Chapitre 10
Les vacances à batifoler dans les vergers voisins, à chevaucher sa bicyclette en bordure de La Grande-Caroline, ses nombreuses et parfois périlleuses escapades avec Félix, ses collectes sélectives avec le ramasseux, sorte de substitut de son père absent, sans oublier la compagnie de son chien Aristote, tout cela avait contribué à rendre heureux Charlemagne. Les mots école, devoirs, leçons avaient été, à toutes fins utiles, temporairement bannis de son vocabulaire. Frémissante de bonheur, Mélodie attendait déjà le véhicule jaune qui accosterait bientôt devant la maison. Sac au dos, casquette de travers, Charlemagne s’attardait à faire des mamours à Aristote, qui sentait que quelque chose d’étrange se tramait.
L’autobus s’arrêta ensuite chez Félix, qui nourrissait la hâte de revenir chez lui au plus tôt. Combien il aurait aimé demeurer avec son père et le suivre pas à pas à travers ses occupations pas tout à fait orthodoxes ! Mélodie, assise avec une amie, s’était bien gardée de s’asseoir avec Charlemagne, qui réservait la place pour son meilleur camarade. Le long de La Grande-Caroline, la boîte jaune hoqueta de nombreux arrêts pour faire monter d’autres enfants à la mine joyeuse. D’aucuns avaient une hâte fébrile de connaître leur institutrice. Avant de monter la côte, devant le hameau qui constituait une excroissance du village où s’entassaient des centaines de Rougemontois dans des maisons mobiles, le véhicule se gava longuement d’une ribambelle d’enfants, sous le regard de mères au cœur gros de voir partir leur petit poussin pour l’école.
Le visage d’Irène Lalumière s’irradia :
— Bonjour, les enfants ! sourit l’institutrice.
Charlemagne n’était pas très heureux d’apprendre qu’il n’était pas dans le même groupe que Félix, encore une fois. Pendant l’année, il évoluerait sous la tutelle de la grosse Mlle Lalumière, une consacrée à l’enseignement en phase terminale qui mettrait bientôt un terme à sa longue carrière dans l’éducation. Comme la plupart des enseignantes d’expérience du milieu, elle s’esquivait de la réforme en transmettant sa matière d’une manière traditionnelle, plutôt qu’en laissant poireauter et s’amuser en équipes de trois ou quatre des élèves qui découvriraient peut-être par eux-mêmes les rudiments d’une notion qu’ils s’empresseraient d’oublier. Quant à Félix, il se désolait de ne pas être avec Charlemagne, mais se réjouissait de l’approche par projets de Marie-Soleil – qui se faisait appeler Marie-So par ses élèves – et qui avait l’habitude de ne pas donner de travaux à la maison, au grand bonheur de parents à qui il exécrait de contrôler les interminables devoirs et les délirantes leçons imposées.
* * *
Samedi matin. On sonna à la porte. Aristote aboya de protestation pour dénoncer une présence et pour défendre son territoire. Florence accourut pour éviter que la maisonnée ne se réveille, referma les deux pans de sa robe de chambre et replaça d’une main sa coiffure défraîchie. Elle regarda par la fenêtre et ouvrit :
— Yann et Grizzly ! Quelle surprise !
Lamontagne tenait un gros sac en tissu qu’il portait fièrement à bout de bras :
— C’est pour Charlot, va le réveiller !
— Belle initiative, Yann, mais tu aurais pu me prévenir, exprima Florence, feignant d’être fâchée. On se voit de temps à autre au gym, pourtant. Tu nous arrives comme ça, à l’improviste, à sept heures et demie un bon samedi matin. Tu es venu le voir une fois au début de l’été, puis plus rien, morigéna faiblement Florence, qui éprouvait davantage de joie que de désir d’adresser des reproches au père de son fils.
— Tu le réveilles ou je le fais moi-même ?
— Doucement, on se presse pas ici le samedi matin.
— Accouche, Flo ! répartit platement Lamontagne.
— J’ai déjà accouché une fois en ton absence, Yann ! C’est déjà assez ! railla-t-elle en s’éloignant de lui pour aller réveiller leur fils.
Lamontagne se rendit compte que le mot accouche évoquait quelque chose pour Florence et baissa légèrement les yeux. Un semblant de repentir parcourut son visage.
— J’ai faim, moé ! déclara subitement Grizzly.
N’écoutant que le gargouillis de son estomac, Grizzly fit quelques pas vers le garde-manger, ouvrit les portes, en retira des boîtes de céréales sucrées, un pot de beurre d’arachide, un pot de miel, un pot de confitures de framboises, et les déposa sur la table. Il fouilla ensuite dans les armoires pour prendre des verres, des bols et des assiettes à déjeuner, qu’il disposa maladroitement de sa grosse main sur la table, et compléta en dressant deux couverts avec des ustensiles. Le réfrigérateur fut finalement soulagé d’un pichet de lait, d’une bouteille en verre de jus d’orange et d’un pain, sous l’œil de Yann, qui s’amusait de l’impertinence de son compagnon.
Comme Charlemagne se faisait attendre, Yann, qui connaissait l’appétit d’ogre de Grizzly, entreprit de faire cuire des œufs.
— Tu vas prendre un bon snack, mon Grizzly. Combien t’en veux ? demanda-t-il, en lui montrant un œuf d’une main et en tenant la porte du réfrigérateur de l’autre.
— Quatre !
— L’ours a un appétit d’oiseau ce matin ?…
— Regarde qui est là, mon trésor ! annonça Florence à son fils.
— PAPA !
— Yann, appelle-moi Yann, si ça te fait rien. Papa, ça me fait drôle…
— Yann, d’abord ! se reprit Charlemagne.
— Mais qu’est-ce que tu fais là, Yann ? se surprit Florence.
— T’es pas ben ben recevante, Flo ! Je fais cuire des œufs pour mon petit copain affamé. Tournés, pas tournés, Grizzly ?
— Pas tournés ! Mais tu crèves le jaune…
— T’es pas mal compliqué, plaisanta Yann.
Florence comprit tout de suite qu’il ne lui servait à rien d’intervenir pour contrecarrer l’initiative du père de Charlemagne. Elle souhaitait cependant que le maître des lieux ne s’aperçoive pas de la présence inattendue et non souhaitée d’un adversaire qui l’avait récemment rudoyé.
— T’es venu avec ton gros bécik à gaz, Yann ? interrogea le petit.
— Non, pas à matin !
— T’es venu comment, d’abord ?
— En jeep.
— Je veux que tu m’emmènes.
— Je suis venu te chercher, mais pas pour ce que tu penses.
— Où est-ce qu’on va, d’abord ?
— Y est temps que tu te déniaises, mon Charlot ! Regarde ce que j’ai apporté.
Les yeux pétillants de curiosité, l’enfant se précipita sur l’énorme sac, tira hâtivement la fermeture à glissière et en sortit toutes les pièces, y compris les patins, qu’il s’empressa de chausser avec émerveillement. Voyant la difficulté qu’éprouvait le petit, l’ours délaissa sa tranche de pain recouverte de beurre d’arachide et enduite d’un miel de trèfle liquide. Puis il se lécha les doigts et se pencha vers l’enfant pour l’aider, en tricotant de ses gros doigts, à enfiler les lacets dans les œillets.
Charlemagne se mit debout, essaya de se tenir droit. Il tenta de faire quelques pas, chancela et s’effondra sur le plancher de la cuisine.
— Content, mon Charlot ? s’assura Yann, voilant à peine son émotion en servant les œufs dans l’assiette de son ami.
— On dirait bien que oui ! s’interposa l’homme de la maison, se présentant en boxer et en camisole. Enlève tes patins, Charlemagne, tu vas faire des marques sur le plancher avec les lames !
Observant le sans-gêne de Lamontagne et de Grizzly qui se sentaient un peu trop à l’aise dans la maison, il déclara :
— Ouais, les gars, s’il y a quelque chose qui vous manque, n’hésitez surtout pas !
— Tiens, l’écrivailleux en bobettes ! Tu pourrais t’habiller mieux que ça pour recevoir la visite, s’exclama Lamontagne, la poêle de fonte à la main.
— Non, mais vous n’allez pas recommencer comme au bar l’autre jour ! intervint Florence en haussant le ton. Surtout pas devant le p’tit ! C’est franchement indécent !
— Y en a un qui est indécent icitte ; c’est celui qui se promène les fesses à l’air, précisa Grizzly.
Enhardi par les propos de l’ours, Charlemagne éclata de son rire argentin en montrant son beau-père d’un doigt moqueur. Devant cette insupportable raillerie qui le réduisait proprement au ridicule, le maître de la maison choisit de libérer la pièce de sa présence, marmonnant des injures aux deux visiteurs.
— Bon ! Vous êtes fiers de votre coup, les gars ? réagit Florence.
Grizzly enleva les patins de Charlemagne et le pria de s’asseoir pour déjeuner avec lui. Lamontagne se mit à ramasser l’équipement de hockey et le rangea dans le sac. Pour la première fois, Florence ressentit quelque chose d’indéfinissable qui se passait entre elle, Yann et leur fils. Au fond d’elle-même, mais sans y croire cependant, elle avait toujours souhaité ce rapprochement, cette intimité entre son père et son enfant oublié. Pourquoi Yann revenait-il maintenant ? Pourquoi ne s’était-il pas manifesté de l’été ? Que s’était-il passé pour qu’il rapplique soudainement ? Peut-être que la présence de Grizzly n’était qu’une mascarade pour cacher ses véritables intentions, ses véritables sentiments à l’égard du petit ? D’ailleurs, Grizzly lui-même, sous des dehors de gros ours mal léché, n’était-il pas, au fond, qu’un cœur attendri ?
— Où allez-vous pour le hockey ? demanda Florence, avec émotion.
— À l’aréna de Saint-Césaire. Inquiète-toi pas, Flo ! On te le ramène pour le dîner.
La jeep démarra, enveloppant Aristote, qui éternua dans un nuage de poussière.
Dès son retour de l’aréna, Charlemagne, dans un état de surexcitation avoisinant l’euphorie, accourut chez Félix pour lui narrer les détails de son avant-midi.
— J’veux jouer au hockey, moi aussi, insista Félix auprès de son père, qui avait accueilli le petit voisin survolté à sa porte.
Le jour même, Poitras se présenta chez Forand Sports à Saint-Césaire et couvrit, des patins au casque, un nouvel adepte du hockey avec une partie de la somme provenant de la prise en otage de la vieille jument de Ouimet.
* * *
Au début de la semaine suivante, les enfants couchés, Bourguignon se remit le nez dans ses préparations de cours. Chaque nouvelle année scolaire le replongeait dans une espèce d’état second, où il tentait de se transformer en gourou pour intéresser des groupes d’adolescents à sa matière. Une matière grise, mâchonnée, mastiquée, ruminée et prédigérée avant d’être régurgitée dans l’amphore des jeunes trop souvent désireux d’en finir avec l’école. Bon nombre d’entre eux occupaient déjà un emploi en parallèle et certains rechignaient devant l’ampleur de la tâche à exécuter. Une de ses élèves lui avait même demandé s’il donnerait des devoirs parce que ses travaux scolaires entreraient en conflit avec son travail rémunéré. Ce qui l’avait scandalisé.
Par moments, il avait l’impression de prêcher dans le désert d’une terre peu fertile à l’assimilation des connaissances. Mais enfin ! Il aimait son travail et se croyait investi d’une mission qu’il jugeait indispensable à la société, malgré les commentaires que ladite société lui renvoyait parfois : vacances trop longues, heures de travail trop courtes, trop de journées pédagogiques, salaire trop élevé, échecs lamentables des jeunes au secondaire, des ados qui ne savent ni lire ni écrire au terme de leurs études, etc. Au demeurant, pas grand-chose de positif !
Il était tard. L’enseignant avait fermé ses livres et ses cahiers. Dans la mesure du possible, il savourait ce havre de tranquillité et en profitait pour poursuivre l’écriture de ses textes. Car il adorait se plonger dans ses histoires inventées pour s’extraire du quotidien, réfléchir sur le comportement humain ou imaginer quelque autre intrigue policière. Le succès instantané qu’il venait de remporter le grisait d’orgueil et il travaillerait à conquérir un auditoire plus vaste. Mais ce soir-là, la fatigue avait eu raison de son inspiration et il en fut quitte pour s’écraser sur le canapé-lit et écouter le bulletin de nouvelles.
On annonçait des coupures dans les commissions scolaires et dans les hôpitaux. Ce qui l’agaça. Engoncé dans son fauteuil, il s’étira le bras, saisit la télécommande et éteignit le téléviseur. Il s’empara du journal qui trônait sur le tas de la petite table à ses côtés et se mit à lire les grands titres. Ses yeux se fermaient. Ne voulant pas résister au sommeil, il replia le journal, le laissa tomber sur la table et se dirigea vers la salle de bains.
Même si Florence n’était pas rentrée, Manuel se coucha et s’endormit en pensant que la journée qui s’achevait avait été comme toutes les autres. Environ une heure plus tard, sa compagne se glissa à ses côtés, davantage commandée par l’heure tardive que par le sommeil. Chaque fois qu’elle revenait du centre d’entraînement, Florence, encore surexcitée malgré une douche apaisante, recherchait les caresses de son partenaire. Elle se lovait lascivement contre lui et finissait par le tirer de son sommeil. Et la journée se terminait par des ébats amoureux qui rapprochaient le couple et laissaient l’homme repu, à demi mort de fatigue, le petit manche télescopique rétracté, pleinement satisfait. Mais Florence avait remarqué une inappétence croissante chez son homme, un affadissement de sa passion. Son Manuel pouvait aller se rhabiller à côté de Yann, duquel elle s’ennuyait au lit. Ses récentes retrouvailles avec lui au bar billard et le week-end précédent avaient ranimé la flamme du seul véritable amour qu’elle avait connu dans sa vie.
* * *
En écoutant les roucoulements de la cafetière, Manuel pensa qu’il était temps de réveiller Charlemagne et Mélodie pour les faire déjeuner. Florence avait amorcé un lavage de foncé qu’elle mettrait dans la sécheuse avant de partir, même si la température s’annonçait clémente pour le séchage à l’extérieur. C’est elle qui s’occupait aussi du lunch des enfants. La journée s’annonçait assez peu stimulante pour l’enseignant, qui commençait ses cours à la deuxième période de l’avant-midi. Il quitterait la maison après Florence, jouissant d’un rare moment de sursis avant d’affronter des élèves sans doute insatiables de connaissances. Cependant, cette journée-là, contre toute attente, devait finalement s’avérer un peu différente.
Bourguignon avait depuis longtemps remarqué l’empressement trop facile des gens obnubilés par l’acquisition d’un nouveau produit de consommation. Notamment, le téléphone cellulaire avait provoqué un engouement particulier. De plus en plus, on voyait des personnes occupées à conduire d’une main et à tenir avec l’autre un petit appareil soudé à leur tête. Même dans la rue, des gens affairés, le pas allongé, semblaient parler seuls à voix haute, déambulant avec insolence entre les piétons. Non seulement l’appareil ne devait pas tarder à faire son apparition dans les mœurs, mais il s’immisçait pernicieusement dans les classes.
Sa première période de cours venait de débuter dans un climat soporifique. L’enseignant s’évertuait à expliquer au tableau les propriétés des rebutants logarithmes. La plupart des élèves semblaient suivre, sauf deux ou trois décrochés.
La sonnerie d’un téléphone se fit entendre. Comme s’il avait été dans la rue, Guillaume Blanchard engagea sans scrupules une conversation avec son interlocutrice.
— Tu viens de te réveiller ? T’as bien dormi, j’espère ? Tu sais que j’aurais aimé prolonger ma nuit avec toi, genre.
— C’est ton cours de maths ?
— Ben oui ! C’est ennuyant à mort. On comprend rien, genre, pis le prof continue pareil…
— GUILLAUME BLANCHARD ! VEUX-TU BEN ME FERMER ÇA ! tonna Manuel, le visage empourpré.
Toute la classe se mit à rire.
— Bon, j’raccroche. Le prof a pas l’air d’aimer ça.
— Ça presse…
— Pogne pas les nerfs, prof, répartit l’élève, affichant un air offusqué.
— APPORTE-MOI TON APPAREIL !
— Si ça peut te faire plaisir. Mais tu me le remets genre à la fin de la période, genre !
— C’EST MOI QUI POSE LES CONDITIONS ICI. DONNE-MOI ÇA !
L’incident du téléphone cellulaire passé, le calme était revenu dans la classe, et Manuel, le pouls en accéléré, put terminer ses explications. À la fin de la période, les élèves ayant quitté le local, Guillaume Blanchard réclama son appareil, ce à quoi Bourguignon refusa d’obtempérer.
— Tu vas me donner ça ! Sinon…
— Sinon quoi ? Des menaces, maintenant !
Manuel tremblait encore. Il avait osé affronter un élève qui lui avait tenu tête. Aurait-il à s’en repentir ? Il n’était tout de même pas pour le laisser faire et créer un fâcheux précédent. Quoi qu’il en soit, il se promit d’aller rencontrer l’adjoint pour lui faire part de l’événement et pour chercher son appui, afin que pareille esbroufe ne puisse se reproduire. D’autant plus que l’élève Blanchard n’en était pas à sa première fanfaronnade.
Après son dernier cours de la journée, Manuel frappa au bureau de M. Savard.
— Entrez ! fit une voix qui traduisait de l’impatience.
Son bureau était plongé dans une demi-obscurité. Derrière lui, les rideaux étaient tirés et une musique très douce se répandait dans l’atmosphère de la pièce.
— De quoi s’agit-il, monsieur Bourguignon ?
Manuel narra l’événement à M. Savard qui était demeuré assis, le visage impassible, retranché derrière son énorme bureau jonché de multiples dossiers éparpillés à la grandeur. Il était tourné vers son ordinateur et semblait écouter très distraitement l’enseignant. Tout en laissant parler Manuel, il continuait à fixer son écran. Puis, lorsque Manuel eut terminé l’exposé des faits, il s’arrêta un instant, en attente de la réaction de l’adjoint. Savard fit pivoter son siège vers Manuel et donna son verdict :
— Vous ne trouvez pas, Bourguignon, que c’est pur enfantillage ? Il y a dans cette école des problèmes beaucoup plus graves et plus urgents à régler. Allez, je compte sur votre expérience et votre psychologie pour étouffer une telle affaire.
Manuel accusa la répartie. En quelque sorte, M. Savard s’en lavait les mains et lui laissait carte blanche. C’était la première fois qu’un tel problème faisait son apparition. La mâchoire tendue, l’enseignant commençait à se demander s’il avait bien fait de confisquer l’objet en question. Il n’allait pas tarder à le savoir.
En quittant le bureau de M. Savard, Manuel se dirigea rageusement vers la salle des profs. Il ramassa quelques effets, deux livres, un cartable, une pile de copies à corriger qu’il enfouit sans précaution dans son sac et sortit de l’établissement.
En se dirigeant dans le stationnement, il s’arrêta net à une dizaine de mètres de son véhicule, les poings sur les hanches, stupéfait. Un groupe de collègues encerclait sa camionnette. Il s’en approcha avec circonspection et constata que les quatre roues de son véhicule avaient été enlevées et abandonnées par terre, à côté des essieux. Consterné, il fit le tour de sa camionnette. Heureusement, aucune égratignure ou bosse quelconque n’était venue altérer l’allure de la carrosserie. « T’es pas chanceux, mon Manuel ! » commenta l’un des curieux.
Sur ces entrefaites, une berline blanche maculée de nombreuses taches brunâtres passa en trombe près de lui. Sans en reconnaître les passagers, il vit des têtes sortir simultanément par une fenêtre et crier : « Gros trou de cul ! »
Manuel avait compris que le grossier message s’adressait à lui. Le rapprochement avec l’incident Guillaume Blanchard était évident. Mais il y avait fort à parier qu’il n’en aurait jamais la preuve formelle. Et qu’il ne servait à rien de chercher à l’inculper de quelque manière que ce soit, au risque de représailles plus sérieuses encore. Peu importe, pour l’heure il demeurait en possession du cellulaire.
Il sortit l’appareil enfoui dans le fond de son sac et composa le numéro du garage où on assurait l’entretien de sa camionnette. Une fois le véhicule remis sur ses quatre roues, en chemin vers son domicile, Manuel résolut de faire face à Guillaume Blanchard le plus tôt possible. Sans compter sur l’adjoint qui, de toute évidence, semblait assez peu coopératif, tout préoccupé qu’il était par des dossiers jugés prioritaires.
Le lendemain, dès qu’il put, Manuel rencontra dans une salle de classe libre Guillaume Blanchard, qui se montra offusqué de ne pas recevoir son appareil.
— Comme ça, t’as décidé de garder mon téléphone. Tu cherches le trouble, prof.
— Tu vas me dire que tu y étais pour rien, hier…
— Rapport à quoi, man ?
— RAPPORT À MON CHAR ! COMPRENDS-TU ÇA ?
— Woooh ! Monsieur s’énarve. Donne-moé mon téléphone, pis on en parle pus.
L’élève Blanchard prit congé en faisant à son interlocuteur un bras d’honneur. Polisson ! ragea Manuel, intérieurement.
Fermement décidé à ne pas baisser pavillon, Manuel tenta de joindre les parents de l’élève Blanchard. Il s’informa auprès du secrétariat pour obtenir le numéro du père au travail. Après un long moment d’attente, il réussit à parler à M. Blanchard qui refila le numéro de son ex au travail, prétextant que c’est elle qui était chargée de l’éducation de son fils. La mère, de son côté, se montra plutôt cassante. Débordée de travail, elle n’avait pas le temps de s’occuper des frasques de son fils et, de toute manière, les profs étaient payés pour « faire leur job ».
Bourguignon était rentré à la maison, exténué comme s’il venait d’abattre deux grosses journées de labeur sans interruption. Comme cela lui arrivait à l’occasion, pour survivre à des moments de fatigue ou de tension, l’enseignant se décapsula une bière bien froide et alla s’écraser au salon. De son côté, Florence, qui maintenant partageait son temps entre les chambres de naissance et d’autres départements de l’hôpital, avait aussi passé une grosse journée et semblait au bout de son rouleau.
— Tu m’as l’air de quelqu’un qui a charroyé de la brique pendant des heures, Flo.
— T’es pas loin de la vérité, Manuel. On a eu de la misère avec un bénéficiaire. Il est de plus en plus perdu et cherche à s’enfuir de l’hôpital. On a essayé de le raisonner. On s’est mises à trois pour tenter de le convaincre. Rien à faire. Il a fallu utiliser la contention.
— C’est quoi ça, la contention ? demanda naïvement Mélodie.
Avec tendresse, Florence prit la main de la petite et l’amena s’asseoir sur le canapé-lit près de son père.
— Supposons, Mélodie, qu’une de tes poupées doive aller au lit parce que c’est l’heure du coucher et qu’elle refuse en tapant du pied et en faisant une crise de larmes. Tu lui parles gentiment et elle n’écoute toujours pas. Alors tu la prends de force par la main et tu la conduis dans sa chambre… Bon, c’est un peu ça.
— J’comprends maintenant, acquiesça Mélodie en abaissant ses grands yeux.
— Puis toi, Manuel, ça s’est réglé avec ton élève ?
— Pas vraiment ! Il ne veut rien entendre et m’a envoyé paître…
— Dis donc, vous n’avez pas grand recours contre des élèves récalcitrants ?
— Faut que je m’arrange avec ça, Flo. Ça fait partie du travail !
En soirée, Florence s’évada de la maison pour magasiner. Elle ressentait l’impérieux besoin de changer d’air. Mélodie s’assit avec un livre. Charlemagne, qui avait encore des devoirs à faire, passa à côté de sa demi-sœur et lui tira une lulu. Dotée d’une certaine sagesse pour son âge, elle choisit de ne pas réagir, même si elle avait été agacée par le geste de son demi-frère.
— Holà ! Du respect pour ta sœur, garçon ! Tu devrais t’installer pour tes travaux, mon Charlot, intervint Bourguignon.
— C’est pas ma sœur, c’est ma demi-sœur. Pis j’suis pas ton Charlot, prof. Je suis le Charlot à ma mère, je te l’ai déjà dit…
— Bon, d’accord ! On jouera pas sur les mots. Installe-toi ! Puis appelle-moi pas prof, veux-tu ? Je suis quand même ton beau-père.
— Mon demi-père…
— Bon, ça fera ! Mlle Lalumière t’a sûrement donné des travaux…
Charlemagne sortit péniblement un cahier d’écriture de son sac et le déposa sur la table de cuisine. Manuel attendit un moment que le travail fut enclenché, avant de jeter un regard par-dessus l’épaule de l’enfant. L’écolier devait copier des mots en passant de l’écriture en caractères d’imprimerie à l’écriture cursive. L’enseignant remarqua le jambage en souffrance de certaines lettres. Il s’en éloigna pour ne pas l’indisposer.
Mais, un peu en retrait, il ne put s’empêcher de l’observer. Grimaçant, la langue sortie, retenant le bord retroussé du cahier d’une main, Charlemagne s’exécutait avec une lenteur désarmante. Et le résultat n’était pas très reluisant. Des hiéroglyphes ! Que des gribouillages ! Des agglomérations informes ! De temps à autre, il effaçait vigoureusement en chiffonnant sa page et en laissant les rognures de gomme à effacer sur les lignes. Manuel sentait jaillir en lui une impatience qu’il tenta de réprimer en détournant la tête et en essayant de penser à autre chose. Cet enfant va me faire sortir de mes gonds, songea-t-il.
— J’ai hâte à samedi pour revoir Yann et jouer au hockey !
— À force de travailler, tu vas te rendre à samedi.
— C’est long ! Ça paraît que t’aimes pas le hockey. Yann, lui, mon vrai père, aime ça beaucoup. En plus, c’est le coach de mon équipe. C’est lui qui va venir me chercher la fin de semaine pour m’amener à l’aréna, pas toi…
— Yann contribue à sa façon pour élever son fils, c’est normal. Ta mère et moi, on s’occupe de toi toute la semaine. C’est une sorte d’entente entre ton père et ta mère.
— Lui, il est super en forme. Toi, t’as un gros ventre.
À cet instant précis, il sembla à Manuel qu’il se retrouvait dans sa classe avec une bande d’abrutis. L’écolier déposa son crayon.
— Continue, Charlemagne, si tu veux en finir avec tes obligations scolaires, s’exaspéra l’adulte. Après, tu pourras faire autre chose avant de te coucher. D’ailleurs, je m’occupe de coucher ta DEMI-SŒUR et je reviens.
Manuel considérait Yann Lamontagne comme un grand adolescent, un égoïste. Un exhibitionniste fier de se pavaner devant des groupies qui lui tournaient autour sans arrêt, butinant tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre. Dire que son fils l’admirait, lui qui, après des mois et des années d’un silence presque total, le prenait maintenant en charge quelques heures par semaine et le rendait à sa mère le reste du temps. Ce qui lui permettait amplement de donner libre cours à sa vie de libertinage.
Après d’agréables moments en compagnie de Mélodie avant son coucher, Manuel revint dans la cuisine. Charlemagne rangeait ses effets dans son sac, poussant des soupirs de profonde lassitude.
Lorsque le plus vieux des enfants fut sous les couvertures, Bourguignon respira. Il lui sembla qu’un peu de temps lui appartenait. Au sous-sol, assis devant son ordinateur, il composa quelques dizaines de lignes avant de se retrouver à son tour dans la salle de bains. En se déshabillant, il étudia son profil en songeant aux paroles blessantes de Charlemagne. Le p’tit vlimeux disait vrai à propos de ma silhouette, et Florence doit regretter le corps d’athlète de son Yann. D’ailleurs, je ne serais pas étonné que Charlemagne ait d’autres demi-sœurs ou demi-frères, pensa-t-il.