La tête dans le frigidaire, j’étais en train de nettoyer la paroi du fond lorsque, soudain, j’ai ressenti une violente douleur dans le dos. Je me suis effondrée par terre avec un cri. Recroquevillée sur le carrelage, les yeux pleins de larmes, j’ai essayé désespérément de reprendre ma respiration. En attendant le coup suivant.
Carol se tenait au-dessus de moi, la batte de baseball de Jack à la main. Elle m’a jeté un regard méprisant. Je me suis repliée contre le frigidaire.
— Tu n’es qu’une merde. Tout ce que tu fais, c’est de la merde. Tu ne vaux rien de plus et tu ne vaudras jamais rien de plus.
Elle a tourné le dos et est partie.
Petit à petit, j’ai réussi à retrouver une respiration normale. Je me suis redressée, encore tremblante, et j’ai essuyé mes larmes. Lorsque je me suis relevée, je n’ai pu retenir une grimace de douleur. J’ai rangé les boîtes dans le frigidaire avec des gestes mécaniques avant de me diriger vers la salle de bains.
Dans le miroir, j’ai vu mes yeux rougis et mon visage pâle. Je me suis forcée à respirer profondément pendant une minute, en faisant le vide dans mon esprit, pour chasser mon tremblement. Puis je me suis aspergée d’eau froide pour neutraliser la colère que je sentais monter en moi. J’ai fermé les yeux et je me suis concentrée sur une pensée simple : je ne resterai pas dans cette maison toute ma vie. Une fois calmée, je suis retournée dans la cuisine pour finir le ménage.
Le lendemain matin, lorsque je me suis assise dans mon lit, une vive douleur dans le dos m’a rappelé les événements de la veille. Mais il était hors de question que je passe la journée dans cet endroit : douleur ou pas, j’irais à la bibliothèque.
George et Carol n’ont pas hésité une seconde à me laisser partir. Cela les arrangeait de ne pas m’avoir à la maison. J’ai promis d’être de retour à dix-huit heures et filé sans demander mon reste. Lorsque j’ai enfourché mon vélo, chaque mouvement me mettait au supplice. Mais je me suis concentrée pour ne pas me laisser envahir par la souffrance. Au fil des ans, j’avais appris non seulement à masquer la douleur mais aussi à la dompter.
En approchant de la bibliothèque, j’ai senti le rythme de mon cœur accélérer furieusement. À la pensée de voir Evan, un sourire s’est mis à flotter sur mon visage. Tant pis pour les risques que je prenais, cela valait le coup. De toute manière, la scène de la veille m’avait montré une fois de plus que les coups pouvaient tomber sans raison. Alors, quitte à souffrir, autant que cela soit pour la bonne cause.
J’ai attaché mon vélo à la grille devant le bâtiment et grimpé les marches. Au moment d’entrer dans la salle, je l’ai vu à côté de la porte, adossé au mur.
— Salut, a-t-il lancé avec un petit sourire.
— Salut.
Mon cœur a passé la vitesse supérieure. Evan en train de m’attendre : c’était ça, le vrai risque.
— Prête à taper la balle ?
— Prête à tout ! ai-je déclaré en dévalant l’escalier derrière lui.
— À tout, vraiment ?
J’ai hésité une seconde et l’ai regardé droit dans les yeux.
— Oui, tout, ai-je répondu avec un large sourire.
Son visage s’est illuminé et il m’a souri à son tour. Il était pourtant à mille lieux d’imaginer ce que signifiait ma réponse…
Après m’avoir ouvert la portière de sa voiture, il a fait le tour et s’est installé au volant.
— Comment s’est passé ton samedi ?
— Normal. Et toi ?
— Je suis allé à New York pour un des dîners de bienfaisance dont ma mère s’occupe. Donc rien de spécial non plus.
— La routine, c’est ça ? ai-je lâché sur un ton ironique.
Quelques minutes plus tard, nous étions sur le terrain. On entendait le bruit caractéristique des battes en aluminium frappant la balle.
— Tu as froid ? m’a demandé Evan. Tu trembles.
— Non, tout va bien.
Instinctivement, mon corps avait réagi au son des battes de baseball.
— Tu t’es déjà servie d’une batte ?
— En primaire, je crois…, ai-je avoué.
— Alors je vais d’abord te montrer le mouvement. Ensuite, tu pourras essayer.
Il s’est dirigé vers le milieu du terrain.
— On va commencer ici et puis on avancera.
— OK.
— Est-ce que tu peux me tenir ça, s’il te plaît ? a-t-il dit en me tendant la veste qu’il venait d’enlever.
En la pliant, je n’ai pas pu m’empêcher d’en respirer l’odeur. La réaction de mon cœur a été immédiate : grands bonds désordonnés dans la poitrine.
Evan a commencé par m’expliquer comment positionner mes mains et il me montrait le geste. J’avais beau essayer d’écouter, mes pensées avaient décidé de vagabonder le long de son tee-shirt, qui soulignait les muscles de son torse et de son dos. J’ai cligné rapidement des yeux pour reprendre mes esprits et me suis concentrée sur ce qu’il disait. Il a mis une pièce dans la machine, qui lui a lancé des balles à intervalles réguliers. Il les renvoyait avec une facilité impressionnante. Tout en frappant, il m’expliquait chaque étape de son geste.
Lorsque ça a été mon tour, je l’ai imité au mieux. Il est venu se placer derrière moi et a appuyé sur mes hanches pour rectifier ma posture. Puis il a posé ses mains sur les miennes qui tenaient la batte. Je sentais son souffle sur ma nuque. M’accompagnant lentement dans le mouvement, il m’a conseillé de garder le coude bien haut. Je sentais contre mon dos la chaleur de sa poitrine tandis que son odeur douce et fruitée chatouillait mes narines.
— Prête ? a-t-il demandé en reculant d’un pas.
— Ouais ! ai-je répondu, un peu hébétée.
Je ne m’étais pas rendu compte que la démonstration était terminée.
— Je vais me mettre dans l’angle du terrain comme ça je verrai bien ton geste.
— Ça n’est pas un peu dangereux ? Je n’ai pas envie de t’assommer…
Il a éclaté de rire et m’a rassurée avant d’appuyer sur le bouton de la machine. Les premières balles sont passées à côté de moi sans que j’aie le temps de réagir.
— Tu m’as dit que tu mettrais le mode « lent » ! ai-je protesté.
— Concentre-toi bien sur la balle.
Je me suis préparée et n’ai pas quitté des yeux la machine. Au moment où elle a lancé la suivante, j’ai déclenché mon geste. J’ai enfin senti la batte frapper la balle. Mais, au même instant, la torsion de mon corps a réveillé la blessure et une décharge douloureuse m’a parcouru le dos. Je n’ai pas bronché. Pas question de me laisser dominer par la souffrance.
— C’est ça ! m’a encouragée Evan.
Après quelques lancers de balles supplémentaires, il m’a donné d’autres conseils. Puis il a remis des pièces dans la machine et s’est assis sur le banc. À chaque balle, je me concentrais davantage, rectifiant ma position et mon geste pour les améliorer. Au bout d’un moment, je parvenais à renvoyer régulièrement la balle. Même si elle n’allait pas aussi loin que ce qu’Evan avait suggéré, au moins, j’arrivais à la frapper.
— Bravo, c’est de mieux en mieux ! s’est-il exclamé. Tu apprends vite. Je m’en doutais.
Je n’ai rien répondu.
Après avoir rendu nos équipements à l’accueil, nous sommes retournés à la voiture.
— Qu’est-ce que tu veux essayer le week-end prochain ? le golf ?
— Le golf, ça ne m’attire pas du tout, ai-je avoué. Et je ne suis pas sûre que ça soit une bonne idée de faire des plans pour le week-end prochain.
— Mais si on peut se voir, qu’est-ce que tu aimerais faire ? insista-t-il.
Soudain, son regard s’est illuminé et il a ajouté avec un large sourire :
— J’ai une idée ! J’ai trouvé l’activité parfaite.
— C’est quoi ? ai-je demandé, un peu inquiète.
— Je ne te dis pas, mais tu vas adorer.
J’ai froncé les sourcils. Qu’est-ce qu’il mijotait encore ?
— Ah, j’ai ton iPod dans la voiture, a-t-il enchaîné. Tu as de la super musique. Enfin, à part quelques morceaux…
— Ce sont les morceaux que j’écoute quand je n’arrive pas à m’endormir, ai-je dit un peu gênée.
— C’est très…
— Apaisant.
— On peut dire ça comme ça, a-t-il conclu en riant.
Confortablement installés dans la voiture, nous roulions vers la bibliothèque, lorsque Evan m’a posé LA question à laquelle je m’étais préparée depuis longtemps.
— Pourquoi est-ce que tu vis chez ton oncle et ta tante ?
Malgré tout, mon cœur a eu un raté. Mais je me suis vite ressaisie. Si je ne répondais pas, cela ne ferait que renforcer sa curiosité.
— George est le frère de mon père. Mon père est mort dans un accident de voiture quand j’avais sept ans. George et Carol, sa femme, m’ont alors accueillie chez eux.
— Et ta mère ?
Après cette échappée sur le terrain de baseball, ses questions me ramenaient brutalement à la réalité.
J’ai respiré profondément avant de répondre d’une voix égale à chacune de ses questions. Comme si je récitais une leçon apprise par cœur. Pas d’affect, pas d’émotions, juste la vérité.
— Elle est tombée malade après la mort de mon père et n’était plus capable de s’occuper de moi.
— Je suis désolé, a murmuré Evan.
J’ai souri machinalement, sans apprécier son empathie. Elle ne me semblait pas justifiée et me mettait mal à l’aise. Depuis longtemps, j’avais accepté la mort de mon père et l’absence de ma mère. Cela faisait partie de ma vie. Je ne voulais ni m’apitoyer sur moi ni que les autres s’apitoient sur mon sort. Le présent nécessitait toute mon attention pour survivre à la violence de Carol, et je ne pouvais pas me permettre de penser au passé. Tout ce qui comptait, désormais, c’était le futur.
— Donc tu as un match demain ? ai-je lancé, l’air détaché, pour changer de sujet.
Durant le trajet, nous avons parlé de la fin de la saison de foot, des différents matchs à venir et des clubs.
— Alors à demain, ai-je lâché d’un ton léger lorsque la voiture s’est arrêtée sur le parking.
— À demain, a-t-il répondu avant que je ne claque la portière.
Je devinais son regard posé sur moi pendant que je marchais vers mon vélo. Mais je ne me suis pas retournée. J’ai pédalé jusqu’à la maison et suis arrivée bien avant le dîner. J’ai profité de ce moment de calme pour savourer les souvenirs de cette journée et, lorsque je me suis assise à table, les images défilaient dans ma tête. Elles formaient un bouclier qui me protégeait de l’extérieur. À tel point que j’ai à peine remarqué les regards furibonds de Carol quand je me suis resservie de la soupe. Je crois même que je souriais.