35

SABOTAGE

— N’oublie pas de m’envoyer un SMS, a répété Sara pour la cinquantième fois en me déposant devant chez moi, ce samedi-là, après la compétition.

Levant les yeux au ciel, j’ai fait un bref signe de la tête avant de me tourner vers la maison. Tandis que je montais les marches, je me préparais mentalement. En poussant la porte, j’ai entendu un bruit de voix dans la salle à manger. Celle de Carol a résonné dans la cuisine. Elle parlait à George sur un ton inhabituellement tranquille.

— Emma !

Leyla s’est précipitée vers moi pour m’accueillir et s’est blottie contre mes jambes en les serrant avec ses petits bras potelés. Je me suis penchée pour l’embrasser.

— Va poser tes affaires dans ta chambre, a ordonné Carol calmement. Nous allons nous mettre à table.

L’amabilité de sa voix m’a tellement surprise que j’ai regardé derrière moi pour vérifier qu’elle ne s’adressait pas à quelqu’un d’autre.

— Comment ça a été, avec Sara ? m’a-t-elle demandé en me regardant, lorsque je me suis assise à ma place, devant une assiette de spaghettis et de boulettes de viande.

— Bien, ai-je répondu prudemment.

Cette soudaine attention m’a rendue méfiante.

— Parfait, a-t-elle souri.

C’était la première fois que je la voyais me sourire. Crispée, j’ai attendu l’attaque, mais aucune catastrophe ne m’est tombée dessus. Elle s’est tournée vers George et ils se sont mis à discuter du choix des fleurs qu’ils achèteraient le lendemain pour planter devant la maison.

*

Au moment de franchir la porte, la veille au soir, j’avais imaginé les pires scénarios possibles et mon cerveau était resté en alerte toute la soirée dans l’attente d’une éventuelle agression. Mais, j’avais beau la connaître par cœur, je n’avais pas envisagé un tel degré de cruauté.

— J’imagine que tu n’es pas en état d’aller chez ton « petit copain » ce soir, n’est-ce pas ? a lancé Carol, le matin, en passant la tête par la porte de la salle de bains.

Elle a refermé la porte, m’abandonnant à mon désespoir.

Une sueur froide est descendue le long de mon dos, juste avant que mon estomac ne se contracte violemment. Les spasmes ont secoué mon corps, une fois de plus, avec la même intensité que celle qui m’avait tenue éveillée toute la nuit. Étendue sur le carrelage, épuisée, j’avais juste envie de mourir. J’avais passé la nuit à vomir, comment mon estomac pouvait-il encore contenir quoi que ce soit ?

— Tu devrais les appeler pour leur dire que tu ne pourras pas venir, a crié Carol à travers la porte.

La tête lourde et le corps douloureux, je me suis redressée pour m’adosser à la baignoire puis je me suis relevée lentement. Chaque geste me coûtait, j’avais l’impression d’être vidée de mes forces. Une fois debout, j’ai marché jusqu’à la cuisine, où se trouvait le téléphone. Sauf que je ne connaissais pas le numéro d’Evan par cœur… Je devais aller dans ma chambre pour prendre mon carnet – un effort éprouvant, compte tenu de mon état. Alors que je m’apprêtais à le faire, mes yeux sont tombés sur un bout de papier, à côté du téléphone, avec « Mathews » écrit de la main de Carol, et le numéro juste en dessous. Comment avait-elle eu leur numéro ?

Pendant que je composais les chiffres sur le clavier, j’ai senti mon estomac se manifester de nouveau.

— Allô, a répondu Evan.

— Evan, c’est moi, ai-je dit d’une voix éteinte.

— Emma ? Ça va ? a-t-il demandé avec inquiétude.

— Je suis malade. Une indigestion ou un truc du genre. Désolée, mais je ne vais vraiment pas pouvoir venir dîner ce soir.

— Tu veux que je vienne ?

Mon explication ne l’avait visiblement pas rassuré.

— Non, pas la peine. Il faut juste que j’aille me coucher.

Mon estomac me tiraillait de plus en plus fort.

— On se voit demain matin, alors ?

— Mmmh, ai-je marmonné avant de raccrocher et de me précipiter dans la salle de bains.

C’est seulement dans la soirée que mon ventre s’est à peu près calmé et que j’ai pu retourner dans ma chambre. Je me suis blottie sous la couette, encore frissonnante, avec l’envie de ne plus jamais me réveiller.

Le lendemain matin, j’ai dû me préparer tant bien que mal pour le lycée. Hors de question, pour Carol, de me laisser seule à la maison. Une fois prête, j’ai bu un verre d’eau avant de sortir, en espérant que le tremblement de mes jambes s’arrête. Mes muscles n’avaient plus aucune force. Je me suis presque évanouie en montant dans la voiture d’Evan. Pendant qu’on s’éloignait de la maison, il n’a pas dit un mot. Au bout de la rue, j’ai senti mon estomac se réveiller.

— Arrête-toi !

Je me suis ruée hors de la voiture juste avant que mon corps ne rejette le malheureux verre d’eau que j’avais avalé. Épuisée, je me suis laissée glisser sur le sol, le visage dans les mains.

— Tu n’iras pas au lycée, a lancé Evan d’une voix ferme.

Il m’a aidée à m’installer dans la voiture et c’est seulement lorsque nous sommes arrivés devant chez lui que j’ai remarqué où nous étions.

— Je ne peux pas rester là, ai-je soufflé, à bout de forces. Si je rate les cours, je vais vraiment avoir des ennuis.

— Ne t’inquiète pas, je vais dire à ma mère d’appeler le lycée.

Incapable d’argumenter, je suis sortie péniblement de la voiture et j’ai suivi Evan jusqu’à sa chambre. Je me suis effondrée sur son lit et il m’a enlevé mes chaussures. La seconde d’après, recroquevillée sous la couette, je dormais.

Lorsque je me suis réveillée, la chambre était plongée dans l’obscurité et il m’a fallu quelques secondes pour comprendre où j’étais. Le lit était vide, j’étais seule dans la pièce. Mon estomac me semblait revenu à la normale. Avec précaution, je me suis levée et suis allée dans la salle de bains pour voir à quoi je ressemblais. En apercevant mon visage blême dans le miroir, j’ai compris l’étendue du désastre. Pire que ce que j’avais imaginé.

Après m’être attaché les cheveux avec un élastique, je me suis passé de l’eau fraîche sur la figure pour tenter de lui redonner un peu de couleur. Pas gagné.

— Emma ? a appelé Evan.

J’ai passé la tête par la porte.

— Comment tu te sens ?

— Un peu comme si un bulldozer m’était passé dessus…

Il a souri, rassuré, et m’a ouvert ses bras. Je me suis pelotonnée contre lui, heureuse de retrouver la chaleur de son étreinte.

— Tu as bien meilleure mine que ce matin. J’avais déjà entendu parler de teint vert, mais je n’y croyais pas.

J’ai voulu m’écarter pour protester mais il m’a serrée plus fort en riant.

— Tu es encore toute pâle, quand même. Tu veux t’allonger ?

D’un hochement de tête, j’ai acquiescé. Il m’a relâchée et je me suis glissée sous la couette.

— Je t’ai apporté du thé pour que tu te réhydrates un peu. D’après ma mère, ton estomac devrait le tolérer.

— Elle est là ?

— Non, mais je l’ai appelée pour lui dire que tu étais malade, qu’elle prévienne le lycée. Elle m’a donné plein de conseils.

Il s’est assis à côté de moi, adossé contre la tête de lit, et m’a caressé doucement les cheveux. J’ai fermé les yeux pour savourer les délicieux frissons qui parcouraient mon corps.

— Quelle heure est-il ? ai-je murmuré.

— Quatorze heures passées.

— J’ai dormi longtemps.

— Tu ne bougeais pas du tout, j’ai dû vérifier que tu respirais encore. Je suis content de te voir en meilleure forme.

Je me suis redressée pour prendre la tasse de thé sur la table de nuit et j’ai bu quelques gorgées.

— Tu as ta carte d’identité avec toi ? a soudain demandé Evan, sans raison.

— Oui.

— Tu as un moyen de récupérer ta carte de sécurité sociale ? a-t-il enchaîné.

Sans un mot, j’ai froncé les sourcils.

— Je pense que tu devrais. Pour le cas où, a-t-il expliqué.

Devant son air grave, j’ai compris qu’il se préparait réellement à fuir avec moi si cela s’avérait nécessaire.

— Je peux raconter à George que j’en ai besoin pour postuler de nouveau à un job cet été. Tu es sérieux ?

— Absolument.

J’ai baissé les yeux. Une telle décision supposait beaucoup de sacrifices de sa part : il serait obligé de renoncer à sa famille, à ses amis, à ses études…

— Evan, on n’en arrivera pas là. Et puis, où est-ce qu’on irait ?

— Ne t’inquiète pas, j’ai eu le temps d’y réfléchir. De toute façon, ce serait provisoire.

Je n’ai pas posé d’autres questions. Je ne pouvais pas accepter l’idée que les choses s’aggravent au point que nous soyons obligés de fuir. Pour Evan, c’était la seule façon qu’il avait de m’aider, donc il voulait croire en son plan. Je savais que ça n’était pas réaliste. Mais je ne pouvais pas le lui dire.