Chapitre 12

L’été s’évanouissait lentement avant de tomber dans un sommeil hivernal que seul le printemps parviendrait à réveiller. La maudite cigale avait chanté tout l’été sans même attraper un petit froid, sans s’égosiller. S’il y a quelque chose qui gâche une température clémente l’été, c’est bien le chant de la cigale ! réfléchit Bourguignon.

Samedi après-midi. Partout dans le voisinage, les gens profitaient du beau temps pour s’adonner à certains travaux extérieurs. Florence ratissait la pelouse et les plates-bandes, et amassait les feuilles en tas. Mélodie courait derrière Aristote, qui la traînait de force. N’en pouvant plus, elle abandonna la laisse et tomba dans un amas de feuilles que sa belle-mère venait tout juste d’amonceler. Elle se leva, riant à gorge déployée de son beau rire cristallin d’enfant, secouant de ses petites mains frêles les feuilles encore agrippées à ses vêtements. Dommage que cette enfant ait perdu sa mère ! songea Florence. Elle n’en parle que rarement ; elle ne doit pas lui manquer tant que ça, finalement ! Bourguignon s’approcha d’elle et la tira de ses pensées.

Sur ces entrefaites, dans un bruissement de feuilles, quelqu’un surgit derrière eux.

Bourguignon, Florence et Mélodie se retournèrent.

Bonjour, Lamontagne ! Qu’est-ce qui t’amène ? s’enquit le propriétaire.

Le motard tenait contre lui un casque de moto.

J’ai ramené Charlot, comme d’habitude, répondit-il.

Florence s’était éloignée avec Mélodie à présent blottie contre sa jambe. Elle se contenta de demeurer en retrait, observant d’un œil envieux celui que son cœur avait tant aimé. Habillé d’un pantalon de cuir serré, un gilet sans manches mettant en évidence ses gros tatouages violacés, la barbe abondante, Yann l’attirait encore. Un rustre, certes, mais un mâle dans la force du mot, comme elle les aimait, au fond. Pendant qu’il conversait avec Bourguignon, elle se prit à comparer les deux hommes du point de vue physique. L’un qui possédait un corps à faire rêver n’importe quelle femme, et l’autre… eh bien, l’autre… Ne s’était-elle pas éprise de Manuel pour se consoler de son Yann coureur de jupons, habile à faire des galipettes avec ses élèves de gym ? Tiens, justement ! Les deux étaient professeurs. Mais n’avait-elle pas choisi Manuel pour remplacer le père dont l’enfant était soudainement devenu orphelin ? Charlemagne était une erreur de parcours. Yann l’avait si souvent répété à Florence, qui n’avait pas voulu se défaire du petit avant sa naissance. « Si jamais t’as un p’tit, tu le liquides, sinon tu me perds », lui avait-il cruellement annoncé. Comme Florence était plutôt du genre à materner et à travailler dans une pouponnière, elle avait opté pour s’occuper de l’enfant. Puis, à mesure qu’il côtoyait son fils, Lamontagne se découvrait un quelconque talent de père, même s’il ne le voyait qu’une fois par semaine.

Charlemagne parut.

Emmène-moi, Yann ! implora son enfant.

Je m’en vas avec ma blonde. Pas question aujourd’hui, Charlot !

Tu peux aller jouer avec Félix, après-midi, suggéra Florence.

Lamontagne pivota sur les talons de ses bottes et disparut. Charlemagne entra dans la maison en pleurant. Florence le suivit, sous le regard attristé de Manuel. Le petit était étendu sur son lit, étouffé par des sanglots.

Tu pleures, mon amour ! Qu’est-ce qui t’arrive, Charlot ?

Achale-moi pas ! Laisse-moi tout seul, j’ai pas besoin de toi ! Mon père s’en va en moto. J’aurais aimé ça, moi aussi. Mais non ! Il faut qu’il amène sa blonde.

Oui, je comprends !

Non ! Tu peux pas comprendre, maman !

Il fait si beau, Charlot. Tu devrais venir t’amuser dans les feuilles avec Mélodie et moi…

Assis sur le bord du lit, il se retourna, les mains sur le visage, et se projeta contre son matelas.

Bon, si jamais tu changes d’idée, on t’attend dehors.

Pour la première fois, Manuel avait éprouvé une grande compassion pour l’enfant de sa femme. Il comprenait le désarroi dans lequel son père bien-aimé le plongeait. Il en voulut à celui qui rendait un être aussi malheureux, par égoïsme, par pure recherche de plaisir personnel, au détriment de son fils qui le réclamait. À ses yeux, le grand insignifiant de Yann était bel et bien un écœurant, rien de moins ! Heureusement que Poitras compensait un peu…

* * *

Charlemagne avait bougonné toute la semaine, jusqu’au samedi suivant. Il renâclait à la besogne, de plus en plus allergique au travail scolaire, plutôt lent à se mettre à l’ouvrage, s’attablant après avoir fait crier Mélodie et fait aboyer Aristote, qui jappait parce que Mélodie hurlait. Bourguignon se convainquait qu’il ne ferait pas de lui un intello. Mais, du même coup, il fallait comprendre le contexte : un père qu’il admirait, qui ne s’en occupait que le week-end et qui ne l’encourageait pas à obtenir de bons résultats scolaires. Quant à Florence, elle avait pour son dire que la charge des devoirs et des leçons incombait à Manuel, le professionnel de l’apprentissage. Bourguignon le prenait souvent comme une corvée, mais au moins, il avait la consolation de croire qu’il apportait sa contribution.

Charlot avait mal réagi à sa promenade à moto ratée. Non seulement les choses ne s’étaient pas améliorées à l’école, mais ses relations déjà restreintes avec sa demi-sœur allaient s’envenimer. Un bon soir, à la fin du souper, profitant d’un instant de silence, Charlemagne demanda gentiment, d’une voix mielleuse :

Aimerais-tu ça avoir un petit minou, Mélodie ?

Ben oui, j’aimerais ça !

La chatte de Félix en a eu huit, il y a deux mois. Je pense qu’il leur en reste encore plusieurs à donner. Tu pourrais en avoir un si Florence voulait !

Il faudrait que je sois d’accord aussi, garçon, intervint Manuel. Après tout, c’est moi qui changerais sa litière.

Dis oui, papa, supplia Mélodie.

Si maman est d’accord, c’est oui.

Les deux adultes se consultèrent du regard, esquissèrent un sourire complice et Florence rendit son verdict.

Charlemagne était aussi content que sa sœur, mais sans doute pour d’autres raisons…

On pourrait téléphoner chez Félix après le souper. Si ça convient, papa irait chercher le minou avec vous deux, suggéra Florence.

Puis, tournant la tête du côté de Charlemagne :

Tu connais la condition, Charlot ?

… que je finisse mes devoirs pis mes leçons de bonne heure…

En moins de deux minutes, Florence joignit Rosaire Poitras au téléphone. « Elle a le choix, patente à gosse ! On commence à s’en départir. On attend la petite », se réjouit-il. Au lieu de s’absorber dans un livre, jouer de la flûte ou s’amuser avec ses poupées, Mélodie débarrassa la table, s’étirant le bras pour atteindre les plats du milieu et les déposant sur le comptoir ; puis elle essuya un petit coin pour que son frère puisse s’installer. Charlemagne s’absorba rapidement dans ses travaux avec une application qui lui était peu commune. Les conjugaisons défilaient comme jamais. La page d’arithmétique fut remplie en un temps record.

Je suis fier de toi, Charlot !

Je sais que je suis capable ; Mlle Lalumière l’a dit.

Attends que je regarde si tes calculs sont exacts…

L’enseignant saisit le cahier, parcourut la page du garçonnet et releva quelques coquilles. Aussitôt les fautes corrigées, Mélodie et Charlemagne prenaient place dans la camionnette.

Bourguignon attira l’attention des enfants sur la pancarte : Chattons a donnez, accrochée à la barrière en bordure de La Grande-Caroline, ce qui eut pour effet d’exacerber l’état d’excitation dans lequel Mélodie se trouvait déjà. Derrière la porte vitrée de la maison, Félix souriait à pleines dents, enserrant la bête qui devait être la mère des chatons en même temps qu’il tournait la poignée de la porte.

Je te présente Cacahuète.

Quel drôle de nom pour un chat ! remarqua Charlemagne.

Puis Félix et Charlemagne se retrouvèrent devant un immense écran de cinéma maison pour visionner un film d’aventures. Coiffé de son chapeau de cow-boy, lampe de poche en main, Rosaire Poitras tendit une main moite à son voisin. Un bracelet doré encerclait son poignet et une chaîne rutilante ornait un t-shirt troué et malpropre. L’homme s’empressa d’amener Mélodie et son père vers le garage en empruntant un passage bordé de canettes de boissons gazeuses et de bouteilles de bière vides, qu’il repoussa du pied pour se frayer un chemin. À voir le désordre qui régnait, Manuel s’attendait au pire dans le garage. La porte s’ouvrit sur un incroyable foutoir. Une forte odeur d’essence, d’huile et de graisse l’assaillit. Sur les murs, des tablettes montant jusqu’au plafond ployaient sous le poids de multiples pièces de rechange. Le plancher, lui, était presque complètement recouvert d’objets de toutes sortes. Bourguignon eut un réflexe préventif. Il prit Mélodie sur ses épaules et suivit Rosaire, qui enjamba une bonne dizaine de boîtes de carton éventrées, frôla une laveuse, trois sécheuses, un poêle électrique, un autre au propane ou au gaz naturel, se faufila entre deux rangées de bicyclettes, côtoya un étalage de bidons de peinture qui dégringola, avant d’atteindre, dans un coin sombre, un amas de vêtements usagés et de guenilles où Cacahuète avait vraisemblablement eu sa portée.

Vous en avez du stock ! observa Manuel.

Voulez-vous voir mon soubassement ? C’est mon département des petits appareils : bouilloires, grille-pain, fers à repasser. Que voulez-vous ? Je suis brocanteur de métier, patente à gosse ! rappela fièrement Poitras.

On n’a pas vraiment le temps, répondit Bourguignon, qui appréhendait un désordre semblable au sous-sol.

Rosaire Poitras alluma sa lampe de poche qui éclaira faiblement la progéniture, sourit de ses dents jaunies :

Ils sont beaux, hein ! s’exclama le brocanteur. Elle en a eu huit. Y en a trois qui ont pas survécu.

J’aimerais celui-là, fit Mélodie en désignant de son index une petite femelle chamoisée qui semblait très vigoureuse.

Tu es la première à choisir. Les quatre autres sont réservés, mais personne n’est encore venu en réclamer un. C’est une femelle. Prends-la, je te la donne. Comment vas-tu l’appeler ?

J’ai pensé à Mandoline. Pour un garçon, j’aurais choisi Pistache.

Suivi de Bourguignon surmonté de sa fille, qui tenait Mandoline enrobée dans une guenille, Poitras retraversa périlleusement les zones encombrées du garage.

Faut qu’on s’en aille, Charlot ! s’écria son beau-père.

OK, d’abord !

Puis, se retournant vers son ami, Charlemagne déclara :

T’es chanceux de vivre avec ton vrai père, toi…

Deux jours plus tard, Charlemagne mit le plan diabolique qu’il concoctait à exécution. C’était soir de sortie pour Florence. Elle avait mis une brassée de linge sale à laver et avait demandé à Manuel de surveiller la fin du cycle. Charlemagne s’installa pour travailler pendant que Mélodie coloriait un petit chat, en mauve, Mandoline s’assoupissant sur ses genoux, emmitouflée dans sa doudou.

C’est l’heure, Mélodie.

Toujours aussi docile et ordonnée, la fillette rangea ses crayons dans leur étui, referma son cahier à colorier. Elle emballa maternellement Mandoline dans sa couverture et la remit à Manuel, qui se chargerait du confort du minet.

T’inquiète pas, Mélodie ! Mandoline va passer une belle nuit. Comme toi ! Regarde comment j’en prends soin !

Bourguignon déposa Mandoline dans son panier, la recouvrant douillettement d’un lange, sous le regard impassible d’Aristote, qu’on tolérait dans la maison, malgré la présence de la nouvelle pensionnaire. Charlemagne avait écouté la brève conversation sans mot dire, donnant l’impression d’être très concentré sur son travail, mais écoutant le bruit excitant de la laveuse qui poursuivait son cycle. Profitant de l’absence de son beau-père, qui s’occupait du bain de Mélodie, Charlemagne, conscient de son pouvoir maléfique, s’empara de Mandoline, s’élança vers la salle de lavage attenante à la salle de bains, souleva le couvercle de la laveuse et la précipita dans la cuve. Il referma aussitôt le couvercle et retourna à son travail. Comme si de rien n’était !

Une fois la douce et angélique Mélodie bordée, Bourguignon retourna dans la cuisine. Charlemagne refermait hypocritement ses livres et ses cahiers.

Est-ce que je peux jeter un coup d’œil à ton travail, Charlot ? Veux-tu que je te fasse réciter tes verbes ?

Non, ce ne sera pas nécessaire ! Je travaille fort, ces temps-ci !

Tu seras récompensé par tes succès, mon garçon…

J’suis pas ton garçon ! s’opposa Charlemagne, haussant la voix.

C’est une façon de parler, Charlot ! Bon ! Dans une demi-heure, il faudra que tu sois au lit ! Maintenant, il faut que je m’occupe du lavage.

Un peu plus tard, Bourguignon se dirigea vers la salle de lavage pour passer à l’étape suivante. Il ouvrit le couvercle de la laveuse ainsi que la porte de la sécheuse, dans le but de transférer le linge essoré et encore humide dans l’autre appareil. Il prit un premier amas de linge qu’il secoua avant de le lancer dans la sécheuse, puis un second qu’il agita avec autant d’énergie. Au troisième morceau était accolée une masse informe qui laissa croire à Manuel que Florence avait lavé un toutou de Mélodie. Il le prit pour en lire les instructions de séchage. Un moment, il se dit que Florence n’avait pas dû lire les directives de lavage puisque le minou avait ratatiné et perdu un peu de son pelage. Pas d’instructions ! Il mit le minou de côté sur la laveuse et s’occupa du reste. Ce n’est qu’une fois la sécheuse remise en route qu’il récupéra le minou pour le faire sécher à l’air libre, sur le comptoir de la salle de lavage.

Bourguignon s’installa devant son ordinateur pour prélever ses messages. Puis, avant de poursuivre l’écriture de son texte, il voulut s’enquérir de l’état du sommeil de Mandoline. Il remonta au rez-de-chaussée, s’approcha de son panier, se pencha, souleva délicatement le lange et s’aperçut que Mandoline n’y était pas. C’est alors qu’il tâta partout le fond du panier. Ah ! Le chenapan ! s’exclama-t-il, ivre de colère.

En catastrophe, il bondit à l’étage dans la chambre de Charlemagne, alluma le lustre et s’approcha du lit. Le coupable se rentra la tête sous les couvertures, à la manière d’un furet.

Je sais que tu ne dors pas, Charlot ; tu fais le mort. Mandoline, elle, ne faisait pas semblant. Ça va faire beaucoup de peine à Mélodie, tu sais…

Voyant qu’il ne servait à rien d’insister, Bourguignon sortit de la chambre, les yeux exorbités d’horreur, en songeant à la manière dont il apprendrait la mauvaise nouvelle à sa fille. Pour lui, il n’était pas question de pure méchanceté. Il devait y avoir un autre motif. Et ce motif était certainement lié à l’absence de son père. Tout en jonglant avec ces pensées, il ne pouvait faire autrement que d’attribuer à ce Lamontagne un manque de responsabilité. Pour tenter d’oublier la dernière partie de la soirée, l’écrivain s’absorba dans son texte jusqu’à ce que Florence arrive. C’est avec consternation qu’elle apprit la mort atroce du chaton.

Mélodie s’était levée avec empressement. Encore vêtue de sa robe de chambre, le visage illuminé par un sourire, elle s’élança vers le panier de l’animal. Délicatement, elle retira le lange qui l’avait entourée.

Mandoline est sortie de la boîte ! s’écria-t-elle, de sa voix claire.

Ta petite chatte n’est plus là, murmurèrent Florence et Manuel en s’approchant de leur fille.

Elle est retournée chez elle pendant la nuit ?

Non, ma fille. Mandoline est morte ! déclara son père.

Mélodie éclata en sanglots en se blottissant dans les bras de sa belle-mère. Florence la serra contre elle. Après un moment, elle l’assit sur ses genoux et lui expliqua, sous le regard attendri de son père, que les petits chats ne vivent pas longtemps, parfois. À preuve, les trois petits frères et sœurs de Mandoline, qui étaient morts peu après leur naissance. Malgré les efforts déployés par ses parents, Mélodie demeura inconsolable jusqu’à son départ pour la journée.

Charlemagne, resté distant, étranger et muet, se versait avec indolence des céréales dans un bol. Il ne semblait éprouver aucun remords. Bourguignon commençait à comprendre que Charlot manifestait ainsi une quelconque jalousie envers Mélodie qui, elle, vivait avec son vrai papa.

À la fin de l’après-midi, de retour à la maison, la fillette demanda à voir ses dessins animés, alors que Charlemagne avait obtenu la permission d’aller chez Félix. On présentait à la télévision une histoire de chat musicien qui jouait du violoncelle.

Moi aussi, je voudrais jouer comme maman ! Pareil comme maman !

C’est difficile, le violoncelle, tu sais ! l’avertit Florence, qui fricotait un plat pour le souper.

Ça fait rien ! J’veux apprendre à jouer de cet instrument. J’veux devenir une vraie musicienne, comme maman.

Au souper, Mélodie revint sur les dessins animés qui l’avaient tant fascinée et ce chat déluré qui jouait de la musique. Puis de nouveau le lendemain. Et le surlendemain. À tel point que ses parents se consultèrent et décidèrent d’aller chez un luthier pour lui procurer un violoncelle.

C’était un samedi. Lamontagne avait appelé la veille pour annoncer un voyage en Floride, ce qui déclencha une reprise de réactions négatives chez son fils. Yann voulait profiter de la période plus tranquille avant les Fêtes pour déguerpir dans le Sud pendant deux semaines avec sa nouvelle flamme. Afin d’éviter d’accompagner Charlot à son match de hockey, Bourguignon dut s’entendre avec Rosaire Poitras pour qu’il l’emmène avec Félix, pendant qu’il se rendrait en ville pour l’achat promis.

Manuel, Florence et Mélodie se présentèrent chez Wilder & Davis, rue Rachel, à Montréal. En entrant, Mélodie fut saisie par la hauteur des plafonds de l’établissement. Une odeur mêlée de bois et de colle flottait dans l’air de la pièce. Florence se déplaça – faisant couiner les lamelles disjointes du plancher – vers de magnifiques toiles exposées. Un vieil homme aux sourcils épais, tablier de cuir noué autour de la taille, se présenta et amena ses clients dans une pièce attenante où l’on avait disposé des violoncelles de différentes dimensions sur des supports. Au mur, des vitrines fermées à clef gardaient jalousement des instruments de plus grande valeur. Le luthier expliqua, dans un français presque impeccable, mais teinté d’un accent savoureux, les bienfaits de l’apprentissage d’un instrument en bas âge avant d’en proposer un qui conviendrait à Mélodie.

Il ne faudrait pas oublier l’archet, mentionna-t-il. Et vous avez un professeur en vue ? s’informa-t-il.

Personne pour le moment.

Une demi-heure plus tard, Bourguignon repartait avec le violoncelle « un huitième » dans un étui, Florence tenant la main de Mélodie qui clopinait joyeusement derrière lui.

Il avait été convenu que le père de Félix reconduise Charlemagne chez lui à la fin de l’avant-midi. Après sa joute de hockey, Charlemagne s’amuserait avec son copain. En rentrant, il se délesta de son fourre-tout en le laissant tomber sur le parquet de l’entrée, et demeura interdit en entendant les sons bizarres qui émanaient de l’instrument sur lequel Mélodie frottait son archet. Elle s’était assise dans le salon avec son violoncelle, les jambes écartées derrière son lutrin rouge, et en écorchait les cordes avec ses crins chevalins, produisant des sons propres à faire hennir un cheval.

C’est quoi cette affaire-là ?

C’est un violoncelle, rétorqua Mélodie en s’arrêtant net de jouer.

Venez dîner, les enfants ! proféra Florence.

La petite musicienne déposa délicatement son instrument sur un fauteuil du salon.

À table, il fut question de cours de musique pour Mélodie. Charlemagne s’y opposa, alléguant qu’elle coûtait cher à ses parents et que, de toute façon, il détestait l’instrument que sa sœur venait d’acquérir. Ce à quoi Bourguignon rétorqua qu’il fallait payer pour son loisir et qu’on n’était pas obligé d’aimer le hockey pour autant.