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INÉVITABLE

Les deux semaines qui ont suivi, je ne suis pas retournée à la maison.

Je n’y étais pas non plus pour Noël. Mon seul regret a été de ne pas voir le sourire des enfants. J’avais l’habitude d’écrire avec eux leur lettre au Père Noël et j’adorais être là quand ils ouvraient leurs cadeaux. Je me suis demandé comment Carol et George avait justifié mon absence.

Pendant ma convalescence, je suis restée chez Janet. C’était… calme. Elle ne m’a posé aucune question sur ce qui m’était arrivé. Ni sur quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Elle m’a installée dans la chambre d’amis et venait régulièrement me voir pour s’assurer que je ne manquais de rien.

La première semaine a été atroce. Le moindre mouvement me faisait un mal de chien. J’ai pris les comprimés qu’on m’avait prescrits pour me soulager, je dormais beaucoup. La seconde semaine, la douleur était moins vive, même si, chaque fois que je m’asseyais dans mon lit, mon coccyx me rappelait à quel point le choc avait été violent. Je passais mes journées à lire, à dormir et à échanger des SMS avec Sara.

Pendant les vacances, elle m’a envoyé chaque jour des mails pour me donner des nouvelles, prendre des miennes et me raconter toutes sortes de choses. Mais ne pas la voir me manquait. J’ai fini par prendre mon courage à deux mains et demander à Janet si Sara pouvait venir me rendre visite le dimanche avant la rentrée. Elle a immédiatement accepté et j’ai regretté de ne pas lui avoir demandé plus tôt. Elle avait beau être la mère de Carol, elle lui ressemblait si peu, c’était déconcertant.

Lorsque Sara est arrivée dans la petite maison, j’ai senti qu’elle réfrénait son humeur déchaînée et exubérante habituelle. Prétextant une course à faire, Janet est partie en ville. Je savais que c’était pour nous laisser tranquilles.

— Je suis trop contente de te voir ! s’est exclamée Sara dès le départ de Janet. Ça a l’air d’aller. Tu te sens mieux ?

— Ça va bien ! Je commence juste à m’ennuyer ferme. Raconte un peu ce qui se passe, j’ai dû rater tellement de trucs !

Sara a éclaté de rire.

— OK ! Tu es à jour pour le basket, non ?

— Oui. J’ai lu les infos dans le journal. On a perdu deux matchs, mais on en a aussi gagné deux.

— Ils attendent ton retour avec impatience. Surtout M. Stanley. Sinon, je suis allée faire du ski avec mes parents, Jill et Casey, mais ça tu savais. Quoi d’autre ?

Sara a regardé le plafond pour réfléchir aux autres infos qu’elle devait me donner.

— Ah oui… Drew m’a donné des fleurs pour toi, mais… je les ai oubliées. Pense quand même à le remercier.

— D’ac.

Pendant ces longues journées de solitude, j’avais largement eu le temps de penser à ce qui se passait entre Drew et moi. En fin de compte, je ne me souvenais même pas comment la relation avait basculé. Et maintenant, il m’offrait des fleurs… En ce qui me concerne, j’aurais pu dire que nous étions simplement amis. Sauf qu’il m’avait embrassée, évidemment. Ce que je ne pouvais pas ignorer.

— Il m’a demandé de tes nouvelles chaque fois que je l’ai vu à l’entraînement. Quand je ne l’y croisais pas, il m’attendait.

— C’est vraiment gentil, ai-je répondu sincèrement. J’ai un peu honte de ne pas lui avoir fait signe.

— Tu es toujours à fond sur lui ? a-t-elle insisté.

Évitant son regard, j’ai poussé un soupir coupable.

— Quoi ?

— Il s’est passé quelque chose que je n’ai pas eu le temps de te raconter, ai-je avoué. C’était juste avant que je sois blessée.

Elle a haussé les sourcils pour m’encourager à continuer. J’ai réfléchi une seconde : par où commencer ? Depuis deux semaines, je me repassais la scène en boucle, nuit et jour. J’en faisais des cauchemars.

— Evan a appris que Drew et moi nous étions embrassés.

— Ça ne m’étonne pas. Tout le lycée est au courant.

— Sérieux ?

— Les amis de Drew sont des pipelettes. Jusqu’à maintenant, tu n’as jamais eu à gérer ce genre de trucs, hein ?

— C’est-à-dire ?

— Les ragots. Tout le monde sait ce que tu as fait avant même que ça ne soit arrivé. Ça fait des années que j’entends dire toutes sortes de choses débiles sur moi. Le plus drôle, c’est que personne ne sait rien en réalité. Bref, il y a eu des rumeurs sur toi et Evan avant, mais comme il ne s’est rien passé pour entretenir le bruit, ça a fini par disparaître. Toi et Drew, en revanche, c’est « l’Affaire » du moment. Pour plein de raisons.

J’ai senti un nœud se former dans mon estomac. Ce que me racontait Sara ne faisait que renforcer ma culpabilité.

— Je n’avais pas vraiment besoin de ça, ai-je lâché avant de lui raconter la suite.

— Waouh ! J’ai raté tout ça ?

Sara a hoché la tête d’un air incrédule.

— Je comprends mieux pourquoi c’était tendu dans la salle d’attente.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Quand on était à l’hôpital et qu’on attendait de tes nouvelles, Evan et Drew se tenaient chacun à un bout de la pièce. Evan défiait Drew du regard, ce qui a fini par l’énerver.

— Pas devant tout le monde, quand même ? ai-je gémi.

Je me suis laissée tomber sur mon matelas, les yeux au plafond.

— Désolée… (Sara a grimacé.) Mais ils n’ont pas parlé de toi. Drew a pété un câble parce qu’il en avait marre qu’Evan le dévisage de façon aussi hostile et, du coup, Evan l’a menacé.

J’ai fermé les yeux avec un grand soupir. J’avais du mal à imaginer la scène. Aucun des deux n’était du genre à chercher la bagarre.

— À quoi tu penses ? a demandé Sara en voyant mon air préoccupé.

— Je me sens mal qu’Evan ait vu Drew m’embrasser, surtout après la scène qu’il m’avait faite. Mais j’étais tellement en colère qu’il essaie de me cacher ce qui s’était passé avec Haley.

— Comment ça ? Tu veux dire qu’Evan et elle sont ensemble ?

Ces mots m’ont fait frémir.

— Mais oui ! Je les ai vus au feu de camp, Sara. Evan avait son bras autour d’elle. C’est au moment où j’étais avec Drew, tu te souviens ?

— Em, tu étais de l’autre côté du feu ! J’étais à côté d’Evan et je peux te garantir qu’il n’avait pas son bras autour de Haley. Elle est venue le voir, lui a dit un truc idiot, comme d’habitude, et l’a serré dans ses bras. Il lui a donné une petite tape dans le dos, l’a charriée et s’est éloigné. Ensuite, elle est partie flirter avec Mitch. Je pense que tu n’as pas vu toute la scène.

Comment était-ce possible ? Si c’était vrai, quelle cata… Après les avoir vus ensemble, j’étais partie me promener avec Drew sur la plage, l’esprit tellement préoccupé, que je l’avais laissé m’embrasser. Toute cette pagaille à cause de moi.

Pourtant, quelque chose clochait.

— Mais Haley m’a dit elle-même qu’elle était avec Evan, ai-je insisté. Ça m’a tellement énervée.

— À ta place, je ne l’aurais pas crue. Tu sais qu’elle te déteste ?

— Mais pourquoi ?

— Devine !

J’ai poussé un soupir.

— Sara, est-ce que j’ai vraiment tout gâché ?

La douleur était revenue. Sauf qu’elle était maintenant dans ma poitrine.

— Comment ça ? Tu sais très bien qu’Evan et toi avez arrêté de vous parler avant que Drew et Haley n’arrivent dans l’histoire. Ça n’a rien à voir avec eux.

— Mais ça n’a pas vraiment aidé, ai-je lâché d’une voix morne.

— Et Drew ?

— Je ne sais pas, Sara.

J’étais complètement perdue entre ce que je voulais vraiment et ce qui était le plus raisonnable. Incapable d’avoir les idées claires.

— Il est tellement gentil. Et tellement beau…

Sara a confirmé d’un sourire.

— Mais ?

Pendant une bonne minute, je n’ai rien dit. L’idée de ne plus jamais parler avec Evan me tordait le cœur, et ce serait forcément le cas si je ne lui disais pas la vérité sur ce qui se passait chez moi. Ce que je ne ferais jamais.

— Être avec Drew est plus logique, ai-je fini par conclure.

— Jamais entendu un motif aussi absurde pour sortir avec un garçon, a réagi Sara.

— On ne sort pas ensemble ! ai-je protesté.

— Em, enfin ! Il t’embrasse devant tout le monde, il t’offre des fleurs et il m’appelle tous les jours pour demander de tes nouvelles… Moi, j’appelle ça sortir avec quelqu’un.

— Il t’a appelée tous les jours ? !

— Ah oui, désolée, j’avais oublié de te le dire. Tu as raison : il est gentil, beau et attentionné.

Elle s’est tue.

— Mais… ? ai-je ajouté, attendant la suite.

— Mais… ça n’est pas Evan.

À la seconde où elle a prononcé cette phrase, j’ai compris. C’était la vérité.

Mais une vérité dont je ne pouvais tenir compte.

— OK. On peut parler d’autre chose ?

— Tu ne vas pas pouvoir éviter le sujet éternellement, m’a-t-elle mise en garde. Lundi, on retourne au lycée, et ils seront là tous les deux.

— Evan ne veut pas me parler, Sara.

— Je ne sais pas, Em…, a-t-elle lâché d’un ton hésitant.

— Il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit ?

Elle s’est tue un instant avant de se lancer :

— Quand on était à l’hôpital, Evan était vraiment mal. J’ai discuté un bon moment avec lui. Il était blessé que tu refuses de le voir. Il est persuadé d’être plus attaché à toi que toi à lui. Il n’était pas à l’aise, je pense qu’il avait vraiment besoin d’en parler à quelqu’un. À défaut de pouvoir en parler avec toi… Il espérait que les choses redeviennent comme elles étaient le week-end où on est allés au cinéma.

Moi aussi.

— Il n’est pas idiot, Emma. Il a plus ou moins capté ce qui se passait chez toi. Tu aurais dû voir la manière dont il a regardé Carol et George quand il a compris qui ils étaient. Il tient toujours à toi. Je crois que si tu lui parlais…

— Je ne peux pas, Sara, ai-je murmuré.

Elle n’a pas bronché, mais à la manière dont elle a baissé les yeux, j’ai compris qu’elle n’approuvait pas ma décision. Nous sommes restées un moment silencieuses.

— En parlant de ça, a glissé finalement Sara, le regard toujours baissé. Tu dois retourner chez eux ?

— Eh oui.

— Il faut qu’on la neutralise. Il doit bien y avoir un moyen d’y arriver sans que ça nuise aux enfants.

— Je ne sais pas…

Au même instant, Janet a ouvert la porte d’entrée, suffisamment lentement pour nous signaler sa présence.

— Quelles sont les autres nouvelles ? ai-je lancé soudain en prenant un ton enjoué.

Sara a haussé les épaules. Elle a souri timidement et j’ai vu ses joues se colorer.

— Raconte, ai-je insisté.

— Je suis sortie deux fois avec Jared, cette semaine.

Elle a guetté ma réaction, craignant le pire.

— Ah ! C’est une bonne chose, non ?

— C’était vraiment super ! s’est-elle exclamée, le visage rayonnant.

— Comment c’est arrivé ?

J’ai essayé de ne pas penser au moment où ils avaient fait connaissance. Pour ne pas me souvenir de cette soirée magique avec Evan. Qui ne se reproduirait plus jamais.

— Je l’ai appelé pour lui rendre sa torche. On a discuté un peu. Puis il m’a rappelée plus tard dans la soirée et on a encore parlé. Il m’a proposé de sortir un soir, j’ai accepté. Et voilà.

— C’est tout ?

Ça n’était pas le genre de Sara de faire court et sans détails.

— Comme c’est le frère d’Evan, je pensais que ça te ferait peut-être bizarre d’entendre ça. Mais j’avais absolument besoin de te le dire, sinon j’allais exploser ! Si tu préfères, je m’arrête là.

— Non, je veux tout savoir, ai-je répondu avec sincérité.

Sans se faire prier davantage, elle m’a raconté dans le détail les deux dîners, un à Boston et l’autre à New York. Un sourire radieux illuminait son visage tandis qu’elle évoquait ces moments. J’avais beau me réjouir pour elle, une sensation de vide m’habitait. Était-ce de la jalousie ? Chassant ce sentiment égoïste, j’ai souri.

— Le second soir, il m’a embrassée. Le baiser le plus génial que j’aie connu ! J’ai cru que j’allais tomber dans les pommes.

À ce souvenir, un éclat merveilleux a dansé dans ses yeux.

— Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? Il est retourné à l’université, non ?

— Oui, il est parti ce matin. (Elle a soupiré.) J’ai vécu les meilleurs moments de ma vie. Mais il est à Cornell, et pas à Weslyn.

Elle a haussé les épaules, sans cesser de sourire.

— C’est fini ?

— Ouaip, c’est fini. Franchement, je n’espérais pas autre chose. Quand je suis sortie avec lui, je savais que ça se passerait comme ça.

— Alors pourquoi tu l’as fait ? l’ai-je interrogée, troublée.

— Pourquoi pas ? a-t-elle répondu d’un ton gai. Je préfère avoir le souvenir de ces deux soirées géniales, alors que je sais que ça n’arrivera plus, plutôt que de ne rien avoir du tout.

— Ah…, ai-je commenté, étonnée par cette vision des choses.

Ses paroles ont continué de résonner en moi bien après son départ.

En me couchant ce soir-là, je pensais encore à ses mots. Était-ce mieux de tirer profit au maximum de l’instant présent, sachant qu’il pouvait disparaître d’une seconde à l’autre ? Forcément, je pensais à mon expérience récente. En ce qui me concernait, cela se posait d’une drôle de manière : mieux valait un os cassé ou un cœur brisé ?

Cette nuit-là, je n’ai pas très bien dormi. Dans mes rêves s’entremêlaient toutes sortes d’images étranges. J’étais convaincue que la conversation avec Sara était la cause de mon insomnie. Jusqu’à ce que je me souvienne que George venait me chercher le lendemain.

*

Pendant la première partie du trajet, nous sommes restés silencieux. Je regardais par la fenêtre et il avait les yeux rivés sur la route.

— Ça serait mieux que tu laisses Carol tranquille, a-t-il fini par dire.

Le ton de sa voix en disait long. Je n’ai pas été surprise qu’il ne me regarde pas dans les yeux en me parlant.

— Elle a eu beaucoup de stress ces derniers temps et le nouveau traitement qu’elle prend n’arrange pas les choses. Tu peux rester dans ta chambre et dîner après nous, comme tu le faisais, mais c’est moi qui m’occuperai de la vaisselle. Tu continueras à faire le ménage le samedi quand elle sera dehors. J’ai aussi parlé avec les McKinley. Ils proposent gentiment de t’accueillir le samedi après ton ménage et les vendredis soir quand tu as un match de basket. Ils sont vraiment très attentionnés vis-à-vis de Carol et de son stress, et je compte sur toi pour ne pas tout compliquer. Le dimanche, tu continueras à aller à la bibliothèque.

Il a fait une pause avant d’ajouter :

— Inutile de te rappeler que ce qui se passe à la maison ne doit pas sortir de la maison.

Je n’ai pas réagi à sa menace, discrète mais bien réelle. En quelques phrases, il venait d’anéantir tout ce qui me restait comme famille – aussi dysfonctionnelle fût-elle. Je ne pourrais plus passer de temps avec les enfants, et George me parlerait encore moins qu’avant.

J’étais seule, définitivement seule.