Chapitre 9
Deux jours plus tard, constatant le réel désintéressement de son fils pour la vieille Capucine, Poitras décida de s’en départir. Il ferait un coup d’argent sans trop se donner de peine. Toujours attifé de son chapeau de cow-boy et de son foulard rouge, il sauta dans sa Jaguar et se rendit au village, obsédé par une idée brillante qui avait jailli d’une partie moins noble de son cerveau calculateur et astucieux.
La Jaguar s’immobilisa au marché du coin, où un téléphone libre l’attendait. Il enleva son chapeau, le retourna pour en sortir un bout de papier sur lequel il avait noté le numéro qu’il s’apprêtait à composer.
— Allô, répondit une voix faible et rauque.
— Vous êtes bien Célestin Ouimet ? demanda Poitras, d’une voix étouffée.
— Oui ?
— Seriez-vous, par hasard, le propriétaire d’une vieille jument brun-roux ?
— Capucine ! Vous avez retrouvé ma Capucine !
— Holà ! Vieil homme !
— Comment l’avez-vous retrouvée ? Où êtes-vous ? Qui me parle, s’il vous plaît ?
— Écoute-moé ben, mon vieux tabarnouche…
— Pardon ?
— Si tu veux revoir ta jument, il va falloir que tu me le prouves.
— De quelle façon ?
— Avec un premier versement de mille piasses, en billets de vingt.
— Quoi ? Vous me demandez de payer mille dollars pour retrouver Capucine ? Elle est à moi, on me l’a volée.
— Non, t’as rien compris, vieux crackpot ! On va commencer par un premier mille piasses, puis un autre suivra…
— C’est de l’argent, ça, monsieur !
— Y tiens-tu à ta vieille picouille ou non ?
— Dites-moi ce qu’il faut faire…
— Tu vas déposer l’argent dans une enveloppe scellée dans ta boîte aux lettres au bord du chemin.
— Quand ça ?
— Ce soir, à l’heure du souper.
— OK. Mais quand est-ce que je vas revoir ma Capucine ?
— Tu le sauras ben assez vite, vieux timbré ! Pis niaise-moé surtout pas parce que tu vas payer pour !
— Ça va, monsieur, ça va.
— Oh ! une chose ! Tu vas retirer toute plainte à la police si tu veux que tout se passe bien pour toi. Compris ?
— Compris !
Poitras raccrocha, la mine satisfaite, et s’en retourna chez lui. Il s’enferma dans son atelier du sous-sol pour tenter de réparer un grille-pain qui dorait un côté à la fois. Pendant ce temps, les enfants se promenaient en quad dans le verger voisin au détriment de la vieille Capucine, qui avait refusé sa ration et qui dépérissait dans ce dégradant hôtel une étoile et demie, alors qu’elle jouissait peu avant d’un confortable hébergement normalement réservé aux chevaux de course ou à des juments sélectionnées pour la reproduction.
La journée même, à la Caisse populaire Desjardins de Rougemont, le vieux Ouimet avait fait transférer le montant d’un dépôt à terme qui générait un maigre 1,25 % dans son compte courant, à la suite de quoi la gueule d’un généreux guichet automatique lui avait rendu deux fois cinq cents dollars de billets verts. Il avait ensuite déposé frénétiquement son enveloppe de billets dans sa boîte aux lettres de tôle brunie sur laquelle son adresse s’était à la longue effacée, et surveillait de son œil myope du coin de l’écurie, prêt à débusquer l’ignoble inconnu qui tenait sa jument en otage. Jusqu’alors, aucun suspect ne s’était montré le bout du nez ou n’avait ralenti devant sa boîte, qui reposait d’ailleurs sur un piquet de cèdre qui avait résisté aux multiples accrochages de charrues qui l’avaient malencontreusement frôlé sans toutefois lui asséner un coup fatal.
Le jour vieillissait et le vieil homme clignait de l’œil de plus en plus souvent, à force de regarder fixement vers la route qui disparaissait dans la sévérité de la nuit. La fatigue le gagnait et l’espoir de connaître l’identité du ravisseur s’amenuisait. Peut-être la voiture de l’inconnu s’était-elle immobilisée à son insu, dans un moment de faible vigilance. La nuit, tous les chats ne sont-ils pas gris et les malfaiteurs ne se confondent-ils pas avec les honnêtes gens, même au grand jour ?
À vingt-deux heures, Ouimet, qui avait soutenu son regard même pendant les deux séances où il avait arrosé trois planches de l’écurie en urinant, n’en pouvant plus, lâcha spontanément la proie pour l’ombre et se retrancha dans sa maison. Avant de se glisser sous les draps, il contempla la photo bien encadrée de Capucine accrochée au-dessus de la tête de son lit. Dans son sommeil ponctué de tressaillements, il revit sa jument qui, malheureuse, poussait des hennissements de détresse en lui réclamant une aide que lui seul pouvait apporter.
Au milieu de la nuit, Poitras décida que le moment propice était venu pour prendre possession du premier millier de dollars qui dormait au fond de la boîte en forme de pain roussi devant la propriété du septuagénaire. Téléphone cellulaire en main, il immobilisa sa Jaguar non loin de là, de façon à voir la maison. Par une sonnerie insistante, il réveilla le vieil homme en caleçon, qui bondit sur ses deux jambes. Une lumière incendia soudainement la maison. Le rançonneur se contenta d’entendre la voix plaintive du vieillard, persuadé qu’il se trouvait à l’intérieur, ce qui lui donna par le fait même le champ libre pour récolter son petit magot.
En toute quiétude, le brocanteur à la Jaguar s’avança vers son profit. Puis dans un grincement métallique, il tira la petite ouverture de la boîte, saisit l’enveloppe, referma la porte et retourna chez lui en s’enfonçant dans la nuit. Célestin Ouimet avait revêtu une chemise à carreaux et une salopette en denim et descendait l’escalier de sa galerie avec sa carabine pour accourir au bord de la route. La boîte avait été soulagée de son contenu. L’enveloppe ne s’y trouvait plus ; l’escroc avait commis son larcin.
À peine le propriétaire de Capucine s’était-il couché, tirant vers lui le drap en maugréant entre ses gencives enflées, que la sonnerie du téléphone se faisait de nouveau entendre. Rosaire Poitras rappliquait déjà, réclamant un versement final de mille cinq cents dollars pour conclure la transaction.
— Écoute-moé ben, mon vieux snoreau !
— Qui c’est qui parle, s’il vous plaît ?
— Devine ! Le père Noël ? Peut-être ben, vieux dingue ! C’est lui qui t’apporte un beau cadeau : une maudite de vieille jument !
— Vous insultez ma Capucine, monsieur ! Dites-moi ce que je dois faire pour la récupérer, qu’on en finisse. Il est tard et je n’en peux plus, monsieur l’inconnu.
— Ça adonne ben parce que moé aussi, j’veux en finir au plus sacrant ! Tu déposes l’enveloppe dans une heure, au même endroit. Après, plus tard dans le courant de l’avant-midi, t’attendras mon téléphone pour que je te dise où se trouve ta Capucine.
— Vous ne lui avez pas fait de mal, j’espère ?
— Ta jument s’est juste ennuyée un peu. C’est toute…
Une fois rhabillé, le septuagénaire saisit sa carabine et se rendit à l’écurie pour charger son pick-up de bottes de foin et les disposa dans son champ, à proximité de la route, de manière à former une espèce de cache percée d’une ouverture, sorte de meurtrière destinée à surveiller le rançonneur qui surviendrait un peu plus tard. Près de sa boîte aux lettres, il pourrait vraisemblablement identifier le ravisseur au lever du jour et intervenir si nécessaire.
L’étape suivante consistait à se rendre à la Caisse populaire pour qu’un guichet gorgé de vingt dollars lui restitue le montant nécessaire afin de combler la somme déjà enfouie sous son matelas en petites coupures. En revenant, il déposa sa précieuse enveloppe dans sa boîte rurale, se retrancha dans sa cache, carabine en main. Il agirait dans l’intérêt supérieur de sa jument, d’abord et avant tout. Après une heure et demie d’une attente infructueuse, ivre de fatigue, semblable à un soldat épuisé dans sa tranchée, le vieux fermier n’en pouvait plus de fixer sa boîte à pain rouillée et d’attendre, et gagna derechef sa maison et son lit.
Pour Poitras, le moment était venu de jouer le tout pour le tout. Avant même l’heure où le coq chante, il atteignit son écurie et amena Capucine, titubante de faiblesse, dans un verger voisin, en demeurant éloigné du chemin, pour éviter d’éveiller tout soupçon à son égard. Quand il se fut suffisamment distancé de chez lui, il gagna le bord de la route, attacha la bête à un piquet de clôture de perches et retourna à son domicile.
De retour à la maison, il composa le numéro du fermier pour lui indiquer où trouver Capucine, tout en lui signifiant de ne pas lui faire faux bond en enlevant le fric de sa boîte à pain, que c’était un échange dans les règles de l’art et qu’il y aurait des conséquences sur sa Capucine si l’entente n’était pas respectée en toutes lettres. Ce à quoi Célestin Ouimet adhéra religieusement en jurant sur la tête de sa jument, empressé de retrouver la bête qui revêtait pour lui une ineffable valeur sentimentale.
Perplexe, voulant s’assurer de la plus grande loyauté de Ouimet, Poitras attendit de voir venir au loin le pick-up du vieux fermier. Pour ne pas le croiser en allant, il se dirigea vers le village et contourna l’homme et sa bête par La Petite-Caroline pour atteindre la ferme de Ouimet, s’emparer de l’enveloppe gonflée de billets verts et revenir par La Grande-Caroline en croisant le vieil homme et sa jument. Une belle arnaque de deux mille cinq cents dollars pour un cheval qu’on mènerait certes à l’abattoir avant longtemps, un cheval à qui on injecterait peut-être un liquide pour le soulager de ses malaises et mettre ainsi un terme à ses jours.
L’anachorète avait éclaté en sanglots lorsqu’il avait récupéré sa Capucine, retenue par une corde à un piquet de clôture. Sa rousse rossinante avait poussé des hennissements mêlés de joie et de reconnaissance à la vue du vieillard attendri. Avant de l’attacher à l’arrière de son pick-up et de la traîner au rythme de son pas lent, le fermier lui prodigua de réconfortantes caresses de retrouvailles, lui offrit quelques bonnes poignées d’avoine et la fit boire dans un seau d’eau fraîchement pompée de son puits artésien. Il avait déjà oublié les deux mille cinq cents dollars exigés par le rançonneur impuni qui s’était d’ailleurs empressé de former des liasses de billets, qu’il rangea cupidement dans une ancienne armoire rescapée qu’il avait rafistolée.
* * *
Manuel constatait avec désolation qu’il ne restait plus tellement de sable à couler dans son sablier des vacances. Parallèlement au travail de desquamation de sa maison, il avait dépensé beaucoup de temps à peaufiner son roman policier, à tel point que Florence, qui avait, comme promis, décoré la chambre de son fils, remarquait que le chantier extérieur ne progressait pas vraiment et qu’il serait prolongé l’été suivant. Un jour de grande fatigue, Florence, pourtant si douce et si compréhensive, commença à s’impatienter dès son retour à la maison après son labeur quotidien, prétextant qu’il consacrait sûrement trop de temps à un projet qu’elle qualifia d’utopique. Mais l’auteur ne l’entendait pas ainsi. Hésitant encore, il s’était livré à des calculs rigoureux et estimait que son projet de publication en valait la peine, même si le tout devait se solder par une perte financière.
C’est Charlemagne qui, un bon matin, rapportant le courrier de la boîte aux lettres et le déposant sur la table de cuisine, fut l’élément déclencheur. Bourguignon le remercia, croyant qu’il fallait saisir l’occasion de souligner l’effort de quelqu’un qui participait généralement peu aux besognes et aux petits travaux domestiques et qui, ce matin-là, avait pris une initiative louable. Il s’empara d’une lettre adressée à son nom, et ses joues se gonflèrent de bonheur quand il lut le nom de l’expéditeur de la lettre : Les Éditions de la Dernière Chance.
Il n’en fallait pas plus pour que l’auteur décroche le téléphone et s’adresse à l’éditeur lui-même :
— …
— Ainsi donc, vous me proposez une publication rapide et un lancement collectif, monsieur Lachance.
— Il faut saisir l’occasion, Bourguignon.
— Mais vous comptez faire réviser mon texte et le faire imprimer à temps ?
— Certes, monsieur Bourguignon. Si vous m’apportez le manuscrit de votre dernière version demain, nous serons à temps, sans problème.
— Vous parlez de lancement collectif ?
— C’est une formule gagnante, Bourguignon. Vous bénéficierez d’un plus vaste public. C’est dans l’intérêt de chacun des trois auteurs, vous savez.
Le lendemain matin, l’écrivain se rendit au bar billard, rue Saint-Laurent, avec la dernière version de son roman policier, Le suspect numéro 2. Comme Florence travaillait ce jour-là, il déposa Mélodie, Charlemagne et son ami Félix chez Marie-Jeanne Bellehumeur, qui était aux anges. Comme c’était jour d’enlèvement des ordures ménagères et de cueillette d’articles pour le recyclage, Félix, qui avait l’œil écologique, demanda à l’ancienne nounou de lui fournir un sac en plastique vert. Ainsi donc, Mélodie demeurerait seule avec Mme Bellehumeur pendant que Félix et Charlemagne arpenteraient les ruelles environnantes, à la recherche de petits trésors abandonnés.
Le rendez-vous avec l’éditeur était fixé à dix heures. Déjà, des buveurs assoiffés se dandinaient autour des tables de billard ou avalaient des chopes de bière en fût. Lachance accueillit l’auteur avec la plus grande courtoisie, comme si le romancier Yves Beauchemin lui-même l’avait choisi pour publier son premier polar :
— Vous ne regretterez pas, monsieur Bourguignon, d’avoir choisi les Éditions de la Dernière Chance pour lancer votre carrière d’écrivain.
Le contrat fut glissé sous les yeux de l’auteur, qui en prit connaissance en lisant les grandes lignes et en survolant les paragraphes écrits en petits caractères. Selon les conditions de l’entente, la moitié de la somme relative aux frais de production était payable sur-le-champ et l’autre, le jour du lancement qui coïncidait, du reste, avec sa dernière journée de vacances.
Durant les deux semaines qui suivirent, Bourguignon tenta de joindre des collègues de travail et de les inviter à célébrer l’événement. Il fit paraître une annonce, un huitième de page, dans le journal de quartier du bar billard, et prépara un court laïus qu’il retoucha une bonne dizaine de fois avant de lui donner sa forme finale. Au journal, on lui garantit même que l’événement serait couvert par un des journalistes, généralement affecté aux potins du quartier.
Le soir du lancement, Manuel ne se possédait plus. Florence, qui avait décidé d’y assister, tenta de le calmer en l’assurant qu’il n’avait rien à perdre, qu’elle avait entendu dire que même un grand talent pouvait demeurer dans l’ombre et que la plupart des artistes vivaient sous le seuil de la pauvreté. Ce à quoi l’écrivain avait répliqué que, même s’il n’envisageait pas de vivre de son art, il était en droit d’espérer une certaine reconnaissance de son talent.
Rue Saint-Laurent, une rangée impressionnante de motocyclettes s’inclinait devant l’établissement abritant le bar billard où devait se dérouler le lancement collectif. C’est un M. Lachance radieux, accompagné d’une hôtesse au décolleté offrant un généreux poitrail, qui accueillait les gens. Le bras boudiné de bracelets, elle invitait les participants à prendre une coupe de vin et à les suivre à l’arrière du commerce où l’on avait aménagé un petit coin de salle pour l’événement. On dénombrait une vingtaine de chaises, disposées en demi-lune devant un lutrin, et trois petites tables rondes recouvertes d’une nappe de papier crêpé, sur lesquelles reposaient une douzaine d’exemplaires de chacun des ouvrages publiés.
Pour un lundi tranquille, il y avait passablement d’animation. Une atmosphère oppressante régnait dans la pièce. Plusieurs motards jouaient de la baguette aux tables de billard. Manuel Bourguignon se remémora la présence de Grizzly en ce lieu, mais ne chercha aucunement à le repérer parmi la faune de motocyclistes. En plus d’un jeune journaliste de la gazette du quartier, la plupart des autres personnes présentes, des gens d’un certain âge, se tenaient en grappes autour de deux dames âgées qui répondaient à des questions de l’entourage. Suivi de Florence, Bourguignon, qui avait hâte de voir la page couverture de son livre, s’approcha de la table qui lui était réservée. L’hôtesse l’intercepta et se présenta comme réviseure linguistique :
— C’est moi qui corrige les épreuves, annonça-t-elle fièrement. C’est un travail très privilégié de découvrir des textes inédits et de grands auteurs avant le public.
— Enchanté, madame…
— Édith Beaucage. Appelez-moi Édith. Je vois que votre regard se porte vers une table, monsieur Bourguignon.
Mme Beaucage prit un exemplaire du Suspect numéro 2 et le tendit à son auteur, qui s’étonna de la faible épaisseur de l’ouvrage et surtout de la piètre qualité de l’illustration de la page couverture.
— Qu’en dites-vous, monsieur Bourguignon ? Je suis également illustratrice pour les Éditions de la Dernière Chance. J’ai commencé un cours en graphisme pour mettre mon talent au service de l’édition.
— Ça paraît, intervint Florence, à qui déplaisait manifestement la facture du produit.
— C’est presque illisible, tellement le caractère est petit ! En plus, la numérotation des chapitres n’arrive pas toujours en haut d’une page, se révolta le romancier.
— Pour le prix, monsieur Bourguignon, les lecteurs ne peuvent pas avoir mieux…
— Décevant, très décevant ! s’exclama l’auteur du polar.
Une quinzaine de personnes avaient déjà pris place. Baguette en main, plusieurs motards curieux, dont Yann Lamontagne et Grizzly, s’approchèrent de l’assistance. L’éditeur fit un signe de la main pour faire baisser le volume de la musique débilitante qu’on entendait. Lachance s’éclaircit la gorge et prit la parole devant son auditoire :
« Bonsoir ! Au nom des Éditions de la Dernière Chance, je suis particulièrement heureux de vous faire découvrir trois nouveaux talents dans le domaine littéraire : Annette Bertrand nous offre son autobiographie. Elle nous livre, pardonnez-moi le jeu de mots…, sa vie, au fil des cent vingt-trois pages de l’œuvre. Avec Ma vie en deux temps trois mouvements, l’auteure nous fait entrer dans les secrets de sa vie professionnelle et affective.
« Dans un autre ordre d’idées, Henriette Deveau nous met l’eau à la bouche avec son livre de recettes minceur qui dévoile des menus santé pour petit budget.
« Enfin, Manuel Bourguignon nous propose la lecture du Suspect numéro 2, un roman policier dont l’intrigue est digne des plus grands Sherlock Holmes.
« Je vous laisse maintenant entre les mains de nos trois auteurs, en les remerciant d’avoir choisi les Éditions de la Dernière Chance pour se révéler. »
D’abord, Annette Bertrand disserta sur son long processus d’écriture, ses valses-hésitations autour de sa vie qui, somme toute, aurait pu avantageusement se résumer en trois quarts de page. Elle fut chaudement applaudie par des membres du club de lecture dont elle faisait partie. Ensuite, Henriette Deveau, une obèse aux chairs molles ballottantes, narra sa lutte pour contrer son excès de poids et sa recherche d’un équilibre alimentaire. Enfin, lorsque Manuel prit place en avant de l’assistance, tous les joueurs encore présents aux tables cessèrent de fixer leurs boules numérotées, et la musique s’évanouit dans un silence de monastère.
Lorsque l’auteur commença à débiter son petit laïus, il remarqua la présence de Lamontagne, celle de Grizzly et de quelques autres vestes de cuir qui avaient envahi son terrain en début d’été. Ce qui l’intimida quelque peu. À la fin de sa brève allocution, tous les motards manifestèrent leur encouragement, martelant simultanément leur queue vernissée contre le parquet de la salle de billard. Les yeux des femmes de l’assistance se tournèrent avec ahurissement. Au milieu du chahut, Lachance intervint, invitant les participants à se présenter à la table des auteurs pour la séance de signatures, pendant que le journaliste prenait des photos de circonstance et griffonnait quelques notes dans son calepin. Des lecteurs s’alignèrent devant Annette Bertrand et Henriette Deveau. Un homme de taille moyenne, au dos légèrement voûté et aux verres sur le bout du nez, se posta devant la table de Bourguignon. Le collègue de travail le congratula en réclamant une dédicace, lui serra la main et s’éloigna rapidement.
Florence dut contenir sa joie lorsque ses yeux croisèrent ceux de Lamontagne. Loin d’approuver le geste cavalier de son ancien conjoint, elle n’en éprouvait pas moins une attirance pour celui qui personnifiait l’homme auquel elle avait toujours rêvé, le père de son enfant. Elle s’en approcha et lui adressa la parole, en se remémorant le temps où elle se considérait comme une soupirante :
— Yann, je suis heureuse de te revoir. Je m’attendais pas à te voir ici. Charlot s’ennuie de toi, tu sais. Tu lui as tellement fait plaisir lors de ta visite à Rougemont. Tu es important pour lui. Promets-moi de le revoir, Yann. Je t’en prie. Juste une chose encore : je ne comprends pas très bien votre petite mise en scène. C’est de mauvais goût ! Et puis, je ne vois pas pourquoi vous vous moquez de Manuel. Bon, il faut que je te laisse…
Lamontagne n’eut pas le temps de réagir. Il se tourna vers Grizzly, qui comprit que le moment était venu de passer à l’étape suivante. L’ours hocha la tête, pour montrer qu’il avait bien reçu l’ordre et qu’il l’exécuterait. Aussitôt, Grizzly et une bonne douzaine de durs à cuire se répartirent devant les tables de mesdames Deveau et Bertrand. Manuel, qui observait la scène, assis derrière une table désertée, se leva et se dirigea précipitamment vers Lamontagne, qui semblait s’amuser follement de la situation qu’il avait sciemment provoquée.
— Tu aurais pu laisser faire tes farces épaisses, Lamontagne.
— On ne peut pas empêcher un lecteur de choisir son auteur préféré…
— Toé, tu t’es pas mis en ligne. On le connaît ton auteur préféré : c’est l’ignorant crasse ! Tu sais même pas lire, espèce de nouille.
Il n’en fallut pas davantage pour que Lamontagne décoche un solide coup du droit au plexus solaire de Bourguignon qui, le souffle coupé, s’effondra sur le parquet, créant toute une commotion chez les lectrices, qui s’agglutinèrent autour du gisant.
Le journaliste et photographe présent se faufila entre les curieux et les supplia de s’écarter afin qu’il prenne la scène en photo. La bande de joueurs à baguettes se mit à rire et des moqueries fusèrent de toutes parts. Complètement groggy, Bourguignon mit un long moment à reprendre ses esprits alors que Florence, agenouillée à ses côtés, cherchait à le réanimer, condamnant l’intervention de Yann. Le journaliste de l’hebdomadaire La Ruelle tenait une nouvelle qui intéresserait certainement ses lecteurs.
Le tenancier du bar billard, un mastard dans la jeune trentaine, émergea de son bureau et dispersa l’assistance. Barsalou, crocs proéminents, s’approcha du journaliste de La Ruelle et lui conseilla de demeurer muet comme une tombe, considérant que l’incident était clos. Dans un claquement de doigts, les motards se distribuèrent autour des tables pendant que Manuel se relevait péniblement, avec l’aide de Florence. Annette Bertrand et Henriette Deveau réglaient avec l’éditeur Lachance et ramassaient leurs livres invendus, alors que les lectrices empressées passaient la porte de l’établissement. Comme convenu, Bourguignon voulut payer le solde de son compte – à l’insu de Florence qui n’était pas au courant – avant de retourner à la maison. Lachance se confondait en excuses, cherchant à expliquer qu’il s’était produit quelque chose de totalement imprévisible, un événement qu’il trouvait d’ailleurs éminemment regrettable et que, la prochaine fois, il dénicherait sûrement un endroit plus approprié pour un lancement.
Le surlendemain parut dans La Ruelle un article qui relata l’esclandre du bar billard impliquant deux hommes, un motard et un écrivain, dans une échauffourée sanglante qui nécessita l’intervention de la police. L’article mentionnait le nom de l’auteur, le titre de son roman policier, Le suspect numéro 2, et indiquait qu’on pouvait se procurer l’œuvre à la Librairie du quartier. Tous les exemplaires du titre disparurent en trois jours et Bourguignon dut retourner en ville pour réapprovisionner le libraire.