Chapitre 11
Enfin samedi ! Lamontagne vint sonner à la porte pour amener son fils à l’aréna. Un sans-allure que ce Lamontagne ! Il fit résonner le carillon de l’entrée jusqu’à ce que Florence aille finalement lui ouvrir, avant de réveiller la maisonnée entière. Trop tard, battant des paupières, Manuel s’était déjà étiré le cou pour jeter un œil entrouvert à son réveille-matin. On dirait qu’il le fait exprès, l’imbécile ! grommela-t-il.
En douceur, Florence rappela à Yann qu’il ne fallait pas réveiller la petite. Qu’elle avait besoin de récupérer, étant donné qu’elle se levait tôt tous les matins de la semaine ! Et puis, le visiteur n’avait pas de sollicitude pour Bourguignon, qui souffrait de temps en temps d’insomnie et qui se réveillait de plus en plus fréquemment en sueur après des nuits cauchemardeuses. L’école, avec son lot de misères, le pourchassait même la nuit, ne lui laissant que bien peu de répit. Ils n’étaient pas rares les moments où l’enseignant se levait, même le week-end, avec la désagréable sensation de manquer de sommeil.
Pour Lamontagne, la garde se terminait à la fin de l’avant-midi, le samedi. Au retour à la maison, dès que la porte s’ouvrait devant lui, il lançait la poche de hockey de son fils dans l’entrée en faisant invariablement aboyer Aristote, qui ne savait trop où donner de la tête, et en faisant sacrer Manuel qui devenait hors de lui. Suivait bientôt le fils, qui aurait bien aimé se pendre au cou de son père pour qu’il l’amène passer la semaine avec lui. Ce qui déchirait le cœur du beau-père de Bourguignon qui, tout compte fait, aurait préféré que Charlemagne vive avec son père biologique plutôt qu’avec lui, le père rapporté. Néanmoins, il est vrai que Lamontagne éprouvait un certain attachement pour son enfant, un fils qui était parti pour suivre ses traces. Malgré ce que Florence elle-même pouvait en dire, Lamontagne n’avait pas un cœur de pierre et devenait de plus en plus attaché à son garçon, à mesure qu’il grandissait. Il avait déjà fait remarquer avec orgueil à la mère de son fils que Charlemagne lui ressemblait de plus en plus. Sa fierté se gonflait avec la croissance de fiston et atteignait un summum lorsqu’il scorait au hockey. Il envisageait la possibilité de lui établir éventuellement un programme d’entraînement au gymnase, le moment venu, considérant qu’il pourrait se développer autant que lui, qu’il avait le potentiel physique pour le faire.
La semaine avait repris son cours habituel et Bourguignon, son bâton de pèlerin. Chaque jour, il appréhendait un événement nouveau dans ses classes. Comme enseignant, il était soumis à une tension permanente. Cet état d’esprit ne lui était pas particulier, cependant. Il le savait pour en avoir causé à des collègues qui subissaient le même sort que lui. Mais qu’importe, il réussissait quand même à s’accommoder de ses conditions de travail. Du reste, quelques-uns d’entre eux tombaient sous les drapeaux, les absences pour épuisement professionnel augmentant sensiblement au fil des mois.
En ce lundi matin, pendant un cours donné devant un certain nombre de corps morts, des bruits inhabituels parvinrent de la classe voisine. Le vacarme s’intensifiait, de telle sorte que Bourguignon dut interrompre ses explications, en pleine résolution de problèmes sur la fonction sinusoïdale. L’idée lui vint alors d’intervenir en personne dans le local attenant, mais il se ravisa, pensant qu’il n’avait pas la prestance ni l’autorité pour gérer une crise, pour soutenir un collègue en difficulté et pour assurer en même temps une supervision adéquate de sa propre classe. Les élèves chahutèrent copieusement l’enseignant en devoir. Tout de suite après, un claquement de porte ébranla le mur mitoyen de la classe. Des éclats de rire fusèrent en cascade.
Au début de la récréation, une jeune enseignante, livide, l’air accablé, se présenta dans l’embrasure de la porte de la classe de Manuel et attendit que le dernier élève quitte le local. La jeune dame, très élégante, portait une robe fuchsia et arborait une longue chevelure blonde.
— Qu’est-ce qui vous arrive, pauvre mademoiselle ? C’est vous qui étiez dans le local d’à côté tout à l’heure ?
— Oui, c’est moi. Ils m’ont fait suer, je vous en passe un papier…
Aussitôt cette dernière parole lâchée, elle éclata en sanglots. Mal à l’aise, Manuel se précipita vers son armoire de classe et sortit une boîte de mouchoirs qu’il réservait normalement aux morveux imprévoyants qui réclamaient en catastrophe de se retirer du local pour se dégager le nez. La suppléante éprouvée enleva ses lunettes, s’épongea les yeux et se moucha bruyamment à trois reprises avant de raconter l’incident.
— J’écrivais au tableau une longue phrase qui contenait des fautes d’orthographe à corriger. C’était un exercice comme bien d’autres. J’ai entendu des rires complices. Lorsque je me suis retournée, un élève audacieux m’a alors fait une remarque plutôt gênante. Il m’a dit qu’il aimait voir branler mon derrière quand j’écrivais au tableau. Que ça le faisait triper et qu’il n’avait jamais eu une maîtresse de français aussi intéressante. Prise au dépourvu, je ne savais pas comment réagir. J’ai balbutié quelque chose… d’ailleurs je ne me souviens plus très bien quoi… Vous connaissez à peu près le reste.
Après la narration des faits, l’enseignante céda à une autre séance de larmes et de mouchage.
— Quand vous avez quitté le local de classe, à quel endroit vous êtes-vous réfugiée ?
— Dans les toilettes du personnel, réussit-elle à préciser, entre deux hoquets de pleurs.
Plus Bourguignon l’écoutait, plus il avait la réaction de s’approcher de la jeune femme éplorée et de la consoler en appuyant sa jolie tête sur son épaule. Mais il se retint. Pour les convenances ! Une si jolie fille devait assurément avoir un jeune homme dans sa vie pour entendre ses pérégrinations.
— Qu’est-ce qui vous chagrine tant ? C’est presque un compliment qu’on vous a adressé. Les adolescents ne sont pas toujours subtils, vous savez.
— J’ai peur qu’on raye mon nom de la liste de suppléants ! J’ai besoin de travailler, vous savez. J’ai des dettes d’études de trente mille dollars. Je viens de m’acheter une auto. L’appartement…
— Si cela peut vous rassurer, allez dire à la secrétaire qui vous a affectée à ce remplacement que vous ne voulez pas retourner dans ce groupe et tentez à nouveau votre chance.
La suppléante quitta la classe de Manuel en se chaloupant la croupe, le remerciant de l’avoir écoutée et de lui avoir prodigué un conseil qu’elle prendrait en considération.
La récréation venait de prendre fin. Bourguignon n’avait pas eu le temps de distribuer les devoirs notés sur les pupitres des élèves. Il lui fallait faire vite après la séance de consultation. L’enseignant ne perdait rien pour attendre. Malgré ses années d’expérience, il pouvait survenir de petits incidents de nature à aiguiser sa patience. Après avoir servi de bouée à une jeune enseignante, suppléante de surcroît, Bourguignon allait être à son tour éprouvé.
Pendant la correction du devoir, tout se déroula très bien, comme à l’accoutumée. Un peu plus tard, au moment d’une démonstration assez élaborée, tout en écrivant au tableau, Bourguignon songea une fraction de seconde à ce qui s’était passé le cours précédent avec sa voisine, et au risque auquel il s’exposait chaque fois qu’il tournait le dos à la classe. Dans ces circonstances, il lui arrivait de se rappeler les paroles d’un pédagogue qui aimait dire à ses futurs maîtres : « Chaque fois que vous tournez le dos, vous les perdez. » Même quand on ne leur tourne pas le dos, on a de la misère à garder l’attention, paraphrasa-t-il intérieurement. Toujours est-il qu’un rayon lumineux rouge se promenait sur le tableau noir, pointant ici et là, indistinctement. J’ai le goût d’exploser, mais il faut que je me contienne, réfléchit-il dans une première tentative pour se calmer. Il se retourna lentement, comme si de rien n’était. Puis il prit une grande inspiration et promena un coup d’œil circulaire dans la classe, cherchant un indice de la provenance du pointeur au laser. Rien. Aucun indice. Ce ne pouvait pas être Guillaume Blanchard : ce n’était pas son groupe.
— Pourquoi tu continues pas ? demanda un élève, qui manifestait un certain sérieux.
— Je poursuivrai lorsque votre camarade aura définitivement remisé son pointeur, pas avant ! articula Manuel, avec assurance.
Déterminé à attendre aussi longtemps qu’il le fallait, Bourguignon s’assit à son bureau et commença à fouiller nerveusement dans ses paperasses, espérant que quelqu’un intervienne. Comme personne ne prenait la parole, il s’adressa à la classe :
— La loi du silence vous interdit de dénoncer un des vôtres. Je peux comprendre cela. Seulement, si vous croyez que je vais reprendre les explications sans qu’on me rende d’abord le pointeur, simplement parce que vous en avez décidé ainsi, vous vous leurrez. On ne bousille pas un cours comme ça, impunément, sans conséquence aucune.
Impassible, le prof s’arrêta de parler et considéra longuement le visage tétanisé de ses élèves. Vingt minutes plus tard, alors qu’un silence monacal régnait dans l’atmosphère glauque du local, un grand gaillard aux cheveux rasés se leva et se dirigea à l’avant de la classe avec ses effets, déposa l’objet sur le bureau du prof.
— Bon, OK ! La v’là, ta maudite bébelle. Qu’on en parle pus !
— Merci ! se contenta de dire le prof, visiblement satisfait de la tournure des événements. C’est mieux ainsi, beaucoup mieux !
Dès que l’objet fut remis, l’élève quitta promptement le local. De lui-même, sans que l’enseignant intervienne. Le reste de la leçon se déroula sans ambages, heureusement. Bourguignon savait, par expérience, que les choses auraient pu mal tourner.
Le rassemblement d’objets de Bourguignon commençait à constituer une véritable collection qui, au fil des semaines, ne se limiterait pas au téléphone cellulaire et au pointeur. L’année scolaire était encore jeune et d’autres bébelles hétéroclites viendraient s’ajouter aux premières. L’enseignant craignait les représailles des élèves concernés, certes, mais il était prêt à maintenir le cap encore un certain temps. Malgré le manque de soutien de la direction. Dans son for intérieur, il se promettait de remettre lesdits articles à leur propriétaire, éventuellement. Quel dommage, pensa-t-il, que des jeunes s’imaginent pouvoir ainsi réussir ! Précisément un de ceux-là lui avait un jour confié qu’il envisageait une carrière de vétérinaire alors que, selon lui, il devrait tout au plus se contenter de séances de toilettage d’animaux domestiques.
À la maison, Bourguignon se réservait de plus en plus de moments pour écrire. Il lui prenait des rages qui le menaient parfois au petit matin. Son rendement à l’école s’en trouvait par le fait même atténué. Une fois à l’occasion, cela pouvait convenir, mais pas deux ou trois jours consécutifs. Surtout en pleine semaine. Florence, pour sa part, s’en plaignait. Elle considérait qu’il gaspillait sa santé en s’imposant de longues heures de travail alors que le sommeil aurait été si bénéfique.
— Je sais pas ce que t’écris, Manuel, mais il me semble que t’en as des choses à raconter.
— Si je te disais que certains matins, j’aurais le goût de demeurer à la maison et de continuer à composer.
De temps à autre, Bourguignon servait cette phrase qui faisait chaque fois frémir sa conjointe. Elle lui répondait qu’il ne pouvait se soustraire à ses obligations et qu’elle ne se verrait pas assumer seule la charge pécuniaire familiale.
— À l’école, j’entends souvent des profs se lamenter et dire que même à deux jobs, ils n’y parviennent pas. Il y a certainement un manque de rigueur quelque part.
— Il y en a qui sont incapables de bien administrer leur budget. Ça, c’est leur problème. D’un autre côté, penses-tu vivre seulement avec mon salaire, Man ? On n’y arriverait pas. Non ! Tu es aussi bien d’oublier ça. Imagine-toi surtout pas qu’on pourrait vivre avec tes redevances…