, à crier des slogans pour la libération des prisonniers et contre la dictature, défiant les gardes. J’ai vu Betito sur l’une des marches du parvis, en compagnie de Henry, du Flaco, de Chepito et d’autres camarades de lycée. Doña Chayito s’est dirigée vers la rue, son carton déplié, en geste de défi, face aux gardes ; nous avons été plusieurs à la suivre. Mes jambes tremblaient tandis que je descendais les marches. À cet instant, l’officier qui commandait a dégainé son pistolet et a tiré plusieurs fois en l’air ; les gardes nous ont mis en joue et une terrifiante rafale a été tirée du char. Tout le monde a reflué sur les côtés. J’ai lâché le carton et j’ai manqué de m’évanouir, mais quelqu’un m’a alors saisie par le bras. “Dépêchez-vous !” a dit don Leo en me conduisant en hâte vers une rue latérale. “Et Betito ?” suis-je parvenue à demander, j’étais presque en état de choc et don Leo m’entraînait malgré moi. María Elena courait derrière nous. “Mais où est Betito ?” ai-je demandé de nouveau, terrorisée, tandis que nous montions dans la voiture. “Il s’est échappé par l’autre côté avec ses camarades. Ne vous inquiétez pas”, a dit don Leo avant de démarrer à toute allure. À mesure que nous nous éloignions de la zone, folle d’inquiétude je me demandais ce qui était arrivé à doña Chayito, Merceditas, Carmela et Chelón, Mingo et tant d’autres. “Mon Dieu, pourvu qu’ils n’aient blessé ou arrêté personne !” me suis-je exclamée, les nerfs à vif. “Ils ont tiré des rafales en l’air, pour effrayer et disperser les gens”, a dit don Leo avant de me demander où je voulais qu’il nous conduise. Je lui ai demandé de passer par la maison déposer María Elena, au cas où Betito repasserait ou donnerait des nouvelles, et de me ramener tout de suite après chez mes parents, pour que je leur raconte. Mais ils étaient déjà au courant et ils nous attendaient dans la rue, avec d’autres voisins : ils avaient appris la nouvelle par téléphone deux minutes après les faits, et maman assurait qu’elle avait même entendu les tirs. La ville était sous le choc. Je me suis laissée tomber sur le canapé du salon, dévorée d’anxiété, Juanita m’a demandé si je voulais qu’elle me prépare un thé. Maman était très inquiète de ce qui avait pu arriver à Betito, même si don Leo lui avait raconté ce qu’il avait vu. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner ; je leur ai demandé de ne pas prolonger les conversations, au cas où Betito appellerait. Papa était en train de donner consigne à don Leo de parcourir la zone pour retrouver le petit groupe, quand le coup de fil est arrivé. Dieu merci, ils s’étaient enfuis dans la voiture de Henry, a dit Betito ; ils étaient sains et saufs dans la maison du Flaco. J’ai senti un immense soulagement. J’ai plusieurs fois essayé de joindre doña Chayito, mais son téléphone était toujours occupé ; son mari a fini par répondre et par me dire qu’elle allait bien, mais qu’elle n’était pas à la maison. J’ai rendu grâce à Dieu. Et je me suis dit que cette femme était en fer et qu’elle devait déjà être en train d’organiser d’autres formes de protestation. J’ai eu soudain une sensation très désagréable, comme un vide au creux de l’estomac et un grand épuisement ; je suis allée dans une des chambres, je me suis étendue sur le lit, en position fœtale, et je me suis mise à sangloter, tout doucement, pour qu’on ne m’entende pas depuis le salon, et j’ai fini par m’endormir.

À présent, alors que je termine de décrire les événements de ce matin, je me sens mieux, grâce à maman qui m’a laissée dormir, sans interruption, jusqu’en fin d’après-midi. Don Leo m’a ramenée à la maison. Nous avons dîné avec Raúl et Rosita. Nous sommes tous découragés, remplis de peur, dans l’expectative du conseil de guerre qui a repris à sept heures du soir. Je ne crois pas qu’il y aura d’autres nouvelles avant demain de bonne heure et le plus probable est que ce maudit sorcier va faire fusiller les jeunes officiers. Il faut que je remercie Dieu qu’ils n’aient pas capturé Clemen et que je lui demande de continuer à le protéger.

Lundi 24 avril

Ils les ont fusillés à six heures du matin au cimetière général ; le capitaine Gavidia, le mari de Merceditas, un autre capitaine qui s’appelle Piche et le lieutenant Marín, frère de Víctor Manuel, le garçon de l’administration des impôts qui a été sauvagement torturé, le premier civil jusque-là fusillé. Je sens dans la poitrine comme un balancier d’émotions qui oscille entre la pire désolation et l’indignation et la rage, d’un côté, de l’autre, d’un côté, de l’autre. Les étudiants ont déclenché une grève générale pour protester contre les exécutions. Raúl me l’a confirmé : l’université va rester fermée ; et il m’a dit que les étudiants de dernière année de médecine et les futurs ingénieurs qui font leur service social dans les hôpitaux et les administrations vont bientôt se mettre en grève aussi. Rosita est en pleine dépression nerveuse, elle croit que le général va fusiller tous les prisonniers politiques, y compris Chente.

Doña Chayito est passée à la maison avant le déjeuner ; toujours en quatrième vitesse, elle n’a pas voulu rester déjeuner, n’a accepté qu’un rafraîchissement. Elle revenait de chez Merceditas : le corps du capitaine était déjà préparé et la veillée aura lieu sur place, dans la maison familiale, pour ne pas compromettre une entreprise de pompes funèbres, m’a-t-elle expliqué. Je lui ai dit que j’irais en fin d’après-midi, et que je pourrais rester la nuit pour veiller et leur tenir compagnie si c’était nécessaire. Doña Chayito m’a aussi raconté qu’elle venait de parler avec des dirigeants du mouvement étudiant : ils sont d’avis que nous ne pouvons pas faire face à la bête dans la rue, nous avons déjà pu constater qu’elle n’aura pas le moindre scrupule à nous tuer : l’idée est donc plutôt de lancer une grève générale où tout s’arrêterait, où tous les commerces et les bureaux, les hôpitaux et les écoles resteraient fermés, où les transports publics et les trains seraient suspendus, chacun restant chez soi pour paralyser le pays jusqu’à ce que le sorcier s’en aille. “Où trouverons-nous le courage de ne rien faire ?” ai-je murmuré pour moi-même, avec découragement. Doña Chayito m’a demandé ce que je voulais dire. Je lui ai dit que les gens ont besoin de travailler, de gagner leur pain pour survivre, que seuls de jeunes gens célibataires sans famille à entretenir pourraient appeler à une grève de cette nature. Doña Chayito m’a regardée d’un air songeur : “C’est aussi ce que je leur ai dit.” Mais elle a aussitôt ajouté qu’il faut faire quelque chose sans attendre pour éviter que le sorcier ne fasse fusiller le docteur Romero, pour qu’il libère nos proches ou nous permette au moins de leur rendre visite dans des conditions normales.

L’après-midi, je suis allée chez le coiffeur. Je me sentais dans un triste état et je ne voulais pas me rendre à la veillée comme ça ; quand on a le moral à zéro, autant essayer de ne pas le montrer et de garder la tête haute. Quand je suis entrée dans le salon, Angelita était allongée dans le fauteuil ; Silvia terminait de la coiffer : sans remarquer mon entrée, elle était en train de dire sur un ton de mépris que le général creusait sa propre tombe, que les gringos étaient très en colère contre lui, que le président Roosevelt en personne avait ordonné qu’il débarrasse le plancher, qu’on n’a pas idée de fusiller ces pauvres garçons, les capitaines Piche et Gavidia étaient des camarades de promotion de Jimmy, et Piche était considéré comme le meilleur artilleur de l’armée, et les États-Unis avaient misé sur lui un paquet de dollars pour le former. C’est alors qu’elle m’a aperçue, et sans se démonter, comme si l’indignation avait pris le pas sur sa prudence, elle m’a demandé si j’irais aussi à la veillée pour les deux pauvres garçons. Je lui ai répondu que oui. Silvia a voulu ensuite savoir s’il est vrai que le docteur Romero sera le prochain sur la liste de ceux qui doivent être exécutés. Dieu nous en garde, ai-je murmuré.

J’ai demandé à mes parents de me prêter don Leo pour qu’il nous emmène à la veillée – Betito est venu avec moi –, et surtout pour qu’il vienne nous rechercher le soir, avant le couvre-feu. Nous sommes arrivés en fin d’après-midi. Don Leo nous montrait d’un froncement de sourcils les policiers en civil postés autour de la maison. Je m’étais imaginé que peu de gens viendraient à la veillée, par peur, mais je me trompais : beaucoup de membres des familles des officiers fusillés, aussi bien ceux d’aujourd’hui que ceux d’il y a quinze jours, et aussi des prisonniers et des condamnés, comme nous – la maison débordait de monde ; des groupes de jeunes gens entraient et sortaient. Je ne connaissais pas la famille Gavidia, seulement Merceditas. Angelita était assise à côté d’une dame qui était évidemment la mère. J’ai présenté mes condoléances. J’avais pensé qu’elle serait défaite, anéantie, mais j’ai été surprise par sa fermeté, sa colère, je dirais même sa haine. Je ne peux ni ne veux imaginer la douleur de perdre deux fils d’une façon aussi scélérate, mais je ne serais pas surprise que dans des moments pareils le désir de vengeance serve de réconfort moral. Angelita m’a expliqué que les familles des trois fusillés voulaient les veiller ensemble, mais que le général l’avait interdit ; elle m’a dit aussi que Pepe, l’autre frère Gavidia qui était détenu, a été remis en liberté cet après-midi, comme si le sorcier s’estimait satisfait avec le sang des frères militaires. Je lui ai demandé où était Pepe, je voulais savoir s’il avait vu Pericles au pénitencier, mais Pepe comme Merceditas étaient allés prendre du repos, ils étaient anéantis. J’ai aperçu doña Chayito et doña Consuelo en grande conversation à l’autre bout de la pièce. Je les ai rejointes. Doña Chayito a annoncé qu’elle n’allait pas tarder à retourner à la veillée du lieutenant Marín, à laquelle assistaient doña Julita et d’autres voisins, et elle m’a proposé de l’accompagner. Doña Consuelo ne se sentait pas bien, elle avait la migraine et voulait rentrer rapidement chez elle. J’ai cherché Betito pour lui dire que j’allais à la veillée de la famille Marín, mais je ne l’ai pas trouvé, il n’était ni dans la maison ni dans le patio. Je suis en revanche tombée sur Fabito ; il arrivait avec deux autres jeunes gens. Il m’a saluée, de façon respectueuse et formelle, comme toujours ; il est le portrait craché de Fabio père, dont il a même la voix nasillarde. Je lui ai demandé s’il avait vu Betito ; il m’a dit que non. Je me suis alors enquise de l’état de santé du docteur Romero, car Carlota m’avait dit que son fils était en contact permanent avec les médecins qui sont à son chevet à San Miguel. Il m’a expliqué qu’il était hors de danger, que le coup de machette au visage commençait à cicatriser et que le but à présent était qu’il ne se remette pas trop vite, pour éviter que le tyran ordonne son exécution. J’ai remarqué que Fabito et doña Chayito se saluaient familièrement, comme de vieux complices. Je lui ai dit que s’il voyait Betito, il lui dise que j’allais un moment à la veillée de la famille Marín et que je reviendrais vite ; je suis allée voir Angelita pour lui demander le même service.

Doña Chayito m’attendait sur le trottoir. Le soir tombait. Nous n’avions fait que quelques pas quand don Leo est arrivé à notre hauteur avec la voiture. J’ai été surprise, nous nous étions mis d’accord pour qu’il rentre et revienne me prendre à neuf heures, et je pensais qu’il était chez mes parents. Il s’est excusé en disant que papa lui avait ordonné de rester à ma disposition. “Montons”, a dit rapidement doña Chayito ; des agents de la police secrète étaient postés au coin de la rue. J’ai demandé à don Leo s’il avait vu sortir Betito. Il a dit que Henry, le Flaco et Chepito étaient passés le prendre dans la voiture de ce dernier. En chemin, en faisant attention à ce que don Leo ne la voie pas dans le rétroviseur, doña Chayito, le plus naturellement du monde, a passé la main sous sa jupe et sa culotte, et en a sorti une feuille de papier qu’elle a pliée et m’a tendue ; c’était un nouveau communiqué des étudiants, différent de celui que Raúl avait apporté ce matin à la maison, ai-je jugé d’après le titre. J’aurais eu du mal à le lire dans la pénombre. Je l’ai replié et l’ai glissé sous mon soutien-gorge.

“On dirait que ça se gâte”, a dit don Leo en arrêtant la voiture. Il y avait un barrage de gardes nationaux en travers de la rue ; c’était le pâté de maisons où se trouvait la maison des Marín. La nervosité m’a gagnée. Un garde s’est approché de la fenêtre pour nous demander nos papiers ; il a demandé à don Leo où nous allions. “À la veillée”, ai-je dit avant lui, sans savoir d’où me venait ce courage. Le garde est allé consulter un officier, a examiné nos papiers durant plusieurs minutes qui m’ont paru interminables et a noté nos noms dans un cahier. “Il y a deux heures, il n’y avait pas de barrage”, a murmuré doña Chayito. Le garde est revenu et, tout en nous rendant les papiers, s’est penché pour me lancer un regard sinistre. “Allez-y”, a-t-il aboyé. J’étais glacée, couverte de sueur froide. “Quand nous reviendrons, il y aura peut-être un barrage à l’autre veillée”, a dit don Leo. Mais, d’après doña Chayito, le sorcier a envoyé les gardes par pure perfidie à l’égard de la famille Marín, on raconte qu’il a personnellement torturé Víctor Manuel, sans parvenir à briser sa volonté ni à le forcer à dénoncer.

En descendant de la voiture, j’étais toute flageolante ; j’ai pris le bras de doña Chayito. Il y avait très peu de monde dans le salon : j’avais déjà vu certains membres de la famille devant le pénitencier et aussi à la messe de dimanche. J’ai présenté mes condoléances et je suis allée m’asseoir près de doña Julita et de sa fille Leonor. L’atmosphère était plus à la terreur qu’au deuil. Je n’ai pas pu me retenir : j’ai demandé où étaient les toilettes. Tout en me soulageant, j’ai sorti du soutien-gorge la feuille avec le communiqué ; je l’ai déchirée en petits morceaux et j’ai tiré la chasse d’eau. Je suis retournée au salon. Doña Chayito se plaignait du barrage, elle expliquait que cela allait dissuader beaucoup de monde de venir présenter ses condoléances. J’ai accepté un petit café. Je me sentais un peu plus rassurée. J’ai observé la mère des Marín, la pauvre n’arrêtait pas de pleurer, avec parfois des explosions de sanglots. En frissonnant, je me suis demandé si le lieutenant Alfonso avait été torturé de la même manière que son frère Víctor Manuel. Je me suis aussitôt dit que peut-être pas, apparemment c’est avec les civils que le général se déchaîne le plus. J’ai senti que j’étouffais, comme si on m’avait soudain annoncé l’arrestation de Clemen. J’ai sorti mon rosaire de mon sac à main et je me suis mise à prier pour éloigner les pensées malsaines. Mais je n’ai pu surmonter mon malaise, les palpitations dans la poitrine et aux tempes. J’ai décidé de finir le rosaire. Puis j’ai dit à doña Chayito que je ne me sentais pas bien, que je voulais rentrer vite ; je lui ai demandé si elle voulait rester chez les Marín ou préférait que je la dépose autre part. Elle m’a demandé de l’emmener chez le capitaine Piche. J’ai pris congé en me sentant coupable, ils étaient si peu nombreux et la douleur semblait écraser sous son poids le salon presque vide. Nous sommes sorties dans la rue retrouver don Leo. J’ai prié Dieu pour que nous n’ayons pas de problèmes pour franchir à nouveau le barrage. Nous sommes passés sans contretemps, je n’ai même pas aperçu le garde au regard sinistre ; je me suis sentie plus légère, débarrassée du poids du communiqué, même si je sentais que la migraine n’était pas loin et qu’elle pouvait à tout moment m’attaquer de façon dévastatrice. Doña Chayito guidait don Leo. La ville m’a paru lugubre, comme si ce n’était pas le vent mais la peur qui soufflait dans les rues. Il n’y avait pas de gardes dans les environs, seulement des policiers en civil aux aguets. J’ai dit à don Leo que j’allais descendre un moment pour présenter mes condoléances, mais que dans un quart d’heure tout au plus nous repartirions. Il y avait autant de monde que chez les Gavidia. Angelita était près de la porte, en train de saluer ; elle m’a dit qu’elle venait d’arriver, qu’elle avait appris la présence du barrage pour barrer l’accès à la maison des Marín et qu’elle n’aurait malheureusement pas le temps d’aller jusqu’à là-bas. Puis elle m’a entraînée dans un coin, comme si elle avait quelque chose de pressé à me dire, et elle m’a demandé si j’avais des nouvelles de Clemen. J’ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine. “Non, mais pourquoi me le demandes-tu ?” suis-je parvenue à balbutier. Elle m’a dit qu’elle venait de recevoir l’assurance que Jimmy allait bien, mais qu’on ne lui avait donné aucun autre détail, et elle voulait savoir si j’avais entendu quelque chose qu’elle ne saurait pas. Je lui ai dit que les hommes de ma famille et de celle de Pericles partagent la conviction que les secrets de vie ou de mort ne doivent pas être révélés aux femmes, et que j’étais à cause de cela dans l’incertitude permanente.

Je suis rentrée à la maison encore plus découragée, et même à présent, alors que je termine de noter les événements de la journée, je me sens rongée d’inquiétude, comme si quelque chose d’important se déroulait à côté de moi sans que j’en sache rien. Heureusement la migraine est passée. Betito s’est fait déposer en voiture il y a un moment ; je lui ai reproché d’avoir disparu sans me prévenir. Il m’a dit que, quand il était revenu chez les Gavidia, je n’y étais plus, et que lui et ses camarades avaient quelque chose à faire. J’ai vu dans ses yeux l’éclat d’enthousiasme de qui s’est engagé dans une aventure ; je lui ai dit d’être prudent. Je me rends compte à présent, et je m’en sens coupable, que je n’ai pas pensé à Pericles de toute la journée. Mon pauvre mari.

Mardi 25 avril

Un rayon de soleil après l’orage ! Ils ont remis en liberté Chente et les autres étudiants en médecine arrêtés mercredi dernier. Le gouvernement a suspendu le couvre-feu ; il a aussi autorisé la réouverture du Club et du Casino. Et un assistant du colonel Palma, le directeur du pénitencier, a appelé quand je n’étais pas à la maison et laissé un message à María Elena pour qu’elle m’avertisse que je devais me présenter demain de bonne heure parce que les visites aux prisonniers politiques seront à nouveau autorisées. Nous sommes tous surpris et contents. Je n’y aurais pas cru si je n’étais allée chez mes voisins pour célébrer l’événement en compagnie de Chente. Dieu veuille que Pericles soit bientôt libéré et que je puisse demain lui remettre tout ce que nous lui avons préparé : du linge, de la nourriture, des produits d’hygiène. Betito va m’accompagner, même s’il doit arriver en retard au lycée. Ma belle-mère m’a téléphoné pour me dire qu’elle regrettait de ne pouvoir venir, mais qu’elle est clouée sur place par son arthrite, et que je donne de sa part sa bénédiction à Pericles. Doña Chayito et les autres membres du groupe ont l’espoir que les membres de nos familles seront libérés dans les prochains jours ; nous nous retrouverons à l’entrée du pénitencier.

J’ai dîné chez mes parents ; oncle Charlie est venu un moment, mais il est seulement resté boire un whisky. D’après lui, les gringos sont furieux des exécutions et ont fait savoir au général qu’ils envisagent l’intervention de troupes de la police militaire pour protéger les citoyens américains au cas où un nouveau soulèvement aurait lieu, et cette menace l’a forcé à lâcher du lest. “Ce n’est pas ce genre de menaces qui l’effraient d’habitude”, a dit papa avant d’ajouter : “Il doit mijoter quelque chose : il a sûrement lâché du lest pour voir si certains en profitent et leur couper la tête.” J’ai mis mon grain de sel : je leur ai dit que, quelles que soient ses vraies motivations, l’important était que je puisse rendre visite à Pericles et qu’ils aient libéré les jeunes gens. Maman a dit que Carlota se réjouissait de la réouverture des clubs, parce qu’il n’y aurait pas de problème pour la fête de mariage de Luz María.

J’ai vérifié plusieurs fois tout ce que je vais apporter à Pericles. Je ne veux rien oublier. Ces vingt jours où je n’ai pas vu mon mari me semblent une éternité. Je suis nerveuse, avec l’anxiété de la fiancée qui va revoir son fiancé après une longue séparation. Mais toutes les mauvaises expériences vécues ces dernières semaines ont allumé une petite lumière rouge à l’intérieur de ma tête, un signal d’alarme pour que je ne sois pas surprise si les choses tournent mal, si le sorcier prépare un nouveau tour diabolique.

Mercredi 26 avril

J’ai enfin pu passer toute une heure avec Pericles ! Je n’ai pas de mots pour expliquer l’émotion que j’ai ressentie. Au début, quand nous avons franchi les contrôles et que les gardiens ont inspecté la valise et le panier, j’étais à la fois excitée et anxieuse, comme une gamine sur le point de recevoir le jouet tant désiré, mais une fois face à Pericles j’ai repris mes esprits, même si ma joie était telle que j’ai eu plusieurs fois envie de lui sauter au cou. La première chose qu’il a faite, après qu’on se soit salués, a été de fouiller dans le panier pour y chercher les paquets de cigarettes et en allumer une sur-le-champ, tout en me demandant de lui verser du café de la bouteille thermos. Puis il a jeté un coup d’œil au reste ; il s’est moqué de la lotion après-rasage : il a dit que je devais supposer qu’il puerait, mais que son problème va être de conserver la lotion sans que ses camarades la lui demandent pour boire un coup. Nous avons parlé de tout ; il était très content parce qu’ils ont laissé Betito rentrer. Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de nouvelles de Clemen, je lui ai raconté la grosse peur à la sortie de l’église dimanche, l’arrestation et la libération de Chente, et les dernières rumeurs politiques. Betito lui a parlé avec enthousiasme de l’idée de grève générale impulsée par les étudiants. Il nous a demandé d’être très prudents, de ne pas oublier que “l’homme” ne doit jamais être affronté de face ; il a dit que la majorité des gardiens se comportaient correctement avec les prisonniers politiques, et même avec respect, qu’au sein des autorités du pénitencier règne un climat d’incertitude, beaucoup sont convaincus que tôt ou tard, il y aura un changement et que “l’homme” va finir par partir. Il m’a demandé de téléphoner à Pati dès mon retour à la maison pour lui dire qu’il va bien et qu’elle se fasse moins de souci. Je lui ai dit que j’appellerais aussi sa mère, la pauvre voulait venir mais elle est coincée par son arthrite. Au fil des minutes, j’ai commencé à repérer sur son visage les ravages de l’enfermement, un tic à l’œil droit, la toux plus vilaine que jamais, la pâleur. Je lui ai dit que, la prochaine fois, je lui porterais un sirop pour la toux. Il n’a pas cessé de fumer durant toute la visite ; c’est la première fois que trouver des cigarettes devient la grande aventure de sa vie de prisonnier, a-t-il dit. Il m’a ensuite demandé des nouvelles de Mila et des petits. J’ai voulu avoir l’air naturel quand je lui ai dit qu’ils allaient bien, même si elle se plaint de ses difficultés matérielles ; mais je n’ai jamais su mentir à mon mari : il m’a lancé un regard inquisiteur, s’est tourné vers Betito et n’a rien dit. Je lui ai dit que hier, après l’annonce de la levée du couvre-feu, j’avais parlé avec Pineda, l’avocat, qui m’avait dit qu’à présent les conditions étaient peut-être plus favorables pour relancer une action judiciaire. Il m’a redit de ne pas me faire d’illusions à ce propos, s’il est remis en liberté cela n’aura rien à voir avec une procédure judiciaire, mais parce que “l’homme” l’aura ordonné ou que “l’homme” ne sera plus là. J’ai eu le plus grand mal du monde à me résoudre à le laisser, à contenir mes larmes. À la sortie, j’ai cherché le sergent Flores, pour lui demander quand la prochaine visite serait possible, mais sur le mur du corridor était collé un écriteau qui annonçait que nous pourrions revenir samedi matin.

Chente est venu dans l’après-midi ; je croyais que son séjour en prison l’aurait intimidé, mais il s’est lancé tête la première dans l’organisation de la grève. Il m’a dit que les camarades qui avaient été emprisonnés en même temps que lui étaient ressortis encore plus décidés à combattre le tyran. À partir d’aujourd’hui, m’a-t-il informé, tous les étudiants de dernière année travaillant comme internes dans les hôpitaux, comme assistants judiciaires au tribunal, comme employés au ministère des Travaux publics ou comme assistants dans les cliniques dentaires, se sont mis en grève. Il m’a remis un nouveau communiqué du comité de grève. Et il m’a expliqué qu’il faisait partie d’un groupe chargé de récolter des fonds pour aider les étudiants qui se sont déclarés en grève dans les administrations publiques et qui ont des familles à entretenir. Je lui ai proposé un coup de main dans la mesure de mes possibilités. Plus tard, je suis allée chez mes parents et j’ai fait part de la situation à papa. Il m’a dit qu’il croit qu’il ne sera pas trop difficile de trouver des citoyens honorables prêts à contribuer financièrement à la grève contre le sorcier, à condition, bien sûr, que leurs noms ne soient jamais dévoilés.

À mon retour, María Elena m’attendait pour me dire que Mila avait donné congé à Ana et avait commencé à déménager la maison, qu’elle devait la rendre vendredi aux propriétaires pour ne pas avoir à payer le mois prochain et qu’elle allait s’installer chez ses parents. Cela m’a fait un coup, comme si cela me gâchait la journée. Mais je n’y peux rien : ce qui fait vivre cette femme, c’est le péché ardent entre ses jambes et personne ne peut l’arrêter. Que dira Clemen quand il le saura ? J’ai décidé de me concentrer sur les choses que j’ai à faire et sur le souvenir de la visite à mon mari pour éviter les mauvaises pensées. Heureusement Carmela et Chelón sont arrivés peu après pour boire un café et avoir des détails sur l’état de Pericles et ses conditions de détention ; ils m’ont demandé si, quand les visites auront repris leur cours normal, ils pourront m’accompagner, juste le temps de le saluer et d’avoir le plaisir de l’embrasser, sans vouloir bien sûr s’immiscer dans notre intimité. Je leur ai répondu que cela me ferait très plaisir, mais que j’espérais aussi que Pericles serait libéré avant le retour à un régime normal de visites. Je leur ai ensuite parlé de la grève et leur ai montré le tract que m’avait passé Chente ; ils en avaient un autre, également une copie faite au papier carbone avec à peu près le même contenu, où était lancé un appel pour que personne ne coopère avec le gouvernement, n’aille dans les salles de cinémas qui appartiennent au sorcier ni n’achète de billets de loterie ou ne paie d’impôts municipaux. Les deux tracts appellent au boycott des journaux gouvernementaux et à la résistance passive, mais celui apporté par Chente demande que chaque citoyen arbore un insigne de deuil, pour montrer son rejet des exécutions. Chelón m’a dit qu’il n’y a apparemment aucun signe indiquant que le gouvernement va autoriser de nouveau la publication des journaux d’opposition.

Betito m’a raconté qu’il pense que les lycées vont bientôt se mettre en grève, que dans le sien il y a eu d’intenses discussions à ce sujet. Je l’ai mis en garde contre l’utilisation de l’excuse de la grève pour manquer les cours, si tous les autres ne sont pas absents eux aussi. Le combat contre le général est une affaire sérieuse et pas une justification pour aller faire la fête avec ses camarades, je ne connais que trop bien mes enfants.

Cela a été une journée intense, gratifiante ; être avec Pericles a été un cadeau du ciel pour lequel je rends grâce.

Jeudi 27 avril

De nouveau l’intimidation et la violence ! Le général ne cède pas, il contre-attaque même. La messe de neuvaine pour l’âme du lieutenant Marín était sur le point de commencer quand les gardes nationaux ont fait irruption dans l’église. Doña Chayito m’avait dit qu’il était important que je vienne pour marquer la solidarité avec la famille. Je n’ai pas hésité. Mais en arrivant je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de monde, même Chente et Fabito rôdaient sur le parvis, et j’ai supposé qu’il s’agissait aussi d’une action de solidarité et de protestation. Ce que je n’aurais jamais imaginé, c’était que le sorcier serait capable d’envoyer les gardes à l’intérieur de l’église avec l’ordre de nous expulser. C’est un sacrilège, un apostat. Heureusement que les jeunes gens les ont vus arriver et ont eu le temps de partir, pour éviter désordres et arrestations. Mon indignation n’est toujours pas retombée. C’est le comble. L’épouse et la mère du lieutenant Marín sont institutrices et ont décidé de se mettre en grève avec l’appui de nombreuses collègues.

La journée avait commencé par une excellente nouvelle. Mingo est passé à la maison pour savoir comment j’avais trouvé Pericles et il en a profité pour me raconter que les Américains ont vraiment tourné le dos au général, que l’ambassadeur a refusé hier la proposition du gouvernement que des officiers américains réorganisent la force aérienne, pratiquement démantelée à la suite du putsch. “Ce refus signifie le retrait de toute confiance à l’égard du gouvernement”, m’a expliqué Mingo, plein d’enthousiasme. J’ai aussitôt transmis la nouvelle à papa. Il m’a dit qu’il allait appeler oncle Charlie pour avoir confirmation. Et, à midi, tout le monde était au courant que “l’homme” était de plus en plus seul.

En fin d’après-midi, papa est venu me porter une enveloppe avec de l’argent pour que je la remette à Chente, dans l’intention que le comité de grève répartisse la somme entre les internes qui doivent entretenir leurs familles. J’en suis restée bouche bée : la rapidité avec laquelle il avait récolté l’argent m’a stupéfaite. Il m’a expliqué que le sorcier avait creusé sa propre tombe, non quand il avait fusillé les militaires qui l’avaient trahi, mais quand il avait condamné à mort don Agustín, le docteur Pérez et le docteur Romero. Il a insisté sur le fait que les jeunes gens devaient être conscients qu’ils ne sauraient jamais les noms de donateurs et qu’il n’était pas question de reçus signés ou d’autres preuves compromettantes. Je suis aussitôt allée chercher Chente, mais je ne l’ai pas trouvé. J’ai rangé l’enveloppe dans ma malle, et je suis allée à la messe.

Quand nous sortions de l’église, sous le regard des gardes, l’indignation l’emportant sur la peur, doña Chayito m’a dit que le gouvernement devait être au courant de la grève déclenchée par les étudiants de dernière année dans les hôpitaux et les administrations publiques, car ce matin les deux journaux gouvernementaux avaient lancé une campagne rageuse contre eux et que c’était peut-être pour cela qu’il avait ordonné la suspension de la messe, pour que nous ne pensions pas qu’il était en position de faiblesse. Un jour c’est noir et l’autre c’est blanc, comme dit le proverbe.

Il y a un moment, alors que j’allais regagner ma chambre et que María Elena s’était retirée, Chente est venu. Nous avons évoqué l’iniquité du sorcier, son apostasie. Il m’a demandé comment allait Betito ; je lui ai dit qu’il était avec ses camarades et que je l’attendais d’un moment à l’autre. Je l’ai trouvé nerveux. Je lui ai dit de m’attendre au salon ; je suis allée sortir de la malle l’enveloppe remplie de billets et je la lui ai remise. “Qu’est-ce que c’est ?” a-t-il demandé, l’air surpris, en l’ouvrant. “Une contribution pour les étudiants de fin d’étude en grève”, ai-je dit. Son visage s’est illuminé ; il allait se mettre à compter les billets, mais je lui ai répété ce que papa m’avait dit. Avant de partir, il m’a laissé un nouveau tract écrit avec du papier carbone, qui est ici sur mon bureau et qui m’a l’air tout nouveau, qui demande de “prier aussi pour notre humble, vénéré et cher archevêque, qui a été plusieurs fois humilié par le tyran, car le théosophe ne croit pas en Dieu et persécute en sous-main notre religion catholique”. Betito est rentré un peu plus tard ; il assure que la grève rencontre partout un accueil de plus en plus enthousiaste. Je lui ai dit que demain je devais aller voir sa grand-mère Licha à Cojutepeque, que j’irais avec María Elena et que, s’il ne voulait pas déjeuner tout seul, il valait mieux qu’il aille chez maman. Je l’ai incité à la plus grande prudence.

Vendredi 28 avril

Je n’ai passé que dix heures en dehors de la ville et, à mon retour, j’ai eu l’impression que beaucoup de temps s’était écoulé. Betito m’a appris qu’il n’y avait eu aujourd’hui pratiquement aucun cours dans son lycée, car la majorité des professeurs n’étaient pas là, et que ce serait pire la semaine prochaine, selon lui c’est tout le corps enseignant qui va se mettre en grève. J’ai su ensuite, quand je suis allée chez Raúl, que le docteur Romero va mieux et que, si rien ne change, il pourra sortir de l’hôpital dans une semaine et que le général a l’intention de le fusiller aussitôt ; Raúl s’est déclaré totalement convaincu que le Collège de médecine fera tout ce qu’il faut pour empêcher que le docteur Romero ne soit fusillé. La situation se précipite : les étudiants ont formé des comités pour convaincre les différents secteurs d’appuyer la grève et il semble que la peur chez les gens commence à reculer, à tel point que maman m’a raconté que certaines de ses amies envisagent de fermer leurs commerces à partir de la semaine prochaine jusqu’au départ du sorcier. Le gouvernement a montré son côté dur : Betito a ramené le tract d’un comité fantôme d’appui au gouvernement, qui dit que la grève est à l’initiative des riches, mécontents que le général ait adopté des mesures en faveur du peuple. Il n’est pas seulement un assassin mais une crapule.

Et moi qui débarquais presque d’un autre monde, parce que j’adore voyager en train ; dès que la locomotive siffle et que le wagon commence à cliqueter, je retrouve mes souvenirs d’adolescence et de jeunesse, je me sens soudain relâchée, comme si le paysage qui défile m’éloignait de la réalité. Mais si je revenais d’un autre monde, c’est aussi que ma belle-mère vit dans le souvenir, et que parler avec elle, c’est comme entrer au grenier, ouvrir un coffre rempli d’histoires ; je reviens toujours avec deux ou trois nouvelles anecdotes concernant Pericles, des détails amusants sur son enfance et son adolescence. J’ai beaucoup apprécié la visite au marché avec María Elena et Petronila, la vieille servante de mes beaux-parents, pour acheter des chorizos, du fromage caillé, des graines de courge. La seule chose qui me déplaît, ce sont les déjeuners avec le colonel : cette atmosphère martiale, silencieuse, comme si on était à la caserne avec un chef qui déteste parler pendant qu’il mange ; bien des manies de Pericles lui viennent de là. J’ai été frappée par le fait que dans cette ville, qui est à une heure de train à peine de la capitale, on ne ressent pas du tout l’agitation politique qui règne ici, comme si le combat pour faire partir le général lui était étranger. C’est seulement lorsque j’ai parlé avec le père Dionisio, curé de l’église Nuestra Señora del Carmen, qui est venu dans l’après-midi boire un café avec ma belle-mère, que j’ai retrouvé l’agitation propre à la politique. Le père Dioniso m’a demandé des nouvelles de Clemen, qu’il connaît depuis tout petit ; je lui ai dit que des nouvelles, je n’en avais pas. Il s’est signé et a murmuré qu’il priait tous les jours pour que le Seigneur le protège ; il me regardait du coin de l’œil. Ma belle-mère m’a remis un panier de vivres pour que je l’apporte demain à Pericles. La pauvre a passé le plus clair de son temps assise à cause de son arthrite ; elle a eu le plus grand mal à faire quelques pas.

Ce qui m’a sérieusement refroidie, à mon retour, a été de trouver deux valises et des cartons avec les affaires de Clemen, que Mila avait apportés dans l’après-midi, profitant de mon absence, et que Betito a entassés dans ce qui était avant la chambre de Pati, qui me sert à présent d’atelier de couture. Il faudra que j’informe demain Pericles de la situation, il ne faudrait pas qu’ils le relâchent et que son retour soit gâché par la découverte de la trahison de Mila ; autant qu’il l’apprenne maintenant, après tout, il m’a lui-même dit qu’en prison les autres problèmes et soucis se voient “comme si on enlevait ses lunettes et que les choses semblaient plus petites”. Ana passera la nuit dans la chambre de María Elena car Mila a déjà rendu la maison et ne lui a évidemment pas offert l’hospitalité chez ses parents, mais l’a jetée à la rue ; toutes deux partiront demain de bonne heure pour leur village. J’ai préparé des petits cadeaux pour Belka.

Samedi 29 avril

Ils peuvent remettre Pericles en liberté à tout moment. Dieu entende mes prières ! Nous sommes allés de bonne heure avec Betito au pénitencier ; il y avait beaucoup de monde, c’est aussi jour de visite pour les droits communs. Je ne sais pas si c’est juste une impression, je suis naturellement portée sur l’autosuggestion, mais il me semble que l’atmosphère a changé, comme si les gens avaient meilleur moral, moins peur. Doña Chayito m’a dit qu’il fallait que nous parlions à la sortie, qu’il se passait beaucoup de choses dont elle voulait me mettre au courant. Carmela et Chelón nous ont rejoints dans la file à l’entrée. Pericles était content de les voir. Puis sont arrivés Mingo et mon beau-frère Toño, qui est venu de Cojutepeque. La première visite comme au bon vieux temps, quand mon mari était retenu au Palais noir, dans une pièce à côté du bureau du directeur de la police. Nous avons pris du café et des brioches (tout le monde avait apporté des victuailles pour Pericles), nous avons cancané, ri des dernières plaisanteries sur le général et doña Concha. Mon mari a dit qu’en sortant de prison il aurait assez de plaisanteries et d’histoires piquantes pour remplir un livre entier. Carmela et Chelón sont partis les premiers ; ensuite Toño et Mingo ont dit qu’ils partaient aussi, mais Pericles a demandé à ce dernier de rester un moment avec moi parce qu’il voulait parler d’autres questions. Betito a pris congé de son papa et a dit qu’il allait m’attendre dehors, avec la justification que nous allions parler de choses qui ne le regardaient pas, comme si je ne m’étais pas rendu compte de l’intérêt qu’il portait à Leonor, la fille de doña Julita, quand nous faisions la queue pour entrer. Pericles nous a révélé que le docteur Ávila était venu le voir la veille, vendredi, pour lui faire une proposition : ils le libèrent et il part directement pour Mexico établir un contact entre “l’homme” et don Vicente Lombardo Toledano, le leader ouvrier le plus influent au sein du gouvernement mexicain, avec lequel Pericles a eu de bonnes relations durant notre exil. Le docteur Ávila lui a précisé qu’il était là pour le sonder, qu’il s’agissait d’une initiative de son ministère, mais qu’à présent que le général souhaite lancer des programmes sociaux pour améliorer le bien-être du peuple, il écouterait d’une oreille favorable une initiative visant à se rapprocher de l’expérience de la révolution mexicaine, et Pericles lui semble la personne indiquée pour cela. “Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?” a demandé Mingo, d’un air surpris. “Que cela ne m’amuse pas de passer de l’état de prisonnier à celui de messager en exil, que s’ils veulent entrer en contact avec Vicente, leur ambassadeur est la personne tout indiquée, il est bien payé pour”, a-t-il dit. Il a ensuite dit clairement au docteur Ávila que le mieux était de le remettre en liberté immédiatement, puisqu’il n’y a ni charges ni procédure contre lui, juste une décision purement arbitraire, et que quand il serait redevenu un citoyen lambda, il serait alors tout disposé, chez lui, dans son salon, à écouter l’exposé des projets sociaux du gouvernement et toute proposition raisonnable. “Et qu’est-ce que t’a répondu le docteur Ávila ?” lui ai-je demandé, car je sais que don Ramón est une personne sensible et qu’il a de l’affection pour nous. “Qu’est-ce que tu veux qu’il me réponde, ce n’est pas lui qui décide…” m’a-t-il dit avec le ton de mépris caractéristique qu’il a quand son mauvais caractère prend le pas sur son intelligence. Mais moi, j’espère que le geste du docteur Ávila augure d’un proche retour de mon mari à la maison. “Ce qui ne fait aucun doute, a ajouté Pericles, c’est qu’ils sont dans la m… jusqu’au cou maintenant que les gringos les ont jetés par-dessus bord”, et que pour la première fois il a le sentiment que “l’homme” s’est engagé dans une voie sans issue. La nouvelle a plongé Mingo dans la perplexité ; il a murmuré que non seulement ils ont été lâchés par les gringos, mais par tous les banquiers et les planteurs de café, par les étudiants et les enseignants en grève, et avec un corps médical qui à partir de mardi va exercer une pression maximum en faveur de l’amnistie et pour éviter l’exécution du docteur Romero. Pericles a demandé des nouvelles de don Jorge. Mingo a dit qu’il était passé hier à la polyclinique, que don Jorge est hors de danger, mais que personne ne sait exactement quelles seront les séquelles ; il a ensuite regardé sa montre, dit que le temps était passé à toute allure, qu’il ne restait plus que dix minutes de visite, qu’il allait nous laisser seuls et m’attendre dehors pour me ramener à la maison. Je lui ai dit de ne pas prendre cette peine, j’avais convenu de retrouver des amies à la sortie. J’ai pris alors mon courage à deux mains et à brûle-pourpoint j’ai raconté à Pericles, à voix basse, que Mila a déménagé, qu’elle a l’intention de divorcer de Clemen et qu’elle est la maîtresse du colonel Castillo, le procureur de la cour martiale qui a condamné à mort mon fils. Tout en bredouillant l’histoire, je sentais l’angoisse monter, comme si j’avais été moi-même la coupable de ce qui était arrivé, mais une fois mon récit terminé, tandis qu’une grimace de dégoût tordait le visage de Pericles, je me suis sentie soudain plus légère, débarrassée d’un poids. Je lui ai dit que je préférais qu’il le sache dès maintenant, pour lui éviter de mauvaises surprises quand il reviendra à la maison. Il m’a demandé des nouvelles des petits-enfants ; si Pati, le colonel ou Mama Licha étaient au courant. Et puis il a lâché ce seul commentaire, en mâchant ses mots comme s’il allait cracher : “À quelque chose malheur est bon.” En partant j’ai eu l’impression, qui ne m’a pas quittée, que nous serons très bientôt à nouveau ensemble.

Quand je suis sortie, Betito avait déjà filé à l’anglaise, certainement pour faire la cour à Leonor. J’ai fait une partie du chemin avec doña Chayito ; le ciel s’était couvert et, par moments, soufflait une brise qui m’a fait penser que les premières pluies de la saison n’allaient pas tarder, ce qui est arrivé quelques heures plus tard. Doña Chayito m’a dit que le combat pour obtenir la liberté de nos proches est passé au second plan et que nous devons à présent employer tous nos efforts pour appuyer l’organisation de la grève générale lancée par les étudiants, que nous devons convaincre nos amis et connaissances de rejoindre le mouvement, de fermer leurs commerces et bureaux pour que le pays cesse de fonctionner le plus tôt possible et obliger le sorcier à s’en aller. Je lui ai dit qu’elle pouvait compter sur moi dans la mesure de mes moyens. Elle m’a expliqué que le mieux était que je mette à profit ma proximité avec Chente, que les étudiants ont les clés et qu’il ne s’agit plus de sortir manifester mais de transformer la capitale en ville fantôme, que chacun reste chez soi et qu’il n’y ait plus dans la rue que les policiers et les gardes, comme des âmes en peine.

Le déjeuner chez mes parents a été agité. Oncle Charlie et d’autres amis de papa ont évoqué les démarches auprès des associations de propriétaires et de commerçants pour qu’ils maintiennent les salaires de leurs employés même si les magasins et bureaux restent fermés. Comme lundi est le 1er mai, qui est un jour férié, la campagne en faveur de la grève commencera mardi, avec les banquiers en tête du secteur privé. J’ai avoué à papa que je me sentais plutôt perdue au milieu de la confusion ambiante. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que je pouvais collaborer comme je l’avais déjà fait, en transmettant au comité étudiant les fonds collectés pour qu’ils les répartissent entre les conducteurs de tramway, les chauffeurs de taxi, les employés d’administrations publiques, les contrôleurs de train et dans les autres secteurs, afin d’acheter des vivres leur permettant de tenir durant le temps que durera la grève. En sortant de chez mes parents, j’ai rencontré Juan White, son associé Mono Harris et Winall Dalton, qui venaient faire une visite, ils n’avaient visiblement pas attendu l’après-midi pour commencer à boire. Winall me fait toujours des compliments, il reste respectueux et je le trouve galant homme, mais Pericles dit qu’il n’est rien qu’un “gringo libidineux” devant lequel je ne dois pas baisser la garde.

Dans l’après-midi, après avoir rendu visite à don Jorge et à Teresita à la polyclinique, je suis allée chez mes voisins, qui fêtaient l’anniversaire de Rosita, même si en fait la fête était aussi une couverture pour une réunion de médecins en vue de la grève de la semaine prochaine. Raúl m’a dit de ne pas m’inquiéter, le sorcier va tomber plus tôt que ce que nous imaginons et nous pourrons avoir à nouveau parmi nous Pericles et Clemen ; Chente est passé un moment, au pas de course comme toujours, et il m’a confié à l’oreille que les pharmaciens, les juges de paix et même les vendeuses du marché sont en train de se joindre à la grève, et que l’on aura besoin d’appui économique supplémentaire de la part de ceux d’en haut. L’enthousiasme était si contagieux que j’ai même bu un petit verre.

À présent je suis seule à la maison. Betito est allé à une grande fête au Club, la première depuis que le gouvernement a autorisé sa réouverture. Je me dis que cela doit marcher, que “l’homme” ne peut s’opposer à tout le monde s’il n’a personne en face ; mais je me dis que ces journées seront mouvementées, même sans manifestations de rue, et qu’il y a encore beaucoup de fils à tendre pour parvenir à la paralysie complète. Mon regret est que j’arrive à la dernière page de mon précieux cahier de Bruxelles. J’en achèterai un nouveau mardi, avant que les magasins commencent à fermer à cause de la grève.