Une fois en cours de journalisme, je suis allée m’asseoir devant l’ordinateur et j’ai ouvert le numéro en cours des Nouvelles de Weslyn. Je devais boucler avant la fin de l’heure et lancer l’impression dans la foulée pour pouvoir le distribuer dans la matinée. J’ai à peine entendu Mme Holt faire le point avec les élèves sur les papiers pour le numéro suivant. Toute mon attention était concentrée sur les pages qui défilaient sous mes yeux. Je déplaçais des pubs pour harmoniser la maquette, rectifiais le format des colonnes et des encarts et insérais des images.
— C’est encore possible de proposer un article pour le numéro de la semaine prochaine ?
La question a éveillé mon attention. Je ne connaissais pas cette voix. J’ai continué à fixer mon écran, attendant la suite. Les élèves s’étaient tus.
— Je souhaiterais écrire un article sur l’opinion que les adolescents ont d’eux-mêmes et comment ils perçoivent leurs défauts, a poursuivi la voix. J’aimerais bien faire une enquête et interviewer des élèves pour savoir quelle est la partie de leur corps dont ils ont le plus conscience.
Mon sang n’a fait qu’un tour, et je me suis retournée pour voir celui qui avait eu l’idée d’un tel sujet et qui parlait sur un ton aussi affirmé. Limite prétentieux.
— L’article pourrait montrer que, quel que soit le milieu social dont on est issu, nous avons tous des doutes.
C’était la première fois que je voyais ce type. Comment un garçon comme lui, visiblement assez peu en proie aux doutes et qui devait se croire sans défauts, pouvait prétendre interroger des adolescents sensibles et vulnérables et les faire parler de ce qu’ils n’aimaient pas en eux ? Franchement, qui avait envie de parler de ses boutons, de ses bonnets taille A ou de ses pectoraux rachitiques ? Ça semblait cruel et pervers. Plus j’y pensais, et plus la colère montait en moi. Mais c’était qui, ce nouveau ?
Assis au dernier rang, il portait une large chemise bleu ciel assortie à ses yeux bleus, et un jean qui lui allait à la perfection. Ses manches étaient retroussées et le col de sa chemise assez déboutonné pour laisser entrevoir sa peau mate et les muscles de son torse. Il promenait son regard à travers la pièce d’un air détendu, pas plus dérangé que ça par les quatorze paires d’yeux braquées sur lui. Visiblement, il était habitué à capter l’attention.
Quelque chose me troublait chez lui : il paraissait plus âgé. On aurait presque pu le prendre pour un étudiant. Il avait un visage juvénile et doux, mais sa mâchoire carrée et ses épais sourcils lui donnaient un air plus mature. Avec son nez droit et ses lèvres très dessinées, il avait une structure de visage harmonieuse et des traits gracieux, dignes des plus belles œuvres d’art.
L’aisance avec laquelle il s’exprimait me laissait penser qu’il avait l’habitude de parler devant des adultes, mais je n’arrivais pas à déterminer si je le trouvais plutôt arrogant ou plutôt élégant. Après quelques secondes de réflexion, j’ai tranché : arrogant. Il était tellement sûr de lui !
— C’est une idée intéressante…, a dit Mme Holt.
— Sérieusement ?
Le mot a jailli de ma bouche. Tous les regards se sont aussitôt tournés vers moi, incrédules. Y compris le sien.
— Soyons clairs : tu veux utiliser la fragilité de quelques ados pour écrire un article sur leurs nombreux défauts et complexes ? Tu ne crois pas que c’est un peu destructeur ? En plus, je te rappelle que c’est un journal d’actualités. Ça peut être amusant ou léger, mais toujours avec des infos, pas des ragots.
Il a réagi à ce dernier mot :
— Ça n’est pas…, commença-t-il.
— Mais peut-être que ton idée, c’est de faire un papier qui raconterait pourquoi les filles veulent plus de poitrine et les garçons plus de muscles ? Non merci. Les sujets superficiels ou sordides, c’est bon pour la presse à scandale. Peut-être que c’était le genre, là où tu étais avant, mais en ce qui me concerne, je considère que nos lecteurs ont du plomb dans la cervelle.
Quelques rires étouffés ont ponctué mes paroles. J’ai continué à regarder l’inconnu droit dans les yeux, sans flancher. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Était-ce à cause de ma sortie ? J’ai serré les dents dans l’attente de la riposte.
— J’ai pour habitude de prendre mon travail au sérieux, a-t-il répondu. Avec ce papier, j’aimerais montrer ce que nous avons en commun en tant qu’individus, au-delà de la popularité ou du pouvoir d’attraction de chacun. Je ne pense pas que cet article « utilisera » qui que ce soit. Il expliquera au contraire que tout le monde a des doutes sur son physique, même ceux qui sont considérés comme parfaits. Par ailleurs, je respecte la confidentialité de mes sources. Et enfin, je sais faire la différence entre un article de caniveau et une véritable enquête.
Sa voix était calme et claire, mais je la trouvais condescendante. J’ai senti le rouge me monter aux joues.
— Et tu penses obtenir des réponses sincères ? Tu crois qu’ils vont se confier à toi ?
J’ai été surprise par l’agressivité de mon ton. Les autres élèves aussi, à en croire l’épais silence qui régnait autour de moi.
— Je sais m’y prendre pour amener les gens à me faire confiance, a-t-il lâché avec un sourire tout ce qu’il y a de plus suffisant.
Mme Holt est intervenue avant même que j’ouvre la bouche.
— Merci, Evan.
Elle m’a lancé un regard inquiet.
— Emma, comme tu as quelques réserves à l’égard de la proposition d’Evan et que tu es la rédactrice en chef du journal, je te propose la chose suivante : tu lui donnes le feu vert pour qu’il fasse son article mais c’est toi qui décideras, en dernier lieu, de le publier ou pas. Qu’en penses-tu ?
— Je suis d’accord.
— Evan, ça te convient ?
— Tout à fait. C’est elle la rédactrice en chef.
Mais quel prétentieux ! J’ai replongé mon nez dans mon ordinateur pour ne plus voir sa tête de beau gosse imbu de lui-même.
— Parfait, a conclu Mme Holt, soulagée. Tu as bientôt fini, Emma ? J’aimerais qu’on démarre la discussion du jour.
— Je viens juste de terminer, ai-je répondu sans lever la tête.
— Très bien. Maintenant, s’il vous plaît, ouvrez votre livre à la page quatre-vingt-treize, à l’article intitulé « L’éthique du journalisme ».
Elle avait haussé le ton pour regagner l’attention des élèves. Je suis allée m’asseoir près de Sara et, sentant son regard insistant posé sur moi, j’ai gardé les yeux baissés sur mon livre.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? a-t-elle chuchoté.
J’ai haussé les épaules en guise de réponse.
Les trois quarts d’heure qui ont suivi m’ont paru durer une éternité. Quand la fin du cours a sonné et que nous sommes enfin sorties de la salle, j’ai explosé :
— Mais pour qui il se prend, ce type ? Quel poseur !
Je marchais à grandes enjambées le long du couloir, hyper remontée. Lorsque nous sommes arrivées devant nos casiers, j’étais tellement agitée que Sara m’a dévisagée comme si elle me voyait pour la première fois de sa vie. J’ai enchaîné :
— Et c’est qui ce mec, d’ailleurs ?
— Evan Mathews, a répondu une voix grave derrière moi.
Mon cœur s’est arrêté de battre une fraction de seconde et j’ai lancé un regard paniqué à Sara. Qu’avait-il entendu au juste ? Je me suis retournée lentement, les joues en feu.
— J’espère que je ne t’ai pas contrariée en proposant cet article. Ça n’était pas mon intention.
Il m’a fallu quelques secondes pour reprendre mes esprits.
— Je n’étais pas contrariée du tout. Je veille juste à ce que les contributions respectent une certaine intégrité.
Je m’efforçais à employer un ton calme et distant, comme si rien ne s’était passé en cours.
— Je comprends parfaitement, a-t-il dit. C’est ton rôle.
Il avait l’air sincère. Ou condescendant…
J’ai changé de sujet de conversation.
— C’est ton premier jour ici ?
— Euh non, pas vraiment… Ça fait une semaine que je suis là et on a déjà eu cours ensemble.
— Ah…, ai-je répondu en regardant mes pieds.
— Ça ne m’étonne pas que tu ne t’en sois même pas rendu compte, tu as l’air très concentrée pendant les cours, on dirait que rien d’autre n’existe pour toi.
— Tu es en train de me dire que je suis égocentrique ? ai-je aussitôt répliqué d’un ton sec.
— Quoi ? Mais pas du tout !
Il a souri. Une lueur amusée brillait dans son regard, ce qui m’a exaspérée. L’air outré, j’ai planté mes yeux noirs de colère dans ses yeux gris acier – et non bleu clair, comme j’avais cru voir. Il était tellement content de lui, c’était insupportable ! J’ai secoué la tête, écœurée, et je lui ai tourné le dos pour m’éloigner.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? m’a demandé Sara après m’avoir rattrapée. Je ne t’ai jamais vue dans un état pareil.
— Non, mais tu as vu ce crétin totalement imbu de lui-même ?
— Je crois qu’il voulait seulement être sûr qu’il n’avait pas été désagréable pendant le cours, a dit doucement Sara.
Elle a hésité une seconde avant d’ajouter :
— Si tu veux mon avis, je pense même qu’il s’intéresse à toi.
— Ouais, c’est ça, ai-je rétorqué d’un air dédaigneux.
— Franchement, Emma, je sais que tu es hyper concentrée en classe, mais quand même : comment tu as fait pour ne pas le voir avant ?
— Ah, toi aussi, tu penses que je suis égocentrique, c’est ça ? ai-je lancé méchamment.
Sara a écarquillé les yeux.
— Tu sais très bien que non, arrête de dire n’importe quoi ! Je sais que c’est vital pour toi de réussir ton entrée à l’université. Mais à cause de ça, tu es fermée aux autres et, du coup, personne ne fait attention à toi. Tout le monde est habitué à ton manque de…
Elle a cherché un instant le mot juste.
— … de curiosité. Du coup, ça fait bizarre, ce type n’est là que depuis une semaine et il a déjà remarqué à quel point tu étais investie en cours. C’est évident qu’il t’a repérée.
— Mais c’est pas parce qu’il m’a repérée ! C’est juste que son ego en a pris un coup pendant le cours et qu’il a essayé de contre-attaquer.
Sara a éclaté de rire.
— Tu es un cas désespéré !
J’ai ouvert mon casier pour y déposer mes livres avant de demander :
— C’est vrai que ça fait une semaine qu’il est là ?
— Tu te souviens que lundi, pendant le déjeuner, j’ai parlé d’un nouveau très mignon ?
Avec un rire moqueur, j’ai claqué la porte de mon casier d’un coup sec.
— C’est de lui que tu parlais ? Tu le trouves mignon ? !
— Super mignon, tu veux dire ! Comme à peu près toutes les filles du lycée, d’ailleurs. Même les terminale l’ont remarqué. Et si tu essaies de me faire croire que ça n’est pas ton cas, je t’étrangle !
J’ai levé les yeux au ciel.
— Bon, on change de sujet ? On ne va pas passer la journée sur lui, quand même.
Après avoir choisi notre déjeuner, lorsque nous avons traversé la cafétéria pour aller dehors, j’ai entendu chuchoter sur notre passage. C’était la première fois que je perdais ainsi le contrôle de moi-même et j’avais beau essayer de penser à autre chose, la scène avec Evan Mathews tournait en boucle dans ma tête. Pourquoi cette discussion avec ce type que je ne connaissais même pas me perturbait-elle à ce point ? Quelle idée de me mettre dans cet état…
Soudain, ma colère s’est envolée.
— Sara, je suis vraiment grave, ai-je dit d’une voix morne.
Allongée sur le banc, les manches de son tee-shirt retroussées jusqu’aux épaules, elle savourait le soleil. Les garçons qui passaient regardaient le spectacle avec gourmandise.
Elle s’est relevée et m’a dévisagée avec étonnement.
— De quoi tu parles ?
— Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Franchement, qu’est-ce que ça peut bien me faire que ce type écrive un article sur le malaise des adolescents ? Comment j’ai pu faire toute une histoire pour ça ? Plus la scène dans le couloir… J’ai super honte.
Je me suis pris la tête dans les mains avec un grand soupir.
— C’est vrai que tu as été un peu excessive sur ce coup-là, a-t-elle répondu, le sourire aux lèvres.
— Merci, tu me remontes vraiment le moral.
En voyant son regard malicieux, j’ai éclaté de rire. Dix secondes après, on était toutes les deux pliées en quatre et les gens qui passaient tournaient la tête, étonnés. Au bout de quelques minutes, le ventre et les joues douloureux à force de rire, nous avons enfin réussi à nous ressaisir. Sara s’est alors penchée vers moi, émettant un dernier gloussement.
— Tu vas peut-être pouvoir te racheter. Il vient vers nous…
— C’est une blague ?
Mon estomac a fait un salto dans mon ventre.
— J’espère que ça n’est pas de moi que vous riez, s’est enquis cette voix assurée et charmante que je reconnaissais désormais.
J’ai fermé les yeux, paniquée à l’idée de me retrouver face à lui. Après avoir pris une grande inspiration, je me suis retournée et j’ai planté mes yeux dans les siens.
— Absolument pas. Sara a juste dit quelque chose de drôle.
J’ai hésité un instant avant de me lancer :
— Je n’aurais pas dû m’énerver contre toi, tout à l’heure. Désolée, c’est pas mon genre.
— J’ai besoin de me rafraîchir un peu, je vais chercher de l’eau, a annoncé Sara, les yeux encore humides.
Elle est partie. En nous laissant seuls !
— Je sais que tu n’es pas comme ça, m’a-t-il glissé avec un sourire doux.
La facilité avec laquelle il l’a dit m’a sidérée.
— Bonne chance pour ton match tout à l’heure, a-t-il ajouté. J’ai entendu dire que tu te défendais bien.
Et il est reparti. Sans attendre de réponse.
C’était quoi, ça ? Qu’est-ce qu’il sous-entendait par « Je sais que tu n’es pas comme ça » ? Je suis restée un moment immobile, les yeux fixés sur l’endroit où il se tenait quelques instants auparavant, essayant de comprendre ce qui venait de se passer. Curieusement, il n’avait pas du tout l’air de m’en vouloir de l’avoir ainsi agressé. Mais pourquoi m’étais-je à ce point énervée ? Contre un garçon, en plus… Bon, il était temps d’effacer toute cette histoire et de passer à autre chose. De rester concentrée sur l’essentiel.
— Il est parti ? J’espère que tu ne l’as pas de nouveau insulté ?
La voix de Sara m’a tirée de mes pensées. Je ne l’avais même pas vue revenir.
— Absolument pas ! Promis ! Il m’a juste souhaité bonne chance pour mon match et il est parti. C’était… bizarre.
Sara m’a fait un clin d’œil.
— Reconnais quand même qu’il est vraiment mignon.
J’ai grogné une vague réponse.
— Il est tellement mystérieux, a-t-elle continué. Tu sais, je crois vraiment qu’il t’aime bien.
— Arrête, Sara ! Là, c’est toi qui deviens stupide.
Nous avons sortis nos cahiers, mais j’ai eu un peu de mal à faire mes devoirs : je levais régulièrement le nez pour voir s’il était dans les parages. Une fois le travail pour le lendemain fini, j’ai renoncé aux devoirs de la semaine suivante. Ça pouvait bien attendre le week-end ; mon programme n’était pas franchement surchargé.
— Je vais chercher mes affaires dans le casier et me préparer pour le match, ai-je dit à Sara en me levant de ma chaise.
— Je te rejoins dans une minute, a-t-elle répondu, en train de rêvasser, allongée sur le banc.
J’ai pris mes livres et me suis dirigée vers la cafétéria, m’efforçant de regarder droit devant moi pour ne pas chercher Evan.
Impossible.