CHAPITRE XII

ACCORD ANGLO-AMÉRICAIN

Le premier projet d’envergure que me présenta M. Roosevelt à mon arrivée d’Angleterre avait été la rédaction d’une déclaration solennelle à signer par toutes les nations en guerre contre l’Allemagne et l’Italie, ou bien contre le Japon. Le président et moi, selon la méthode que nous avions adoptée pour rédiger la Charte de l’Atlantique, préparâmes chacun une ébauche de déclaration, pour ensuite les fondre en un tout. Qu’il s’agisse de principes, de sentiments et même de langage, nous étions à l’unisson. Chez nous, le Cabinet de guerre était surpris et ravi par l’ampleur qui présidait à la planification de la Grande Alliance. Il s’ensuivit un rapide échange de correspondance, qui fit apparaître quelques difficultés sur la question de savoir quels gouvernements et autorités devraient être invités à signer la déclaration, ainsi que sur l’ordre de préséance ; nous cédâmes volontiers la première place aux États-Unis, et quand je rentrai à la Maison-Blanche, tout était prêt pour la signature du pacte des Nations unies. Beaucoup de télégrammes avaient été échangés entre Washington, Londres et Moscou, mais tout était désormais réglé. Le président avait déployé les plus ardents efforts pour persuader l’ambassadeur soviétique, Litvinov, qui venait de rentrer en grâce du fait de la tournure prise par les événements, d’accepter les mots « liberté religieuse » ; c’est tout exprès qu’il fut invité à déjeuner avec nous dans la chambre du président. Après les rudes épreuves qu’il avait connues dans son pays, il se devait d’être prudent. Par la suite, le président eut avec lui une longue conversation en tête à tête, au cours de laquelle il lui parla de son âme et des feux de l’enfer. Les comptes rendus que nous fit plusieurs fois M. Roosevelt au sujet de ses entretiens avec le Russe étaient impressionnants ; je promis même à M. Roosevelt de le recommander pour la fonction d’archevêque de Canterbury s’il était battu aux prochaines élections présidentielles. Toutefois, je m’abstins de toute communication officielle au cabinet ou à la Couronne sur cette question, qui ne se posa jamais, puisqu’il fut réélu en 1944. Litvinov, tremblant manifestement de peur, signala le problème posé par les mots « liberté religieuse » à Staline, qui les accepta sans sourciller. Le Cabinet de guerre eut également gain de cause au sujet de la « sécurité sociale », ce en quoi je l’approuvai cordialement, en tant qu’auteur de la première loi d’assurance contre le chômage. Après qu’un véritable torrent de télégrammes eut roulé à travers le monde pendant une semaine, on parvint à un accord complet au sein de toute la Grande Alliance.

Le président remplaça le titre de « Puissances associées » par celui de « Nations unies » ; cela me parut hautement préférable. Je montrai à mon ami les vers du Childe Harold de Byron :

Ici, où fut tiré le glaive des Nations unies,

Nos compatriotes se battaient en ce jour !

C’est là une chose, la plus essentielle de toutes,

Qui demeurera à jamais.

Le président fut amené en chaise roulante jusqu’à ma chambre dans la matinée du 1er janvier ; je sortis du bain et acceptai la rédaction qu’il me présenta. La Déclaration ne pouvait par elle-même remporter des victoires, mais elle montrait bien qui nous étions et quel était le sens de notre combat. Roosevelt, moi-même, Litvinov et Soong, représentant la Chine, signâmes cet auguste document dans le bureau du président ; le Département d’État fut chargé de recueillir les signatures des vingt-deux autres nations. Le texte définitif est digne de figurer ici :

« Déclaration commune des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, de la Chine, de l’Australie, de la Belgique, du Canada, de Costa Rica, de Cuba, de la Tchécoslovaquie, de la République dominicaine, du Salvador, de la Grèce, du Guatemala, de Haïti, du Honduras, de l’Inde, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Nouvelle-Zélande, du Nicaragua, de la Norvège, du Panama, de la Pologne, de l’Afrique du Sud et de la Yougoslavie.

Les gouvernements soussignés,

Ayant souscrit au programme commun de buts et de principes énoncé par la Déclaration conjointe du président des États-Unis d’Amérique et du Premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, en date du 14 août 1941, et connue sous le nom de Charte de l’Atlantique,

Étant convaincus qu’il est essentiel de remporter une victoire complète sur leurs ennemis pour défendre leur existence, leur liberté, leur indépendance et leur liberté religieuse, ainsi que pour sauvegarder les droits de l’homme et la justice dans leurs propres pays aussi bien que dans les autres, et qu’ils sont désormais engagés dans une lutte commune contre des forces sauvages et brutales visant à asservir le monde, déclarent :

1° Chaque gouvernement s’engage à mettre en œuvre toutes ses ressources, militaires ou économiques, contre les membres du Pacte tripartite ou ses adhérents contre lesquels ce gouvernement est en guerre.

2° Chaque gouvernement s’engage à coopérer avec les gouvernements soussignés, et à ne pas conclure d’armistice ou de paix séparée avec les ennemis.

Les autres nations qui collaborent ou pourront collaborer par une assistance et une contribution matérielles à la lutte pour vaincre l’hitlérisme, pourront adhérer à la présente déclaration. »

 

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Les historiens penseront peut-être à l’avenir que le résultat le plus précieux et le plus durable de notre première conférence à Washington, baptisée « Arcadia », fut la création du « Comité des chefs d’état-major combinés ». Il eut son siège à Washington, mais comme les chefs d’état-major britanniques étaient obligés de rester auprès de leur gouvernement, ils se firent représenter par des officiers de haut rang, installés à demeure aux États-Unis. Ces officiers se tenaient en contact avec Londres, quotidiennement et même heure par heure, et se trouvaient donc en mesure d’exposer et d’expliquer les vues des chefs d’état-major britanniques à leurs collègues américains sur tout nouveau problème lié à la guerre, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Les fréquentes conférences qui se réunirent en divers points du globe, Casablanca, Washington, Québec, Téhéran, Le Caire, Malte et la Crimée, mettaient les dirigeants eux-mêmes en contact pendant des périodes pouvant parfois atteindre deux semaines ; sur les 200 séances officielles du Comité des chefs d’état-major combinés pendant la guerre, 89 se tinrent à l’occasion de ces conférences, et ce fut au cours de ces séances plénières que fut prise la majorité des décisions essentielles.

La procédure habituelle était la suivante : au début de la matinée, chaque Comité des chefs d’état-major se réunissait séparément. Un peu plus tard, les deux groupes fusionnaient et tenaient souvent une seconde réunion commune dans la soirée. Ils étudiaient la conduite de la guerre dans son ensemble et nous soumettaient, au président et à moi, les recommandations sur lesquelles ils s’étaient accordés. Naturellement, nous avions continué dans l’intervalle nos échanges directs par entretiens en tête à tête ou par télégrammes, et nous nous tenions en contact étroit avec nos propres services. Les propositions des conseillers militaires étaient examinées au cours de réunions plénières, et des ordres étaient donnés en conséquence aux commandants sur le terrain. Dans ces séances du Comité des chefs d’état-major combinés, les échanges pouvaient être francs, voire rudes, mais le dévouement à la cause commune l’emportait toujours sur les intérêts nationaux ou personnels. Une fois les décisions arrêtées et approuvées par les chefs de gouvernement, elles étaient mises à exécution avec la plus complète loyauté – surtout par ceux dont l’avis initial n’avait pas été retenu. Nous parvînmes toujours à un accord sur l’action à entreprendre et sur les instructions précises à envoyer aux commandants sur les divers théâtres d’opérations ; tous les officiers responsables savaient que les ordres reçus représentaient la conception commune et l’autorité compétente des deux gouvernements. Jamais organisme de guerre plus fécond ne fut créé entre alliés, et je me réjouis de savoir qu’il continue à fonctionner, sinon institutionnellement, du moins en pratique.

Les Russes n’étaient pas représentés à ce Comité des chefs d’état-major combinés. Leur front étant lointain, unique et indépendant, il n’y avait aucune nécessité ni d’ailleurs aucun moyen de fusionner les états-majors ; il nous suffisait de connaître les grandes lignes de leurs projets et les dates qu’ils leur assignaient, et de les tenir au courant des nôtres. Dans ce domaine, nous gardâmes avec eux un contact aussi étroit qu’ils le permirent : je raconterai en temps voulu mes visites personnelles à Moscou ; à Téhéran, Yalta et Potsdam, les chefs d’état-major des trois nations se réunirent autour des tables de négociation.

 

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J’ai décrit dans quelles conditions le maréchal Dill, bien que n’étant plus chef de l’état-major impérial, nous avait accompagnés lors de notre périple sur le Duke of York. Il avait joué un rôle important dans toutes les discussions, non seulement à bord, mais plus encore lorsque nous rencontrâmes les dirigeants américains. Je constatai aussitôt qu’il jouissait à leurs yeux d’un grand prestige et pouvait exercer sur eux une influence considérable. Aucun des officiers britanniques que nous envoyâmes outre-Atlantique au cours de cette guerre n’obtint jamais auprès des Américains une estime et une confiance comparables ; la puissance de sa personnalité, sa discrétion, et son tact lui gagnèrent presque immédiatement l’oreille du président ; parallèlement, il noua des liens de véritable camaraderie et d’amitié personnelle avec le général Marshall.

D’énormes accroissements de production furent décidés, et Beaverbrook joua à cet égard un rôle capital. L’histoire officielle de la mobilisation industrielle américaine(*) en porte généreusement témoignage. Donald Nelson, directeur général de la production de guerre américaine, avait déjà échafaudé de gigantesques plans, « mais, dit le compte rendu américain, lord Beaverbrook avait exposé à M. Nelson dans les termes les plus catégoriques la nécessité de faire preuve d’audace. » C’est M. Nelson lui-même qui rapporte le mieux ce qui s’est produit :

 

« Lord Beaverbrook a souligné avec force que nous devions viser à une production beaucoup plus élevée que pour l’année 1942, si nous voulions tenir tête à un ennemi résolu et plein de ressources. Il a fait remarquer que nous ne possédions pas encore l’expérience des pertes de matériel inhérentes à une guerre du genre de celle que nous menions… »

Ce ferment que lord Beaverbrook avait semé dans l’esprit de Nelson, il le communiqua également au président ; dans une note qu’il lui adressa, il compara la production des États-Unis, de la Grande-Bretagne et du Canada prévue pour 1942 aux besoins réels américains, anglais et russes. Cette confrontation faisait apparaître des déficits énormes dans les fabrications envisagées, s’élevant à 10 500 pour les chars, 26 730 pour les avions, 22 600 pour les canons, et 1 600 000 pour les fusils. Il fallait accroître les objectifs de production, écrivait lord Beaverbrook, et il fondait sa confiance dans leur réalisation sur « les immenses possibilités de l’industrie américaine ».

D’où un programme de production supérieur même à celui que Nelson avait proposé. Ceci convainquit le président qu’il était nécessaire de revoir complètement la question de notre capacité de production industrielle… Il fixa lui-même un programme d’armements prévoyant 45 000 avions de combat, 45 000 chars, 20 000 canons de DCA, 14 900 canons antichars et 500 000 mitrailleuses pour 1942. Ces chiffres remarquables furent atteints ou dépassés à la fin de 1943. En ce qui concerne les navires marchands, par exemple, les nouvelles constructions américaines furent de 5 339 000 tonnes en 1942 et 12 384 000 tonnes en 1943.

 

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Ma concentration d’esprit permanente sur la conduite générale de la guerre, mes discussions constantes avec le président, ses principaux conseillers et les miens, mes deux discours et mon voyage au Canada, joints au flot continuel d’affaires urgentes réclamant des décisions et à l’échange de très nombreux télégrammes avec mes collègues de Londres, rendirent mon séjour à Washington non seulement intense et laborieux, mais encore exténuant. Mes amis américains me trouvèrent l’air fatigué et estimèrent que j’avais besoin de repos(2). M. Stettinius mit donc très aimablement à ma disposition la petite villa qu’il possédait sur une plage isolée près de Palm Beach, et j’y fus conduit en avion le 4 janvier ; là, je trouvai le temps de régler plusieurs questions difficiles qui s’imposaient à mon attention.

J’ai déjà décrit la mise hors de combat du Queen Elizabeth et du Valiant à Alexandrie par des « torpilles humaines » italiennes ; ce malheur, venant s’ajouter à toutes les autres pertes navales que nous subîmes à cette époque, était fort malencontreux et très préoccupant. J’en compris immédiatement la gravité ; la flotte de combat en Méditerranée cessait momentanément d’exister, de même que la possibilité de protéger l’Égypte contre une invasion venue directement de la mer. La conjoncture parut nécessiter l’envoi de tous les avions torpilleurs qu’on put retirer de la côte sud d’Angleterre ; ainsi qu’on le verra, ceci devait avoir des conséquences néfastes.

J’étais également fort troublé par les rapports que M. Eden avait ramenés de Moscou : ils faisaient état d’ambitions territoriales soviétiques, particulièrement à l’égard des États baltes, anciennes conquêtes de Pierre le Grand, administrées par les tsars pendant deux cents ans. Depuis la révolution bolchevique, ils avaient constitué le bastion avancé de l’Europe contre le bolchevisme ; on les appellerait aujourd’hui des « démocraties sociales », mais fort animées et truculentes. Hitler les avait sacrifiées comme des pions avant le déclenchement de la guerre en 1939. Les purges russes et communistes avaient été sévères ; d’une façon ou d’une autre, toutes leurs élites avaient été liquidées ; ces peuples forts vivaient désormais dans la clandestinité. Nous verrons qu’Hitler devait procéder à une contre-purge nazie. Enfin, lors de la victoire finale, les Soviétiques allaient en reprendre le contrôle. C’est ainsi que cette navette mortelle passa et repassa sur l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie. Mais à n’en pas douter, la justice voulait que les États baltes redeviennent des nations souveraines.

 

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Je pris le train pour rentrer à Washington dans la nuit du 9 janvier, et j’arrivai à la Maison-Blanche le 11. Là, je constatai que le Comité des chefs d’état-major combinés avait bien avancé sa besogne et qu’il partageait très largement mes vues. Le président convoqua le 12 janvier une réunion où l’on se mit entièrement d’accord sur les principes généraux et les objectifs de guerre. Les divergences portèrent uniquement sur les ordres d’urgence et d’importance, et tout fut dominé par un facteur constant et tyrannique : le tonnage. « Le président, dit le procès-verbal britannique, a attaché beaucoup de prix à la mise sur pied d’une opération combinée anglo-américaine en Afrique du Nord. Des échéances provisoires ont été fixées pour le débarquement dans cette région de 90 000 soldats américains et 90 000 britanniques, appuyés par une aviation considérable. » Dans le domaine de la « grande stratégie », les chefs d’état-major s’accordèrent pour déclarer qu’« on ne distrairait des opérations contre l’Allemagne que le minimum de forces nécessaires pour sauvegarder les intérêts vitaux sur les autres théâtres ». Le grand artisan de cette décision capitale fut le général Marshall.

Je pris congé du président le 14 janvier. Il me parut s’inquiéter des dangers du voyage ; le monde entier connaissait depuis bien des jours notre présence à Washington, et les cartes montraient qu’il y avait plus de vingt sous-marins allemands sur la route du retour. Nous partîmes de Norfolk en avion par un temps magnifique pour gagner les Bermudes, où le Duke of York et ses destroyers d’escorte nous attendaient, à l’abri de la barrière de corail. Je fis la traversée dans un énorme hydravion Boeing, qui m’impressionna très favorablement. Au cours des trois heures du voyage, je me liai d’amitié avec le capitaine Kelly Rogers, chef pilote, qui me parut être un homme de grande valeur et de haute expérience. Je pris les commandes pendant un temps pour sentir comment cette lourde machine de trente tonnes ou plus se comportait en vol ; je m’intéressai de plus en plus à l’hydravion, et je finis par demander au commandant de bord : « Si nous volions des Bermudes jusqu’en Angleterre ? L’appareil peut-il emporter assez d’essence ? » Je devinai son animation derrière son air impassible. « Bien sûr que c’est possible. D’après les prévisions météorologiques actuelles, nous aurions un vent arrière de 60 km/heure. Nous pourrions faire la traversée en vingt heures. » Je demandai quelle était la distance. « Environ 3 500 milles », me répondit-il. Cela me rendit songeur.

À notre arrivée, je n’en soumis pas moins la question à Portal et à Pound. Des événements considérables se déroulaient en Malaisie, qui réclamaient notre retour d’urgence. Le chef d’état-major de l’Air déclara aussitôt qu’il estimait le risque tout à fait injustifié, et qu’il ne pouvait en prendre la responsabilité ; le premier lord de la mer fut du même avis. Le Duke of York était là, avec ses destroyers, prêt à partir, nous offrant le confort et la certitude. Je demandai : « Et qu’en est-il des sous-marins dont vous m’avez parlé ? » L’amiral eut un geste de dédain qui exprimait bien sa façon d’évaluer une telle menace pour un cuirassé rapide et convenablement escorté. J’eus soudain l’idée que ces deux officiers pensaient que mon intention était de partir seul par avion, en les laissant rentrer par le Duke of York. Je me hâtai donc d’ajouter : « Bien entendu, il y aurait de la place pour nous tous. » Leur attitude changea alors visiblement ; au bout d’un long moment, Portal déclara que la question valait la peine d’être étudiée, qu’il allait s’en entretenir à fond avec le commandant de l’hydravion et s’enquérir des prévisions météorologiques auprès des services compétents. Je me contentai de cette réponse.

Ils revinrent me trouver deux heures plus tard, et Portal me dit que la chose lui paraissait faisable ; l’appareil pouvait certainement accomplir la traversée dans des conditions raisonnables, et les prévisions météorologiques étaient exceptionnellement favorables en raison du fort vent arrière. Il importait certes de rentrer le plus vite possible. Pound me déclara qu’il avait une très haute opinion du chef de bord, dont l’expérience était manifestement sans égale ; bien entendu, il y avait des risques, mais d’un autre côté, il fallait aussi tenir compte des sous-marins. Nous décidâmes donc de partir par avion si le temps ne se gâtait pas, en fixant le départ au lendemain 14 heures. On estima nécessaire de réduire nos bagages à quelques boîtes de documents essentiels. Dill resterait à Washington pour être mon représentant militaire personnel auprès du président. Partiraient avec moi les deux chefs d’état-major, Max Beaverbrook, Charles Moran et Hollis ; tous les autres prendraient le Duke of York.

Je me réveillai bien plus tôt que d’habitude, persuadé que je ne pourrais plus me rendormir. Je dois avouer que j’étais assez effrayé ; je pensai à l’immensité de l’océan, et songeai que nous resterions constamment à plus de 1 500 kilomètres de toute terre avant d’approcher des îles Britanniques. Je me demandai si je n’avais pas agi avec témérité, si je n’avais pas mis trop d’œufs dans le même panier ; j’avais toujours éprouvé une certaine crainte à la pensée d’un vol transatlantique, mais les dés étaient jetés. Je dois cependant admettre que si on était venu m’annoncer au petit déjeuner, ou même avant le déjeuner, que le temps avait changé et qu’il nous fallait partir par mer, je me serais fait une raison et j’aurais volontiers accepté de rentrer à bord de ce magnifique navire, qui était venu de si loin pour nous ramener.

Comme le capitaine l’avait prédit, le décollage fut toute une affaire ; en fait, je crus que nous n’arriverions pas à franchir les collines basses qui entouraient le port. Mais il n’y avait aucun danger, nous étions entre des mains très sûres. L’hydravion s’éleva lourdement à 400 m des récifs, en nous laissant une marge de plusieurs centaines de pieds. Ces grands hydravions offrent indiscutablement un très grand confort : je disposais d’un lit excellent et spacieux dans la cabine d’honneur située à l’arrière, avec de larges fenêtres de chaque côté. Il y avait une assez longue distance à parcourir, dix ou douze mètres, pour gagner, à travers les divers compartiments superposés, le salon et la salle à manger, où rien ne manquait en fait de nourriture et de boisson. Le mouvement de l’appareil était doux, les vibrations n’étaient pas désagréables, nous passâmes un excellent après-midi et le dîner fut très gai. Ces hydravions sont à deux étages, et il faut monter un véritable escalier pour se rendre dans la cabine de pilotage. La nuit était tombée et toutes les prévisions étaient bonnes. Nous volions alors à travers une brume épaisse à environ 2 000 m d’altitude. On apercevait le bord d’attaque des ailes avec les grandes flammes des pots d’échappement qui couvraient la surface portante. Ces appareils utilisaient à l’époque un grand tube de caoutchouc qui se contractait et se détendait régulièrement pour empêcher le givrage ; le commandant m’en expliqua le fonctionnement, et nous vîmes de temps à autre la glace se détacher sous son action. J’allai me coucher et dormis paisiblement pendant plusieurs heures.

 

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Je m’éveillai juste avant l’aube et gagnai la cabine de pilotage. Le jour pointait. En dessous de nous s’étendait une mer de nuages presque ininterrompue.

Après être resté assis pendant une heure environ dans le siège du copilote, je sentis une atmosphère d’inquiétude autour de moi ; nous étions censés approcher l’Angleterre par le sud-ouest et aurions déjà dû dépasser les îles Sorlingues, mais elles n’étaient pas apparues dans les interstices de la mer de nuages. Comme nous avions volé pendant plus de dix heures dans la brume en n’apercevant qu’une seule étoile pendant tout ce temps, nous pouvions fort bien avoir dévié de notre route après une aussi longue traversée. Les communications radio étaient naturellement restreintes, comme il est normal en temps de guerre. D’après les discussions en cours, il était évident que nous ne savions pas exactement où nous nous trouvions ; Portal, qui avait étudié notre position, eut une conversation avec le commandant de bord et vint me dire : « Nous allons virer au nord immédiatement. » Ainsi fut fait, et au bout d’une demi-heure de vol entre les nuages, nous aperçûmes l’Angleterre ; bientôt, nous étions au-dessus de Plymouth, où nous fîmes un magnifique amerrissage, en évitant les ballons de barrage qui brillaient de tous leurs feux.

Au moment où je quittai l’appareil, le capitaine me déclara : « Je n’ai jamais été aussi soulagé de ma vie qu’au moment où je vous ai posé sain et sauf dans le port. » Sur le moment, je ne compris pas toute la signification de cette observation. Je devais apprendre par la suite que si nous avions encore attendu cinq ou six minutes pour mettre le cap au nord, nous serions arrivés au-dessus des batteries allemandes de Brest ; nous avions trop dévié vers le sud au cours de la nuit ; en outre, le changement de route décisif que nous avions effectué nous amenait sur l’Angleterre, non par le sud-ouest, mais un peu à l’est du sud, c’est-à-dire dans la direction de l’ennemi plutôt que dans celle où nous étions attendus. Le résultat fut, comme on me le rapporta quelques semaines plus tard, qu’on nous signala comme un bombardier allemand venant de Brest, et que six Hurricanes du Fighter Command reçurent l’ordre de nous abattre. Par chance, ils échouèrent dans leur mission(3).

Je télégraphiai au président Roosevelt : « Nous avons fait un excellent bond depuis les Bermudes jusqu’ici, avec un vent arrière de 50 km/heure. »

Notes

(*) History of the War Production Board, 1940-1945.

(2) On ignore si c’est la pudeur ou la coquetterie qui empêche Churchill d’avouer ici qu’il a été victime d’une thrombose coronaire au soir du 27 décembre ; ce ne sont donc pas ses amis américains qui lui ont trouvé l’air fatigué, c’est son médecin qui lui a ordonné de prendre du repos… En fait, au moment où Churchill écrit ces lignes, il compte bien revenir au pouvoir, et ne tient donc pas à faire état d’ennuis de santé d’une telle gravité survenus neuf ans plus tôt.

(3) L’ensemble constitue un magnifique récit à suspense, propre à donner le frisson au lecteur. Mais Churchill reconnaît lui-même qu’il a appris tout cela après-coup, et les rapports de l’équipage de l’hydravion Boeing 314 « Berwick » aussitôt après l’amerrissage indiquent clairement qu’il ne s’est rien passé de tel : l’hydravion n’avait à aucun moment dévié de sa route, sinon pour éviter le port de Pembroke Dock en raison de la couverture nuageuse ; il n’avait jamais risqué de se trouver à proximité de Brest ; la correction de trajectoire vers le nord après Lands End était la procédure normale pour atteindre Plymouth ; Churchill omet également de mentionner la présence à bord d’un navigateur hautement expérimenté, alors que le chef d’état-major de l’Air sir Charles Portal avait reconnu, à la surprise du commandant de bord Kelly Rogers, que ses propres connaissances en matière de navigation étaient « très limitées ». Enfin, le fait que le capitaine Kelly se soit déclaré très soulagé à l’arrivée de l’hydravion n’avait rien d’anormal, de la part d’un pilote ayant endossé au dernier moment la responsabilité de convoyer trois des hommes les plus importants du royaume en temps de guerre… (Voir l’excellent Churchill goes to war, de Brian Lavery, Conway, Londres, 2007, p. 104-110) À noter toutefois qu’en 1950, le chef d’état-major de l’Air sir Charles Portal confirmera publiquement la version de Churchill – peut-être en vertu du principe que le chef a toujours raison… Dans sa correspondance privée, il sera nettement plus réservé, et niera en particulier avoir donné la moindre instruction au capitaine Kelly Rogers.