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DISTRACTION

— Devine qui vient de me…

Les bras en l’air, j’étais en train d’enfiler mon tee-shirt, lorsque Sara s’est retournée.

— Oh la vache ! s’est-elle exclamée.

Je n’ai pas répondu. L’énorme hématome sur mon épaule droite en disait long.

— C’est moins terrible que ça n’en a l’air, ai-je marmonné sans oser la regarder dans les yeux.

— Moi, je trouve que ça a vraiment une sale tête. Juste parce que tu as oublié de sortir la poubelle… C’est dingue.

Au même moment, un groupe de filles est entré dans le vestiaire en parlant fort. Elles sont passées devant nous.

— Salut, Emma, a dit l’une d’elles en m’apercevant. Il paraît que tu t’es énervée contre la nouvelle star du lycée !

— Il a vraiment dû te chercher, a ajouté une autre fille.

— Je sais pas, ai-je soufflé, écarlate. J’étais pas de bonne humeur, c’est tout.

J’ai pris mes chaussures de sport, mes chaussettes et mes protège-tibias et j’ai filé avant de devoir affronter d’autres commentaires. Arrivée en haut des marches qui menaient au terrain, j’ai mis mon équipement. J’avais besoin d’un peu de calme pour libérer mon esprit après ce qui s’était passé ces deux dernières heures. Les journées au lycée étaient pour moi un espace sécurisé. Normalement, tout y était sous contrôle, réglé comme du papier à musique, personne n’avait d’emprise sur moi. Normalement… Car en seulement quelques minutes, Evan Mathews avait réussi à faire voler en éclats cet environnement protecteur. Mais qu’avait-il donc de si particulier ?

Soudain, j’ai de nouveau entendu sa voix. Pendant une semaine, je ne l’avais même pas remarqué, et maintenant je me cognais dedans à tout instant. Il sortait du vestiaire des garçons en discutant avec un type que je ne connaissais pas. J’ai croisé son regard et il m’a fait un petit signe de la tête. J’aurais mille fois préféré être invisible, comme d’habitude. Heureusement, il s’est dirigé sans détour vers le terrain, un sac noir à la main.

Tandis qu’il courait sur la pelouse, le soleil jouait avec ses boucles dorées et je voyais les muscles de son dos saillir sous son tee-shirt moulant. On aurait dit une pub pour Abercrombie.

— Waouh !

La voix de Sara vibrait. Je ne l’avais même pas entendue arriver ! Je me suis tournée vers elle, les joues rouges, craignant qu’elle n’ait lu dans mes pensées.

— Il est carrément canon, Em ! Il serait temps que tu te réveilles.

Alors que j’allais protester, un bus est apparu sur la route. Par les fenêtres ouvertes, on pouvait entendre les refrains des joueurs :

— Qui est-ce qui va se faire baaaattre ? hurlait une voix hystérique.

— C’est Weslyyyyn ! répondaient des dizaines de voix tout aussi hystériques.

— Même pas en rêve ! s’écria Sara.

J’ai éclaté de rire et nous sommes toutes deux parties vers le terrain.

 

— J’y crois pas ! a lancé Sara sur le chemin du retour. Stanford ! Em, c’est vraiment dingue !

Je l’écoutais sans parvenir à articuler le moindre mot, mais mon large sourire en disait long. Non seulement nous avions gagné, mais surtout nous avions appris, à la fin du match, que quatre directeurs sportifs d’université étaient venus assister à la rencontre pour repérer des joueuses. Pile le jour où je marquais trois buts sur quatre !

J’étais euphorique.

— J’arrive pas à croire que tu vas partir pour la Californie au printemps ! continuait Sara, tout aussi surexcitée. Tu es obligée de m’emmener, je te préviens !

— Du calme ! Il a juste dit qu’il envisageait d’organiser une rencontre là-bas. Ça dépendra de mon prochain bulletin.

— Ça n’est pas vraiment un problème ! Je ne pense pas que tu auras une seule note en dessous de A de toute ta vie.

J’aurais bien aimé être aussi optimiste mais, dès la seconde où nous sommes arrivées devant chez moi, tout mon enthousiasme est retombé. La victoire, les directeurs de club, Stanford – toutes ces belles images ont été remplacées par une peur sourde. Je passais du rêve au cauchemar.

Au même instant, comme par hasard, Carol est sortie de la maison pour aller chercher le courrier dans la boîte aux lettres. À tous les coups, elle mijotait quelque chose. Mon cœur s’est mis à battre de façon désordonnée dans ma poitrine.

— Bonjour, Sara, a-t-elle dit sans un regard pour moi. Comment vont tes parents ?

Mon amie a eu un grand sourire ; je suis sortie de la voiture.

— Ils vont très bien, merci. Et vous, madame Thomas, comment ça va ?

Carol a poussé un de ces grands soupirs dont elle est la spécialiste. Un soupir de martyre.

— Je survis…

— Tant mieux, a commenté poliment Sara pour éviter de déclencher le discours « pauvre de moi », autre spécialité de ma tante.

— Sara… Je suis désolée de te demander ça à toi, au lieu de passer par tes parents, mais puisque tu es là…, a commencé Carol.

Je me suis raidie.

— En fait, je me demandais si Emily pourrait dormir chez vous demain soir. George et moi avons un dîner et ça serait plus simple si elle pouvait rester avec quelqu’un de responsable. Mais je ne veux surtout pas qu’elle perturbe votre programme…

Elle parlait de moi comme si je n’étais pas là, à deux mètres d’elle.

— Je ne pense pas que ça pose de problème, a répondu Sara. J’avais prévu d’aller à la bibliothèque pour travailler. Je vois ça avec mes parents dès qu’ils rentrent.

— Merci, c’est très gentil à toi. Cela me rendrait un grand service.

— Au revoir, madame Thomas, a dit Sara en mettant le contact.

Carol lui a fait un petit signe de la main et un grand sourire. Dès que la voiture a passé le coin, elle m’a lancé une grimace amère.

— C’est vraiment humiliant de devoir solliciter les gens juste pour que nous puissions passer un peu de temps ensemble, ton oncle et moi. Heureusement que Sara a bon cœur. Je ne comprends pas comment elle peut te supporter.

Elle a tourné les talons et s’est dirigée vers la maison. Ses mots étaient aussi affûtés que des lames de rasoir.

Pendant longtemps, j’avais cru qu’elle disait vrai : si Sara était amie avec moi, c’était uniquement parce qu’elle avait pitié. Il suffisait de nous voir ensemble pour le croire. Sara, belle et brillante, moi, effacée et inintéressante. Mais, au fil des ans, j’ai compris que Sara était la personne en qui je pouvais avoir le plus confiance.

J’ai fait un pas dans la maison, et ma vie quotidienne m’a immédiatement rattrapée : dans l’évier, les vestiges du dîner attendaient mon retour. Je suis allée poser mes sacs dans la chambre avant de revenir à la cuisine pour m’atteler à ma tâche. Faire la vaisselle ne me dérangeait pas plus que ça. En particulier ce soir, où j’étais d’humeur joyeuse.

*

Le lendemain matin, je me suis réveillée enthousiaste et optimiste, comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Une fois prête, j’ai emporté un sac de vêtements pour ma nuit chez Sara. Un sourire flottait sur mes lèvres tandis que je descendais l’escalier.

Brutalement, j’ai été stoppée dans mon élan. Tirée par les cheveux. La réalité était sans pitié.

— Ne me fais pas honte, a soufflé la voix dans mon oreille.

J’ai hoché la tête en essayant de rester à bonne distance. Mais sa poigne de fer ne me lâchait pas, rapprochant mon visage du sien. Je sentais son souffle balayer mes joues.

La seconde d’après, elle était partie. Comme si de rien n’était. Depuis la cuisine, elle appelait d’une voix tendre ses enfants, les prévenant que le petit déjeuner était servi.

Lorsque je suis entrée dans la voiture de Sara, mon amie affichait un sourire radieux. Elle m’a embrassée en me serrant dans ses bras.

— J’arrive pas à croire que tu viennes voir le match ce soir.

J’étais encore secouée par la menace de Carol.

— Elle est sûrement en train de nous regarder, Sara. On ferait mieux de filer avant qu’elle ne change d’avis et ne m’enferme dans la cave pour la nuit.

— Elle est capable d’une chose pareille ?

Sara était horrifiée.

— Vas-y, je te dis !

« Oui, elle en est parfaitement capable. » Je l’ai pensé sans pouvoir le dire.

Pendant que Sara conduisait, j’observais l’arrivée de l’automne. Le temps était encore doux en cette journée d’octobre. Les arbres se paraient des couleurs de saison : rouge foncé, doré, orange… L’ensemble était somptueux et formait un tableau digne des impressionnistes. Le spectacle de ces couleurs éclatantes me paraissait particulièrement magnifique. Probablement parce que j’y étais plus attentive que d’habitude. Même la menace de Carol n’avait pas réussi à entamer ma bonne humeur. Depuis notre victoire et les commentaires encourageants du directeur du club de Stanford, j’étais sur un nuage. Tout me semblait beau, plein d’avenir et de promesses. La perspective de ma soirée avec Sara ne faisait qu’augmenter cette allégresse : pour la première fois en trois ans j’allais assister à un vrai match de football américain !

— J’ai décidé de te bichonner avant qu’on sorte ce soir.

Je lui ai adressé un regard méfiant.

— Comment ça ?

— Fais-moi confiance, ça va te plaire.

— OK.

Inutile d’insister, même si l’idée d’être bichonnée par Sara m’inquiétait un peu : nous n’avions sûrement pas la même idée sur le sujet. J’avais une nette préférence pour les soirées plateau-télé tranquilles, que la plupart des adolescents de mon âge détestaient. Ce qui leur paraissait morne et ennuyeux était pour moi le plus grand des luxes.

— Je vais lui proposer de sortir après le match, a-t-elle déclaré tandis que nous traversions le parking.

— Tu vas faire comment ?

— Je pensais qu’on pourrait aller à la fête de Scott Kirkland, et je proposerais à Jason de me retrouver là-bas. Qu’est-ce que tu en dis ?

Une fête ! Je n’étais encore jamais allée à une fête. J’en avais souvent entendu parler, et vu des centaines de photos affichées sur les casiers, mais cela restait un univers dont j’étais exclue. Un monde inaccessible. D’une certaine manière, cela me convenait ainsi. Une vague de panique m’a assaillie à l’idée de me retrouver dans une fête. Franchir le seuil de la porte et sentir tous les regards sur moi me paralysait d’avance.

Sara a guetté ma réaction avec inquiétude. J’ai vu, dans les yeux bleus qui me scrutaient, combien elle avait envie de cette soirée. Après tout, je pouvais faire un effort de conversation et parler de la pluie et du beau temps avec ces élèves dont je partageais les cours depuis quatre ans sans rien savoir d’eux. Cela pourrait même être intéressant !

— Super idée ! ai-je lancé avec un sourire forcé.

— Tu es sûre ? On n’est pas obligées, tu sais. Je peux trouver une autre idée à proposer à Jason.

— Non, non ! Ça me va très bien.

— Génial !

Sara m’a prise dans ses bras avec enthousiasme. Je n’ai pas pu retenir une grimace de douleur lorsqu’elle m’a écrasé l’épaule.

— Oh excuse-moi ! s’est-elle exclamée. Je suis tellement excitée ! Jamais je n’aurais osé lui proposer un truc pareil, sans toi. Et puis, ça nous arrive si rarement d’être ensemble en dehors de l’école. C’est super !

Moi, rien qu’en pensant à cette fête, j’avais l’estomac noué. Mais pour Sara je devais y arriver. Après tout, que pouvait-il bien se passer de si terrible ? Des gens allaient me parler. Cette simple idée m’a fait frémir. Si, ça promettait d’être terrible.

Heureusement, j’avais cours d’arts plastiques : pendant une heure, je penserais à autre chose. Je suis entrée dans l’atelier et j’ai respiré avec plaisir les odeurs de peinture, de colle et de diluant. La pièce, très vaste, était baignée de soleil grâce à d’immenses baies vitrées et les murs étaient couverts d’œuvres d’art colorées. Il régnait une atmosphère chaleureuse et rassurante. Je me sentais toujours bien, ici. J’y oubliais le passé et le futur et vivais le présent comme un temps suspendu, en sécurité.

Mme Mier nous a accueillies chaleureusement, comme toujours, et, après avoir pris chacune notre matériel, nous sommes allées nous asseoir. Gentille, généreuse et attentive aux élèves, Mme Mier était une prof formidable.

Elle nous a dit de poursuivre le travail du cours précédent : reproduire sur toile une image que nous avions choisie dans un magazine et qui exprimait le mouvement. Mis à part quelques chuchotements, les élèves étaient silencieux, concentrés sur leur travail. C’était aussi pour ce silence que j’aimais ce cours. J’avais l’impression de m’y ressourcer.

Mon cœur a fait un léger bond dans ma poitrine quand, parmi les murmures, une voix particulière a résonné. Presque malgré moi, mes yeux se sont dirigés vers sa source. Il était là, à l’entrée de l’atelier, un appareil photo à la main, et parlait avec Mme Mier. Elle feuilletait un book en faisant des commentaires. Lorsqu’il m’a vue, il m’a souri. J’ai aussitôt plongé le nez sur ma toile, paniquée, et me suis remise au travail. En vrai, j’aurais voulu disparaître.

— Tu es vraiment douée.

J’ai relevé la tête : il était à côté de moi. J’ai cru défaillir sur place et il m’a fallu quelques instants pour me remettre à respirer normalement. Qu’est-ce qui m’arrivait ? D’ordinaire si habituée à contrôler mes émotions, je me sentais soudain débordée.

— Au foot, je veux dire. Tu es super bonne. C’était un sacré match, hier !

— Merci. Mais… Tu es dans ce cours ?

Je me suis sentie rougir.

— J’ai demandé à Mme Mier si je pouvais faire partie du cours en travaillant sur des projets photographiques et elle accepté. Donc oui.

— Ah…

Il a esquissé un sourire. Le rouge a envahi mon visage et mon cœur s’est emballé. Je n’étais plus moi-même et cela me perturbait.

À mon grand soulagement, Mme Mier nous a interrompus.

— Tu connais Emma ?

— Nous avons fait connaissance hier, a répondu Evan.

— Tant mieux ! Dans ce cas, Emma, peux-tu montrer à Evan le matériel pour le tirage photo ainsi que la chambre noire ?

Après sa course folle, mon cœur s’est arrêté de battre. Mme Mier avait-elle décidé de me torturer ?

— Bien sûr, ai-je répondu.

Sans un regard pour Evan, je me suis levée et me suis dirigée vers le fond de la salle. Lui tournant le dos, j’ai ouvert les placards.

— Ici on range tous les produits : le papier, le révélateur, le fixateur… Et là, le matériel pour la coupe : cutter, massicot, règles…

Nous avons ensuite traversé l’atelier dans l’autre sens jusqu’à la chambre noire. Je me suis arrêtée à la porte, je lui ai indiqué où était l’interrupteur de la lumière spéciale.

— Est-ce qu’on peut entrer pour que tu me montres comment ça marche ?

Mes jambes sont devenues toutes molles.

— D’accord.

La pièce était petite et carrée. Au milieu se trouvait une grande table sur laquelle étaient disposés l’agrandisseur et trois cuves en plastique pour les produits. Il y avait un évier au fond, des meubles de rangement le long du mur à droite et une corde à linge avec des pinces sur le côté gauche pour faire sécher les tirages.

Même avec la porte entrouverte, la pièce était très sombre. Me retrouver seule avec Evan Mathews dans l’obscurité était la dernière chose dont j’avais besoin.

— Et voilà, ai-je dit bien fort en montrant l’ensemble d’un grand geste de la main.

Evan a ouvert les placards les uns après les autres pour en examiner le contenu.

— Pourquoi tu ne parles avec personne d’autre que Sara ?

Il me tournait le dos, le nez dans un placard.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? ai-je riposté, sur la défensive.

— Tu ne parles à personne. Pourquoi ?

Je me suis tue. Quelle réponse pouvais-je donner ?

— Bon. Alors je vais le dire autrement : pourquoi tu ne me parles pas à moi ?

Ses lèvres ont esquissé un sourire et encore une fois j’ai senti le rouge gagner mes joues à la vitesse grand V.

— Parce que je ne suis pas sûre de beaucoup t’apprécier, ai-je répliqué sans même réfléchir.

Il m’a lancé un regard amusé, toujours le même. Non, mais pour qui se prenait-il ? Un demi-tour, et je suis sortie de la pièce.

J’ai eu un mal fou à me concentrer jusqu’à la fin du cours et n’ai pas pu finir mon tableau. Evan était sorti prendre des photos, mais sa présence flottait autour de moi. Jusqu’à aujourd’hui, ce cours était pour moi un lieu préservé où je me sentais à l’abri. Et, en l’espace d’une demi-heure, il avait fait voler en éclats cette forteresse.

Lorsque j’ai retrouvé Sara devant les casiers, elle a immédiatement remarqué mon agitation.

— Ça va ?

— Evan Mathews s’est inscrit à l’atelier d’arts plastiques.

— Et… ?

J’ai hoché la tête, incapable d’expliquer en quoi l’arrivée d’Evan dans le cours d’arts plastiques était un désastre. Dans ma tête, c’était une sacrée pagaille et je ne me sentais pas prête à en parler, même à Sara.

— Je te dirai plus tard, ai-je lancé avant de m’éloigner.

Le système de protection que j’avais mis en place était menacé. Cela me terrifiait. Jusqu’à présent, j’étais parvenue à garder mon sang-froid en toute circonstance et un contrôle total sur mes émotions. Cela me permettait de ne pas être remarquée à l’école : j’étais presque transparente. J’étais si discrète que, malgré mes excellents résultats, mes professeurs m’oubliaient très vite. Les élèves aussi. Quand je suis arrivée, quatre ans plus tôt, quelques élèves de ma classe avaient essayé de me parler ou de m’inviter à des fêtes ; mais ça n’avait pas duré. Ils avaient rapidement renoncé à me faire aligner plus de deux mots.

Seule Sara avait réussi à me faire baisser la garde. Pendant six mois, elle m’a proposé presque chaque semaine de venir chez elle et, un jour, Carol a fini par accepter. Pas pour me faire plaisir, évidemment, mais parce que, ce jour-là, une copine lui avait proposé d’aller faire les magasins et qu’elle n’avait pas envie de m’avoir dans les pattes. L’invitation de Sara tombait à pic. Elle a scellé le début de notre amitié. J’ai commencé à aller chez elle plus souvent, quand cela arrangeait ma tante. Il m’arrivait même d’y dormir, lorsque Carol et George avaient un dîner en ville. Le fait que le père de Sara soit un magistrat réputé avait certes aidé Carol à se montrer accommodante : elle était sensible au statut social des gens.

L’été dernier, j’avais même été autorisée à passer une semaine à la campagne avec Sara et sa famille. Mon oncle et ma tante avaient justement prévu de faire du camping avec les enfants à ce moment-là. Ce qui n’avait pas empêché Carol de me faire payer ces vacances à mon retour. Peu importe, tous les bleus et blessures du monde ne pouvaient rien contre le souvenir de cette semaine merveilleuse. La plus belle de ma vie.

C’est pendant ce séjour que j’avais rencontré Jeff Mercer. Il était maître-nageur sur la plage, devant notre maison. Ses parents possédaient une résidence secondaire tout près de là et il y passait l’été. Avec Sara, nous l’avions tout de suite remarqué et nous avions passé les deux premiers jours à nous extasier. Il nous a invitées à un barbecue sur une plage privée. Lorsqu’il nous a présentées à ses amis, j’ai dit que j’étais une cousine de Sara et que je vivais dans le Minnesota. Nous avions mis au point toute une histoire. Une vie inventée qui me convenait parfaitement. Pas besoin de me rendre invisible, car je n’existais pas…

Ce nouveau moi a laissé Jeff s’approcher. Je parlais et riais, j’étais « normale ». Nous avions beaucoup de points communs : nous écoutions la même musique et jouions tous les deux au football. Vers la fin de la soirée, tous les invités s’étaient rassemblés autour du feu. Jeff est venu s’asseoir à côté de moi. L’air était doux, les étoiles brillaient, on entendait quelques accords de guitare. Il a passé son bras autour de mes épaules et je me suis appuyée contre lui. Je n’avais jamais été aussi proche d’un garçon. Et je me sentais bien.

Tandis que la guitare égrenait ses notes, nous parlions tranquillement. À un moment, il s’est penché vers moi. J’ai retenu mon souffle, paniquée à l’idée qu’il se rende compte que je n’avais encore jamais embrassé personne. Ses lèvres se sont posées sur les miennes avec une infinie douceur.

Les adieux n’ont pas été une partie de plaisir : se dire au revoir, promettre de s’écrire… Mais ça n’a pas non plus été vraiment difficile. Pas pour la vraie Emma Thomas, l’adolescente discrète qui se faufilait comme une ombre dans les couloirs de son lycée de Weslyn, Connecticut. Cette Emma effacée, presque fantomatique, que Jeff ne connaissait pas.

C’est justement ce qui me dérangeait chez Evan Mathews : il avait visiblement décidé de m’extraire de ma cachette et je n’arrivais pas à lui échapper. Ni mes réponses sèches ni mon agressivité ne semblaient le décourager ; je ne parvenais pas plus à ignorer son existence. Tout cela m’énervait. Et plus je m’énervais, plus il paraissait s’amuser.

Avant de rejoindre le cours d’histoire, j’ai fait une pause de quelques minutes pour me préparer mentalement. Evan serait probablement là. Je suis entrée dans la classe, tendue au maximum, et j’ai discrètement lancé un regard circulaire. Pas d’Evan en vue. J’ai senti mon cœur chavirer, le sang pulser dans mes oreilles et mes joues s’enflammer. J’étais déçue.

Pas d’Evan non plus au cours de chimie.

C’est seulement en cours de maths, alors que j’étais la tête dans mon sac en train de chercher mon devoir, que j’ai tout à coup entendu cette voix familière. En un quart de seconde, mon pouls s’est accéléré comme si je venais de courir un cent mètres.

— Salut !

J’ai continué à fouiller dans mon sac sans relever la tête.

— Tu as décidé de ne plus m’adresser la parole du tout ?

Là, je l’ai fusillé du regard.

— Pourquoi est-ce que tu veux à tout prix me parler ? ai-je répliqué sur un ton acerbe.

Il m’a dévisagée une seconde, interloqué. Puis a très vite retrouvé son sourire moqueur.

— Et pourquoi tu me regardes comme ça ? ai-je ajouté.

Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, M. Kessler est entré. J’ai gardé les yeux rivés sur le tableau pendant toute l’heure pour ne pas croiser le regard d’Evan que je sentais posé sur moi.

Lorsque la cloche a retenti, j’ai rangé mes cahiers dans mon sac en vitesse pour foncer en classe de bio. Mais sa voix, dans mon dos, m’a interrompue dans mon élan.

— Parce que je pense que tu es quelqu’un d’intéressant.

Je me suis retournée lentement.

— Mais tu ne me connais même pas !

— Ça n’est pas faute d’essayer…

— Il y a des centaines d’autres personnes avec qui tu peux devenir ami dans ce lycée.

— Sûrement. Mais c’est toi qui m’intéresse.

Je me suis levée et suis sortie de la classe, les jambes tremblantes. Il me prenait toujours de court avec ses remarques et je ne savais jamais quoi répondre. J’ai senti la panique gagner du terrain.

— Je peux t’accompagner au cours de bio ?

— Tu n’es pas aussi dans mon cours de bio ?

Là, ça tournait carrément au complot. Et au cauchemar.

— Eh bien si… Tu ne m’as vraiment pas calculé pendant toute cette semaine !

Nous étions en train de traverser le préau et j’avais l’impression que tout le monde nous regardait. Emma Thomas traînant avec un élève – un garçon, en plus –, c’était le scoop de l’année ! Surtout quand le garçon en question était celui qu’elle avait agressé en plein couloir, devant tout le monde, pas plus tard que la veille. De quoi alimenter les potins du lycée.

Une fois arrivés devant la porte de la salle de bio, je me suis tournée d’un coup vers lui.

— J’ai bien compris que tu étais nouveau et que je t’intriguais. Mais je t’assure que je ne suis pas du tout aussi intéressante que tu le crois et que tu n’as pas besoin de me connaître davantage. J’ai de bonnes notes, je suis douée en sport, mais je suis aussi très occupée. J’ai besoin de mon intimité et de mon espace, et je préfère qu’on me laisse tranquille. C’est tout. Il y a des dizaines d’élèves qui meurent d’envie de devenir ton ami. Pas moi. Désolée.

Ouf, c’était dit.

Mais lui, en guise de réponse, il m’a lancé son petit sourire spécial Evan Mathews.

— Et arrête de me regarder comme si j’étais toujours en train de plaisanter. Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux : fiche-moi la paix !

J’ai tourné les talons et suis entrée en classe. Mais, alors que je m’attendais à être soulagée d’avoir enfin pu lui dire ses quatre vérités, je me suis sentie perdue.

 

À la fin de la journée, j’avais retrouvé le sourire et la bonne humeur. L’idée de passer la soirée avec Sara et de ne pas rentrer à la maison y était pour beaucoup. Mais aussi le fait de ne pas revoir Evan.

J’ai rejoint Sara devant nos casiers.

— J’ai l’impression de ne pas t’avoir vue de la journée ! a-t-elle dit. Comment ça va ? Tu ne m’as toujours pas dit ce que…

— Je te dirai plus tard. Pour l’instant, j’ai surtout envie de m’amuser et de passer une bonne soirée.

— Em, tu ne peux pas me faire ça ! Il paraît qu’Evan t’a accompagnée au cours de bio. Raconte !

J’ai regardé vite fait autour de moi pour m’assurer qu’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes. Inutile d’alimenter davantage les ragots.

— Je crois que tu avais raison… Il m’a dit que j’étais « intéressante » et il veut tout le temps me parler. En plus, on a plein de cours ensemble. Sara, je ne sais pas comment m’en débarrasser… J’ai fini par lui dire qu’il devait me laisser tranquille.

— Mais Em, il s’intéresse à toi ! Qu’est-ce que ça a de si terrible ?

Je l’ai regardée, ahurie. Elle ne voyait pas le problème ?

— Sara, tu sais bien que c’est impossible. Tu es ma seule amie, il y a une bonne raison à cela.

J’ai vu dans son regard qu’elle commençait à comprendre.

— Je ne peux laisser personne m’approcher. Je ne peux pas sortir. Ni au cinéma ni ailleurs. Ce soir, je vais à une fête pour la première et probablement dernière fois. Je ne veux pas commencer à mentir, sinon…

Je n’ai même pas réussi à finir ma phrase. L’idée de ce qui m’attendait si je me faisais prendre m’a fait frissonner. J’aurais préféré ne pas être obligée de me projeter ainsi, mais Sara, manifestement, avait besoin de ces précisions. En une seconde, son expression a changé : elle a vu le monde à travers mes yeux. Et en a été bouleversée. Ma gorge s’est serrée.

— Je suis vraiment désolée, j’aurais dû comprendre plus tôt, a-t-elle murmuré. Je crois que tu as raison et qu’il vaut mieux que tu le gardes à distance.

— Ne t’inquiète pas, ai-je dit avec un sourire. Plus que six cent soixante-douze jours, et n’importe quel type pourra s’intéresser à moi !

Sara a souri à son tour. Un sourire un peu forcé. La pitié que je pouvais lire dans ses yeux me renvoyait à ma vie misérable. C’était douloureux.

Je n’arrivais même plus à me rappeler ma vie d’avant. Ma vie « normale ». Les quelques photos que j’avais de cette époque, bien cachées dans une boîte à chaussures, montraient une enfant radieuse. Le plus souvent, mon père était avec moi. Lorsqu’il est mort, je suis restée seule avec ma mère, qui cherchait désespérément un remplaçant à mon père. Pas vraiment une mère. Pas vraiment capable de s’occuper d’une gamine. J’étais plus un fardeau qu’autre chose. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’en sortir sans son aide.

Après, quand je suis arrivée chez mon oncle et ma tante, j’ai espéré de tout mon cœur être accueillie comme un véritable membre de leur famille et retrouver cette chaleur humaine qui m’avait tant manqué. Je pensais que mes excellents résultats scolaires m’aideraient à me faire accepter. Mais dès l’instant où j’ai franchi le seuil de cette maison, l’accueil a été glacial. Et, en quatre ans, ça ne s’est jamais arrangé. À partir de cette froide nuit d’hiver, malgré tous mes efforts pour être parfaite, ils m’ont fait payer ma présence chez eux. J’avais beau faire, Carol savait me rappeler en toute occasion que je n’étais qu’un parasite.