Chapitre 14

Les Fêtes approchaient. Depuis le début de décembre et même avant, des décorations de Noël enjolivaient l’extérieur des maisons en prenant la relève de l’Halloween. Une fête après l’autre, comme pour laisser le moins d’emprise possible à l’angoisse. Pour se donner l’illusion que le quotidien, l’ordinaire, n’existe pas. Dans les magasins, tout le monde embarquait dans la grande cavalcade pour se procurer des biens souvent futiles et insignifiants à donner en cadeau à des gens qui feraient semblant d’être heureux. Qui n’accorderaient pas plus d’importance au cadeau lui-même qu’au papier qui l’emballe. Qui diraient merci tout de même, comme en réponse à l’attente d’un objet indispensable.

On en était à quelques jours du congé. Mélodie s’exerçait maintenant au violoncelle dans le salon, près du sapin de Noël. Mme Rostropovitch, qui faisait de moins en moins peur à Mélodie, se réjouissait des progrès rapides de son élève et de sa grande docilité. Quelle consolation que cette enfant ! se répétait souvent Bourguignon. Si Mélisandre l’entendait… Charlemagne, ayant congé de devoirs et de leçons pour cette semaine, glissait sur une butte de neige dans la cour avec quelques voisins, ce qui soulageait grandement Bourguignon par le fait même, n’ayant pas à supporter son humeur massacrante d’écolier astreint aux travaux forcés.

Florence venait de partir afin de rejoindre Guylaine pour magasiner sur la Rive-Sud lorsque le téléphone résonna.

Madame Beauséjour ! Quel plaisir d’entendre votre voix ! D’où nous appelez-vous ? demanda Bourguignon, d’un ton affecté.

De New York !

Vous êtes près de chez nous. Pourquoi ne viendriez-vous pas passer quelques jours ?

C’est justement ce que nous avions l’intention de faire, mon gendre !

Ah non ! réagit Bourguignon intérieurement. Moi qui espérais la tranquillité. Elle poursuivit :

Tu sais, Manuel, je m’ennuie terriblement des deux petits. Comment vont-ils ? D’ailleurs, j’ai grandement hâte de les connaître !

Mélodie va à merveille. C’est une adoration, cette enfant ! On a dû vous dire qu’elle jouait du violoncelle…

Oui, oui ! Florence m’en a parlé. Je suis impatiente de l’entendre.

Bourguignon tendit l’appareil vers le salon.

L’entendez-vous ?

Oui ! Un ange venu du ciel ! J’ai hâte de l’embrasser. Son grand-père va être fier, assura-t-elle, d’une voix brisée par l’émotion.

Quant à Charlemagne, ce n’est pas un enfant facile, vous le savez ! Je pense que son père lui manque beaucoup et disons qu’il ne s’entend pas particulièrement bien avec son père substitut… Enfin ! Tandis que j’y pense, vous allez vous rendre compte que décembre nous a apporté beaucoup de neige au Québec.

Quelques minutes après, Bourguignon raccrocha, l’air un peu dépité. La belle-mère débarque ! se désola-t-il.

Madeleine et Fernand Beauséjour accostèrent effectivement le lendemain, en fin d’après-midi. Beauséjour avait parqué son luxueux véhicule récréatif dans l’entrée de cour à côté de la coccinelle de leur fille, en posant un regard de déception sur la maison de leur gendre. « C’est là-dedans que Florence vit avec ce Bourguignon, sa fille Mélodie et l’enfant qu’elle a eu avec le Yann dont elle nous a parlé au téléphone », fit observer Madeleine Beauséjour à son mari. S’étant libérée plus tôt de son travail, Florence s’activait sur le comptoir de cuisine pour préparer un repas digne d’une femme qui ne fait pas qu’ouvrir des boîtes de conserve. Elle roulait sa pâte pour faire un pâté au millet en suivant scrupuleusement la recette de sa mère, pour lui faire plaisir.

Avant même la naissance de Charlemagne, les Beauséjour s’étaient brouillés avec elle et son frère, et donnaient depuis lors bien peu de nouvelles. Après tant d’années sans se voir, Florence se questionnait sur le motif véritable de la visite de ses parents. Elle se rappela alors les paroles de son amie Guylaine : « Remarque bien ce que je te dis, Flo : ils vont se réconcilier avec vous quand ils en ressentiront le besoin… »

Mme Beauséjour avait une allure fière. Elle aimait éclabousser son entourage avec ses robes et ses bijoux. Toujours maquillée à outrance, elle ne ménageait pas non plus sur les produits de beauté. Physiquement, Florence tenait davantage de sa mère que de son père. Mais ce qui inquiétait le plus Bourguignon, c’était l’ingérence de madame dans les « affaires intérieures de l’État », comme l’avait prévenu Florence. D’ailleurs, il en avait eu un aperçu lors de ses conversations téléphoniques. Madeleine Beauséjour avait le don de mettre son long nez dans les affaires des autres. Comme si cela ne suffisait pas, cela aurait été un moindre mal, belle-maman régentait. Sur la propreté, le ménage, l’éducation des enfants…

Homme de grande stature, Fernand Beauséjour se tenait droit, n’arborant ni plus ni moins qu’une brosse à plancher à poils courts et drus sous le nez pour contrer l’effet de son menton large et troué en son milieu, se profilant en avant de sa mâchoire. Fernand Beauséjour, lui, était un homme beaucoup moins fier de sa personne. Il connaissait les règles élémentaires de l’hygiène corporelle, mais il ne savait pas marier les vêtements. Une chemise carrelée portée avec des pantalons rayés lui paraissait tout à fait convenable. Ou encore une étonnante association de brun marron et de vert lime. En cela, sa femme demeurait bonne conseillère. Tous les matins, son Fernand devait passer l’inspection avec succès. Sinon, Fernand retournait dans sa garde-robe et tentait un autre agencement satisfaisant au goût du jour de madame.

En attendant que Manuel arrive, j’pense que j’vais déblayer pour avancer l’auto de Florence. Sinon il ne pourra pas se stationner.

Vas-y, Fernand, mais sois prudent. T’es pas habitué de pelleter.

Environ une demi-heure plus tard, Charlemagne, qui était demeuré dehors avec ses amis chez Félix, rentra en trombe dans la maison, en proie à un grand effarement :

Grand-papa est tombé en pleine face dans la neige à côté de sa pelle.

Fernand ! s’écria Mme Beauséjour, affolée.

J’appelle une ambulance, maman. Calmez-vous ! Vous, vous allez rester à la maison, j’accompagne papa à l’hôpital. Manuel va arriver bientôt. Donnez-moi sa carte d’assurance maladie !

Florence, faisant appel à son sang-froid d’infirmière, composa le numéro d’urgence et retourna vers sa mère en lui disant de ne pas s’inquiéter, que son père avait dû sentir un malaise passager. Elle s’empara de couvertures épaisses dans la lingerie du passage et sortit précipitamment de la maison à la suite de Charlemagne, qui trépignait d’inquiétude dans le vestibule de l’entrée. Le nez collé dans la fenêtre de la porte, Madeleine Beauséjour surveillait les moindres mouvements autour des véhicules garés dans la cour. L’ambulance mit peu de temps à arriver sur les lieux.

Il y eut un court échange verbal et quelques gestes, et, peu après, le véhicule démarrait vers l’hôpital.

Au moment où Bourguignon entrait dans la maison, Mme Beauséjour, en pleurs, pressait Mélodie contre elle, comme si la petite pouvait la rasséréner. Bourguignon, désemparé par un tel débordement, chercha à savoir ce qui venait de se produire quand Charlemagne entra, la tuque enfoncée jusqu’aux yeux, la morve au nez. Mme Beauséjour eut un élan de tendresse vers son petit-fils, mais réprima son mouvement.

Tu jouais au hockey chez Félix avec tes amis ? se contenta de demander Bourguignon.

Sans attendre de réponse, il l’enjoignit à saluer sa grand-mère.

Grand-maman a de la peine, Charlot ! expliqua la grand-mère. J’espère que ce n’est pas grave !

Mis à l’écart depuis son arrivée, Bourguignon réagit :

Quelqu’un va finalement m’expliquer ?

Fernand a eu une faiblesse en pelletant ton entrée de cour, Manuel, laissa tomber Mme Beauséjour comme une accusation. C’est le petit qui l’a découvert effondré dans la neige en revenant de chez le voisin. Florence a aussitôt appelé une ambulance.

La belle-mère de Bourguignon se remit à déverser son flot de larmes ; Mélodie, qui avait réussi à se libérer de l’étreinte de sa grand-mère, accourut à la salle de bains et revint avec une boîte de mouchoirs. Elle en tendit un à sa grand-mère, qui la trouva bien avenante.

Prends-en un toi aussi, Charlot ! suggéra aimablement Mélodie à son grand frère qui reniflait encore.

C’est d’une grande nécessité ! renchérit Mme Beauséjour, sous le regard attendri d’Aristote.

Tu peux le garder ton kleenex, Mélodie, réagit Charlemagne en reniflant avec lenteur.

Le beau-père de Bourguignon passa la nuit à l’hôpital. Florence, qui était demeurée à ses côtés, avait appelé pour rassurer la maisonnée. L’exercice inhabituel auquel Beauséjour s’était livré avait trop sollicité son cœur, qui s’était emballé. Il s’en tirerait avec une période de repos. En clair, cela signifiait un séjour chez sa fille. Ce à quoi Bourguignon ne put évidemment s’opposer. La convalescence terminée, les deux voyageurs devraient repartir vers le sud et ne revenir qu’avec la belle saison.

La maison des Bourguignon comportait trois chambres et il n’était pas question de faire coucher les deux enfants dans la même pièce. Sans doute que Mélodie aurait été conciliante avec son frère, mais pas l’inverse. Naïvement, Florence avait cru que ses parents logeraient dans leur véhicule récréatif, capable de leur assurer un confort d’hôtel quatre étoiles. Cependant, les choses ayant tourné autrement, Bourguignon proposa à sa belle-mère d’occuper la chambre principale.

J’espère que tu vas prendre le temps de changer les draps !

Bien sûr, madame Beauséjour ! C’est que vous nous avez pris un peu…

… les culottes baissées, je suppose ?

Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire, madame Beauséjour. Il s’agit d’un malentendu. J’avais compris que vous arriveriez en soirée. Mais ne vous en faites pas, je m’occupe de changer les draps, illico !

Maintenant, Mélodie va me jouer du violoncelle. Viens ici, mon ange, et joue-moi ce que tu as appris.

Suivie de sa grand-mère, Mélodie s’achemina au salon, près du sapin de Noël, où l’attendaient sa petite chaise et son instrument. Charlemagne, lui, disparut dans sa chambre et en referma la porte pour tâcher d’assourdir l’insupportable son grincheux qui en sortirait. Dès les premières mesures, Madeleine Beauséjour fut complètement subjuguée par la qualité sonore et par la musicalité qui émanaient de la caisse de résonance. Elle se plut à imaginer sa petite-fille sur une scène, avec de longs cheveux blonds, comme une grande violoncelliste interprétant une pièce de Bach pour violoncelle seul. Sa prestation terminée, Mélodie déposa son archet et courut vers sa grand-mère, qui l’entoura de ses bras pour l’étreindre encore. « Tu dois maintenant aller te préparer pour la nuit, mon ange, et tu reviendras dire bonsoir à grand-maman », ordonna Mme Beauséjour. Après le passage de sa sœur dans la salle de bains, Charlemagne y séjourna à son tour pour une brève séance de débarbouillage, lui qui trouvait toujours le moyen de se salir la frimousse. « Dis bonne nuit à grand-maman, Charlot », demanda Bourguignon. Sans rouspéter, Charlemagne lança sèchement un « Bonne nuit ! » dépouillé de toute marque d’affection. Se retrouvant seul avec Bourguignon et sa belle-mère, Aristote sembla tout à coup désemparé.

J’espère que tu vas mettre ton chien dans le garage, Manuel. Il dort pas dans la maison, j’espère ?

Vous savez bien que non, madame Beauséjour.

Bourguignon cherchait des sujets de conversation pour s’entretenir avec sa belle-mère. Il avait l’impression d’être épié par une étrangère dans sa propre maison. Belle-maman surveillait tout ce qu’il faisait. Après quelques minutes de ce jeu d’observation auquel il s’était livré avec une certaine soumission, il prépara le divan-lit du salon, disparut du champ de vision de sa belle-mère et retrouva son ordinateur pour composer la suite de L’alarme du crime.

Après une nuit dans le salon, Bourguignon se leva, courbaturé. Réveillé de surcroît une heure d’avance, il grommela quelques jurons, déjeuna sans faire de bruit avec deux rôties et un café noir, avant de reconvertir le sofa-lit en divan. Aristote se mit à aboyer d’impatience pour que Bourguignon lui ouvre la porte de la maison. Ce qui réveilla la maisonnée. Mme Beauséjour surgit dans la cuisine revêtue de sa longue robe de chambre rose et de ses pantoufles en peluche de la même teinte, faisant aboyer Aristote d’énervement. Effrayée, la belle-maman de Bourguignon poussa un grand cri de détresse, ce qui eut pour effet de faire sauter le saint-bernard sur elle et de la projeter par terre, sur le plancher de la cuisine. Assise, les yeux exorbités de frayeur, le visage convulsé, elle se mit à gémir en se plaignant d’une vive douleur au siège, douleur qu’elle tenta d’apaiser en se frottant avec la main.

Pauvre madame Beauséjour, s’exclama Bourguignon en lui tendant la main.

Rappelle ton chien au plus vite ! ordonna la visiteuse.

Sur ces entrefaites, Mélodie et Charlemagne surgirent à leur tour dans la cuisine.

Grand-maman ! s’écria Mélodie.

Charlot, amène Aristote dans le hangar et donne-lui sa ration !

Charlemagne, l’air goguenard, exécuta l’ordre de son beau-père.

Vous n’avez rien de cassé, madame Beauséjour ?

Grâce à Dieu, non ! Mais tout le temps que mon mari et moi séjournerons chez vous, vous allez me faire le plaisir de garder cette bête sauvage hors de la maison.

Certainement, madame Beauséjour !

Les enfants partis pour l’école, Bourguignon enferma Aristote dans le hangar et décida qu’il était temps de partir à son tour. De toute façon, il ne tenait pas à demeurer avec une belle-mère acrimonieuse qui ne manquerait pas de lui remettre sur le nez la cause du malaise cardiaque de son mari. En temps ordinaire, Madeleine Beauséjour n’était pas particulièrement conviviale. Elle se montrait quelque peu irascible depuis qu’Aristote l’avait assaillie. Florence reviendrait sous peu à la maison avec son père et retournerait probablement au travail.

* * *

Les journées précédant la période des Fêtes n’étaient pas très propices à l’enseignement. À l’approche du congé de deux semaines, les professeurs se plaignaient d’une baisse notoire de motivation chez leurs pupilles. Ainsi, on remarquait que, dans certaines classes, la projection de vidéos était courante. Cela expliquait que les enseignants qui avaient un programme chargé devenaient du même coup impopulaires parce qu’ils persistaient à transmettre de la nouvelle matière, contrairement à leurs collègues qui, eux, comprenaient leurs élèves…

Florence avait regagné sa demeure avec son père, qui avait obtenu son congé de l’hôpital. À l’heure qu’il était, l’infirmière avait décidé de ne pas rentrer au travail. Un peu ému de retourner chez sa fille, Fernand Beauséjour réclama tout de suite un endroit pour s’écraser. À l’urgence, le médecin de garde lui avait fortement recommandé de se ménager, de prendre quelques jours de repos chez sa fille avant de repartir vers le sud. Beauséjour n’avait pas été terrassé par une crise cardiaque, mais il fallait prendre le malaise comme un avertissement sérieux. Bien enfoncé dans le fauteuil berçant du salon, Beauséjour avait fermé les yeux aussitôt assis. Sa femme l’avait rejoint avec sa petite-fille.

Dommage que ton Manuel n’ait pas pris le temps de déblayer sa cour, Florence ! D’après ce que je connais du père de Charlemagne, de ce côté-là, ton Yann aurait fait mieux, nettement mieux !

Vous n’allez pas me rabâcher ça, maman ! Vous ne pouvez pas comparer Yann et ses gros bras à Manuel ! Man n’est pas un sans-cœur, maman. Je trouve que vous le jugez trop sévèrement !

En plus, on peut pas dire que ton Manuel a une grande conversation…

Chut ! Baissez le ton, maman. Papa a besoin de beaucoup de repos.

Florence fit signe à sa mère de la suivre à la cuisine.

Vous cherchez vraiment à dénigrer le père de Mélodie, que vous adorez pourtant, murmura-t-elle. Cherchez-lui plutôt des qualités.

C’est probablement ce que tu tentes toi-même de faire ! Tu veux le protéger, rien de moins…

Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

J’ai remarqué qu’il existe des tensions entre vous deux au sujet de l’éducation de vos enfants.

Charlemagne n’est pas un garçon très docile, j’en conviens. Ça amène parfois des discussions, c’est normal ! Il me semble que vous n’étiez pas toujours d’accord, papa et vous…

Tu sauras, ma fille, que l’éducation, c’était plutôt mon domaine !

Vous esquivez la question. Une vraie politicienne !

Ton chum est pourtant un éducateur. Regarde ce qu’il advient de Charlot. Cet enfant-là a la tête dure. Un délinquant en puissance. Je te le dis, Florence, je te le dis ! Rien que de la façon qu’il nous dévisage, il a l’air effronté. C’est de la graine de délinquant, vous allez voir !

Mais ça dépend pas de Manuel, ça, maman ; vous êtes injuste.

Ben, pourquoi tu t’es séparée de Yann, d’abord ? Ça aurait été ben mieux pour le petit que vous restiez ensemble !

Voyez-vous, maman, il y avait pas rien que le petit qui était concerné. Yann ne voulait pas assumer son rôle de père à l’année longue. Il me semble vous l’avoir déjà dit ! D’ailleurs, vous venez de l’admettre : l’éducation, c’était votre rayon. On aurait pu mal tourner, mon frère et moi. Ça, c’est une chose. Mais il y avait aussi la popularité de Yann auprès des femmes, si vous voyez ce que je veux dire… Bon, j’en ai assez de toute cette discussion stérile.

Un terme médical, asteure !

Ne vous moquez surtout pas de moi, maman ! Il me semble que je vous ai rendu service en allant à l’hôpital avec papa hier soir. Vous pourriez avoir un minimum de reconnaissance. Je vais aller m’étendre dans ma chambre. Après tout, j’ai passé la nuit à ne pas dormir ou à sommeiller dans une chaise droite à côté du lit d’hôpital, à l’observation.

Tu ferais mieux de t’allonger dans la chambre de la petite. Fernand et moi, on va occuper ta chambre. D’ailleurs, au cas où tu le saurais pas, ton Manuel a pris la peine de changer les draps de votre lit, hier soir. Évidemment qu’il l’aurait pas fait par lui-même. Y a pas de saint danger ! Il a fallu que je lui en parle pour qu’il passe à l’action.

J’en ai assez entendu pour tout de suite !

Exaspérée par les allusions haineuses et les méchancetés de sa mère, Florence s’isola dans la chambre de Mélodie.

Les vacances des Fêtes enfin arrivées, il n’en demeurait pas moins que, de la maison de Florence et Manuel, émanait une atmosphère un peu morose, étrangère à cette période pourtant joyeuse de l’année. La plupart du temps, Fernand Beauséjour trônait dans le salon, à côté du sapin de Noël. À longueur de journée, il faisait craquer les lamelles du vieux plancher de bois en se berçant dans un fauteuil, au son d’une musique de circonstance. De temps à autre, il s’assoupissait, la tête renversée, ronflant avec grande régularité jusqu’à ce qu’Aristote, bavant, entre dans la maison sans permission. Charlemagne s’amusait à voir sursauter son grand-père, à le tirer subitement de son sommeil. Chaque fois, Madeleine Beauséjour réagissait en haussant la voix pour qu’« enfin quelqu’un dans cette maison ait l’autorité pour mater l’animal et le retourner dans le hangar de la cour ». Lorsqu’elle comprit finalement le manège de la petite peste, elle s’en plaignit à Manuel, en le blâmant pour son incapacité à régler une fois pour toutes le problème.

Florence travaillait à l’hôpital, et Manuel s’occupait de l’ordinaire et des courses de dernière minute. Du mieux qu’il pouvait ! Avec la présence de ses beaux-parents, les réserves du congélateur diminuaient vite. À son premier jour de congé, Florence entreprit de faire des tourtières avec sa mère, qui ne se gêna pas pour la corriger sur la manière de rouler la pâte, d’étaler la préparation dans le fond de l’assiette et de pratiquer adroitement quelques incisions en forme de sapin ou de bonhomme de neige. Quant à elle, Mélodie collait sa grand-mère et l’observait, même si elle n’avait guère le nez beaucoup plus élevé que le dessus du comptoir.

Qu’est-ce que tu as demandé au père Noël cette année, Mélodie ?

Une maison de poupées, grand-mère. Et toi ?

Madeleine Beauséjour s’esclaffa :

À vrai dire, je n’avais rien demandé d’autre que de vous voir pour les Fêtes, vous, ton oncle Philippe et sa famille. D’ailleurs, il faudrait bien que je lui téléphone, à celui-là. Après ce qui est arrivé à ton grand-père, mon souhait le plus cher est qu’il se rétablisse le plus tôt possible.

Parlant de Philippe, je les ai invités, lui et sa famille, pour le souper le soir de Noël. Après l’accident de papa, j’ai cru bon de lui téléphoner.

Ça nous fera plaisir à ton père et à moi, se réjouit Mme Beauséjour, s’adressant à sa fille.

D’ici là, il reste quelques jours. Papa a amplement le temps de se remettre sur pied.

Bourguignon s’efforçait d’entretenir de son mieux la maison, autant par nécessité que pour le bonheur de sa belle-mère.

En quelque sorte, Madeleine Beauséjour avait peu à peu supplanté sa fille dans son rôle de maîtresse de maison. En peu de temps, la gestion des affaires courantes était passée sous sa gouverne. Sauf peut-être en ce qui concernait l’irréductible Charlemagne, qui profitait de la moindre occasion pour faire des siennes.

Il neigeotait. Le ciel s’égrenait par gros flocons. À quelques jours du soir de Noël, Charlemagne s’amusait dans la cour avec l’indéfectible Félix et ses copains du rang. Mme Beauséjour l’avait expédié dehors, lui interdisant formellement la maison pour laisser reposer grand-père. Ce qui avait contrarié Charlot, qui voulait essayer un nouveau jeu vidéo. Après une longue joute de hockey, Félix et Charlemagne s’étaient roulés dans la neige et avaient édifié une forteresse.

Malgré l’heure tardive, le petit ne rentrait pas. Madeleine Beauséjour l’avait réalisé, mais avait cru bon de laisser le flo s’émoustiller dehors jusqu’à ce qu’il soit assez fatigué pour se coucher en rentrant, après une courte séance d’hygiène, bien sûr. Ni Florence ni Manuel n’avaient appelé le rejeton. À un moment donné, Charlemagne et Félix, recouverts de neige, entrèrent en trombe dans le vestibule de la maison et coururent jusque dans la cuisine, où ils se secouèrent alors qu’Aristote, enneigé, poursuivit sa course dans le salon pour s’ébrouer en toute liberté devant Beauséjour, qui se réveilla en pleine nuit. « Dehors, chien pas de médaille ! » proféra Madeleine Beauséjour, de sa voix tonitruante.

* * *

C’était la veille de Noël. Florence et sa mère s’affairaient à la confection de beignes, de tartes au sucre et de différents desserts d’occasion avec la modeste participation de Mélodie, à qui on avait confié la fabrication de l’indispensable trou de beigne et la décoration de carrés aux fruits avec des cerises confites. Sans crier gare, Charlemagne surgissait dans la cuisine, se mettait les doigts dans les préparations et repartait comme un voleur satisfait de son butin. « Le petit goinfre ! » s’exclamait Mme Beauséjour.

Le disque de Noël de Fernand Gignac venait de tourner en rond pour la troisième fois. Bourguignon, n’en pouvant plus d’entendre le chanteur moustachu préféré du beau-père, se réfugia devant son ordinateur pour la suite de L’alarme du crime. Le téléphone résonna.

Va donc répondre, Man ! J’ai les mains dans la pâte, proféra Florence.

C’était Lamontagne qui annonçait qu’il ne récupérerait son fils que la veille du jour de l’An. Je me demande bien ce qu’on va faire de lui en attendant, pensa Bourguignon.

Le soir même, Madeleine Beauséjour avait manifesté son désir d’assister à la messe de minuit… à sept heures. Florence devait l’accompagner avec Mélodie et Charlemagne pendant que Bourguignon veillerait sur son beau-père, qui reprenait du poil de la bête, mais qui se sentait encore incapable de sortir.

Vous devriez marcher un peu, au moins, monsieur Beauséjour ! Votre fille vous l’a dit. Vous allez ankyloser ! Florence est infirmière, vous devriez prendre bonne note de ses conseils.

J’ai l’habitude de recevoir d’ordre de personne, mon gendre. Quand j’étais à l’emploi d’Hydro-Québec, c’est moi qui commandais, grogna l’homme bourru.

Bourguignon avait tendance à croire celui qui lui adressait la parole, mais il savait pertinemment que c’était Mme Beauséjour qui menait la baraque.

Tu devrais replacer le cadre sur le mur en face de moi, Manuel. Il est croche en pas pour rire. Je me suis retenu pour te le dire, mais ça me fatigue depuis que je suis assis icitte.

Vous avez sûrement raison, monsieur Beauséjour. Attendez un instant… C’est mieux de même ?

Encore un peu vers la gauche… encore. Ton fauteuil berçant a besoin de lubrifiant aussi. Ça tape sur les nerfs à la longue. Si tu y voyais tout de suite, ça serait moins énervant…

Quelques instants plus tard, Bourguignon revint de son atelier au sous-sol avec un distributeur d’huile. Beauséjour ne bronchait pas.

Ce serait plus facile pour moi si vous vous leviez.

T’as juste à te pencher.

Voulez-vous quelque chose à boire, monsieur Beauséjour ?

Quand j’aurai besoin de quelque chose, je te le dirai !

Bourguignon laissa M. Beauséjour roupiller dans son fauteuil.

Après la messe, Florence prépara quelques canapés et des boissons qu’on prit dans le salon pour ne pas obliger Fernand à se déplacer, et pour profiter de l’ambiance de la pièce joliment décorée. Mélodie, habituellement très sage, n’en pouvait plus d’attendre et demanda à son père à quel moment on dépouillerait l’arbre. C’est elle qui reçut le premier cadeau, qu’elle déballa avec empressement. La grosse boîte sous le sapin lui était destinée. La maison de poupées dont elle avait tant rêvé se découvrait à mesure que les lambeaux de papier tombaient sur le plancher. Elle courut embrasser sa belle-mère, sous les yeux émerveillés de Mme Beauséjour. Charlemagne se sentait quelque peu étranger à la fête. Les bras croisés, la moue boudeuse, il savait qu’il ne méritait pas une abondance de cadeaux comme sa demi-sœur. Mélodie abandonna son étrenne l’espace d’un instant et demanda à sa mère de lui désigner un cadeau pour son frère. Elle le prit et le lui apporta. Gentiment, elle le posa sur ses genoux et attendit qu’il l’ouvre sous ses yeux. L’œil furibond, il déchira l’emballage, ouvrit la boîte et en sortit un jeu vidéo qu’il s’empressa de lancer sur le divan-lit.

C’est impoli, Charlot ! intervint Florence. On ne réagit pas de la sorte quand on nous offre un cadeau.

Oui, mais je l’ai déjà celui-là !

C’est pas une bonne raison, Charlot ! Tu vas faire de la peine à tes grands-parents. Ils ont acheté ton jeu aux États-Unis en venant nous visiter.

Ah ! ce qu’il peut être déplaisant cet enfant-là ! s’exclama Mme Beauséjour.

Il faut le comprendre, maman, plaida Florence en prenant sa défense.

On pourra peut-être l’échanger, Madeleine, risqua M. Beauséjour, pour éteindre l’affaire.

Mais voyons, Fernand, le petit a pas la patience d’attendre…

J’espère que vous pourrez vous faire rembourser, madame Beauséjour, commenta Bourguignon.

Charlemagne, déçu du présent que ses grands-parents lui offraient, se consola tout de même en constatant qu’il avait provoqué une discussion et semé du même coup une forme de mésentente parmi les siens. Il se leva et regagna sa chambre.

Man, irais-tu chercher le petit pour qu’on continue la distribution ? demanda Florence, sur un ton de supplication.

Tu penses peut-être que je vais être bien reçu ?

C’est toute l’autorité que vous avez sur cet enfant, Manuel ? Pour un enseignant, c’est pas un gros succès ! trancha Mme Beauséjour.

Je vous demande pardon ? s’offusqua l’éducateur, décontenancé.

Mme Beauséjour se leva et bondit vers la chambre de Charlemagne. Elle entra sans frapper et en sortit aussitôt en remorquant contre son gré l’enfant au salon. Elle s’immobilisa et projeta son petit-fils sur le divan-lit derrière lui. Puis, se retournant vers son gendre :

C’est de même que tu devrais t’y prendre, Manuel, déclara-t-elle, l’air triomphant.

À ces mots, Charlemagne se leva comme un ressort et se réfugia en courant dans sa chambre. Bourguignon esquissa un sourire en coin et baissa la tête pour ne rien laisser paraître de sa petite vengeance.

Maman, vous êtes trop sévère avec Charlot. Laissez-le faire, il va se punir lui-même.

C’est quand même assez incroyable que vous ne soyez pas capables de le maîtriser, coupa Beauséjour, se redressant dans son fauteuil.

Voulant faire diversion, Bourguignon désigna une boîte :

Mélodie, veux-tu donner le cadeau à grand-maman ?

La distribution des présents se poursuivit dans une atmosphère un peu lugubre où chacun ne manifestait que peu de contentement.

Le lendemain, le jour même de Noël, Philippe, le frère de Florence, s’amena pour le souper avec sa femme et leur progéniture comptant quatre enfants, dont l’âge variait de dix à dix-sept ans. Bourguignon avait dû rallonger la table en aboutant une seconde à la première. On y déposa, au centre, un cactus de Noël offrant ses belles fleurs roses. Mme Beauséjour avait formulé le souhait de rassembler sa descendance et les conjoints à l’occasion d’un même repas. Son vœu se réalisait.

Laurence, la belle-fille de Mme Beauséjour, dominait. Depuis qu’elle s’était attablée, elle avait pris la parole et l’avait jalousement gardée. Elle était reconnue dans la famille pour son verbe hémorragique. Son mari, faisant semblant de l’écouter, et tous les enfants, dressés comme des chiens de cirque, mastiquaient lentement la dinde que leur tante Florence avait fait cuire sous le regard suspicieux de sa mère. Mme Beauséjour buvait les paroles de sa belle-fille, qu’elle écoutait avec la plus grande déférence. Elle admirait en elle la femme qui avait sacrifié sa vie professionnelle pour élever sa famille, contrairement à sa propre fille, qui avait opté pour le travail à temps plein. « Tu as du succès avec tes enfants, Laurence », lança-t-elle en souhaitant que sa fille entende. Son gendre, surtout ! Car, bien entendu, Mme Beauséjour lui attribuait l’insuccès de l’éducation de Charlemagne.

Les patates pilées et la salade du chef semblaient avoir gagné la faveur des convives, mais les petits pois trop gros et la gelée de canneberges avaient provoqué des haut-le-cœur chez William, le plus jeune des cousins. De concert, les deux garçons, assis à côté l’un de l’autre, avaient repoussé au bord de leur assiette la consistance gélatineuse qu’ils avaient d’abord prise pour du Jello.

Comme l’atmosphère trop sérieuse du repas lui pesait, Charlemagne se mit à concocter un mauvais plan qu’il transmit à William. Prenant tous les deux leur cuiller à dessert pour s’en servir comme catapulte, ils déposèrent un pois sur le bout du manche et le projetèrent en direction de Mélodie et de Rose. Les projectiles atteignirent leur but, car les deux jeunes cousines crièrent simultanément leur désarroi.

Mélodie s’arrêta net de parler et se composa un visage courroucé en regardant les deux suspects qui clamèrent leur innocence en riant.

Va dans ta chambre, Charlot ! tonna Mme Beauséjour.

Comme le galopin se tordait de rire assis sur sa chaise, Madeleine Beauséjour, qui se souvenait de son intervention ratée de la veille, demanda l’aide de son fils :

Philippe, agrippe-le et enferme-le donc dans sa chambre, qu’on ne le revoie plus.

Vous pensez pas, maman, qu’il y aurait deux responsables ? Les deux petites ont crié en même temps, argua Philippe.

Ça ne fait rien, je suis certaine que Charlot a tout machiné et qu’il a embrigadé son cousin ! argumenta la grand-mère. Toi, William, reste ici !

De sa main large et du haut de sa stature, l’oncle Philippe empoigna son neveu, le souleva presque de terre et le traîna vers le lieu de punition. Ils vont voir qu’il n’est vraiment pas facile, cet enfant-là ! De toute façon, quoi que je fasse, belle-maman a décrété que j’étais un incompétent ! songea Bourguignon dans son for intérieur.

Autour de la table, une certaine sérénité était revenue. L’oncle Philippe avait repris sa place, et on attaqua la bûche traditionnelle. Après en avoir distribué à tout le monde, Florence en trancha un morceau qu’elle mit de côté pour Charlot. Selon elle, sa mère avait été trop sévère dans son intervention auprès de son fils. Du coup, elle avait admiré la tranquille assurance de son frère Philippe, qui avait agi avec célérité et efficacité. Elle souhaitait que Manuel l’ait pris en exemple.

« Place à la musique ! » annonça en grande pompe Mme Beauséjour. En un rien de temps, Michaël, le grand cousin, installa le clavier près du sapin et s’assit pour accompagner sa petite sœur. Rose, rougissante de gêne, se posta devant le clavier, un peu en retrait, et entonna Il est né le divin Enfant suivi par Les anges dans nos campagnes. Rose avait indéniablement une belle voix qui prendrait de l’ampleur et de l’assurance avec le temps. On réclama ensuite Mélodie et son violoncelle. Seule, elle interpréta trois courtes pièces du premier cahier de la méthode Suzuki, dont le célèbre Ah ! vous dirais-je, maman. Même si les airs n’étaient pas de circonstance, on l’acclama en disant que le violoncelle était un instrument difficile à jouer. Puis, on demanda à William d’exécuter ses pièces pour guitare, qu’il interpréta magnifiquement, d’ailleurs. Catherine, accompagnée par son grand frère Michaël, enchanta son auditoire avec une pièce magistrale pour clarinette. Finalement, Michaël accepta de demeurer au clavier à condition qu’on danse sur sa musique.

Mme Beauséjour était dans tous ses états. D’une voix larmoyante, elle félicita ses petits-enfants pour leur prestation en ouvrant ses bras en direction de ses deux petites-filles, afin qu’elles accourent vers elle.

J’avais dit à Fernand qu’on passerait un beau Noël dans notre famille, au Québec ! Pas vrai, Fernand ?

Les enfants ont du talent, maman ! ajouta Florence.

Dommage que Charlot ne fasse pas partie du nombre ! précisa la grand-mère.

Les jeunes se mirent à danser et les adultes, à placoter ensemble. Bourguignon redoutait ces moments d’échange où la discussion aboutissait invariablement au monde de l’enseignement.

Encore en vacances, Manuel ? lança le beau-frère, pour amorcer l’échange.

Vois-tu, Philippe, il y a pas d’élèves à l’école pendant les Fêtes. Ça me donne rien de me présenter au travail.

Non, mais sérieusement, ça vous en fait pas mal de vacances dans une année ! affirma-t-il, cinglant.

Dis-toi une chose, mon cher beau-frère : l’éducation coûterait encore plus cher à la société si l’année scolaire était plus longue…

Là, tu tiens un point, Manuel.

Pour le temps que les enfants passent à l’école, il me semble qu’ils n’apprennent pas grand-chose ! intervint platement Mme Beauséjour, qui voulait mettre son grain de sel.

On travaille avec les enfants que la société nous confie, madame Beauséjour. Il est difficile de faire autrement, rétablit Manuel.

Ceux de Laurence et de Philippe ne doivent pas donner beaucoup de trouble aux enseignants ! J’en connais qui en donnent pas mal plus, renchérit la belle-mère de Bourguignon.

Si vous faites allusion à Charlot, avouons que c’est un cas difficile ! On fait ce qu’on peut, madame Beauséjour ! En parlant de lui, on pourrait le faire sortir de sa chambre…

Je suis allée le voir tantôt, Man, dit Florence. Le petit refuse de se joindre à nous ; il faut le comprendre. Cet enfant-là s’ennuie de son père et c’est avec lui qu’il aurait aimé fêter ce soir. Ça explique pourquoi il a été désagréable au souper, exposa-t-elle.

Rassurez-vous, ça aurait pu être bien pire ! précisa Mme Beauséjour. Il en a, des mauvais plans, le p’tit vlimeux.

Il paraît qu’il vous mène par le bout du nez ? fit Laurence. On sait jamais ce qui mijote dans sa marmite…

Faut quand même pas exagérer, Laurence, se défendit Florence. Charlemagne n’a pas vraiment eu de chance…

Ça l’aurait aidé beaucoup que tu restes à la maison comme l’a fait Laurence avec ses enfants, avança Madeleine Beauséjour.

Mais maman ! Il me semble qu’on a déjà discuté de votre point de vue. Votre philosophie est complètement dépassée, si vous voulez savoir…

On voit ce que ça donne, les idées nouvelles, Florence…

Madeleine Beauséjour venait d’outrepasser les bornes. Sa fille s’enivra soudainement de colère :

Vous êtes insultante, maman. Je ne tolérerai plus jamais de sous-entendus aussi méprisants dans ma demeure. C’est méchant ce que vous dites là, débita Florence, touchée à vif.

Tous les regards se tournèrent vers Florence, qui ne savait plus où se mettre.

Dans ce cas-là, je déménage ! réagit Mme Beauséjour. Viens, Fernand, on s’en va !

M. Beauséjour quitta son fauteuil berçant et se dirigea vers sa chambre à la suite de sa femme.

Euh ! Je crois bien que nous allons rentrer, décida Laurence en faisant signe à ses enfants et à son mari de la suivre.

Je suis désolé, intervint Bourguignon. Vous pouvez rester encore un peu avec nous. Les enfants semblent bien s’amuser.

Mais où crois-tu, Manuel, que tes beaux-parents vont se retrouver en ce soir de Noël ? Sûrement pas à l’hôtel ! précisa Laurence.

La mère rassembla sa progéniture comme la cane ses canetons et traversa le seuil avec son mari, suivie de Philippe qui tentait de calmer sa mère encore exaltée.

Prenez les devants, Philippe ! décida Mme Beauséjour. On ramasse nos affaires et ça sera pas long, on emménage chez vous.

Quelques minutes plus tard, la visite avait quitté la maison familiale, et Bourguignon fut enfin soulagé de se retrouver seul avec les siens. Comme il se faisait tard, Florence demanda à son conjoint de s’occuper de Mélodie afin qu’elle passe à la salle de bains avant Charlemagne. Elle se rendit à la chambre de son fils pour l’inviter à se préparer pour la nuit. Étant donné le silence qui régnait dans la pièce, elle crut qu’il dormait bien emmitouflé sous les couvertures. Elle s’approcha du lit pour l’embrasser tendrement, mais réalisa qu’il ne s’y trouvait pas.

Va donc voir au sous-sol, Manuel, le petit est pas dans sa chambre ! proféra-t-elle.

Charlot est pas dans le sous-sol non plus ! s’écria Bourguignon.

Mais où a-t-il bien pu se faufiler, le petit tornon ? s’exclama Florence, désemparée. Mes parents l’ont certainement pas emmené avec eux !

Charlot, sors de ta cachette ! Il est grandement temps d’aller au lit ! s’impatienta Bourguignon.

C’est alors que le maître de la maison entreprit une fouille systématique de toutes les pièces, des placards et même des armoires où le petit aurait pu se recroqueviller.

Aurais-tu une idée ? demanda candidement Florence à Mélodie, qui s’inquiétait elle aussi de la disparition de son frère.

Le flair de Florence l’attira vers la penderie de l’entrée, pour vérifier si l’habit de neige de Charlemagne s’y trouvait.

Manuel, Charlot est parti ! fulmina Florence, complètement révulsée par la tournure des événements.

Mélodie, apeurée par le cri de sa belle-mère, demeura interdite et se mit à pleurer. Bourguignon accourut pour la calmer et la rassurer.

Ah ! le petit sacripant. On l’avait relégué aux oubliettes. Il a profité du temps où on était tous dans le salon avec la visite pour déguerpir. La première chose à faire, c’est d’appeler chez Félix. On va le retrouver, ton frère ; ne t’inquiète pas !

Comme elle ne pouvait dissiper le doute, Florence sauta sur le téléphone et composa le numéro de Félix. Après un long silence, une voix embarrassée à l’autre bout du fil fit un : « Aaallôôô ! » Florence discuta quelques minutes avec quelqu’un qu’elle ne reconnaissait pas, mais qui était vraisemblablement Rosaire Poitras. Le brocanteur semblait passablement éméché et Florence comprit que son interlocuteur fêtait Noël, lui aussi. « Ouououiii, il est arrivé avec Aristote ! » déclara-t-il à la fin.

Ça sert à rien de le ramener à la maison maintenant, conclut Florence, soulagée d’avoir retrouvé son fils.

Du reste, comment pouvait-il en être autrement ? Charlot dormirait chez son ami.

Pour ce soir, ce sera aussi bien, ajouta Bourguignon, rassuré.

Il s’empressa d’expliquer à Mélodie que Charlot passerait la nuit chez le voisin.

Tu sais, papa, Charlot a pas été très gentil ce soir.

Les deux conjoints se regardèrent et Florence, esquissant un sourire forcé, à la fois heureuse et triste, réprima son envie de pleurer. Ses parents partis en claquant la porte, son fils ayant pris la poudre d’escampette, le couple se retrouvait avec l’adorable Mélodie qui se réjouissait de l’absence de son demi-frère, gardant pour elle seule l’attention des deux adultes de la maison.

Le lendemain soir, toujours pas de nouvelles de Charlemagne. On sonna à la porte. Bourguignon ouvrit. Sur la galerie, Laurence affichait un air déconfit.

Mais entre donc, Laurence. Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Florence est là ?

Elle est montée pour coucher la petite. Tu désires lui parler ?

Oui, mais ça ne presse pas.

C’est comme tu veux.

Pieux mensonge. Arriver à l’improviste un bon soir, comme ça ! Certainement que ça doit presser, sinon tu ne serais pas venue jusqu’ici. Puis, ça ne pouvait pas se régler au téléphone, j’imagine…, déduisit Bourguignon.

Laurence attendait au salon, refusant de faire la conversation avec son beau-frère.

Qu’est-ce qui t’amène, ma pauvre Laurence ? ne put s’empêcher de demander Florence en la voyant pantoise, assise près de Bourguignon.

Devine ce qui me chicote, Florence ?

Il s’agit de ma mère, je suppose ? Qu’est-ce qu’elle a encore fait, celle-là ? Des méchancetés, des paroles amères et blessantes ?

Bourguignon restait là, à ne rien dire, attendant que la belle-sœur se vide le cœur.

Tes parents sont retournés dans le Sud !

Ils auront simplement devancé leur retour. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, coupa Bourguignon, se réjouissant d’avance de ce que Laurence allait livrer.

Tu sais bien, Man, qu’il a dû se produire quelque chose de fâcheux.

Jamais je n’ai été insultée de la sorte ! enchaîna Laurence. Je savais que Mme Beauséjour aurait préféré séjourner plus longtemps chez vous, mais c’est elle qui a choisi de venir habiter avec nous. Elle n’aime pas la campagne, les odeurs des animaux qui planent dans l’atmosphère, mais de là à me faire la leçon sur la senteur persistante dans la maison… En plus, elle faisait continuellement des commentaires déplacés sur l’ordre qui règne. Elle est vraiment insupportable quand elle s’y met !

Comment en êtes-vous venues à vous chicaner ? demanda innocemment Bourguignon.

C’est vrai que je ne suis pas très portée sur l’ordre. Du moins, pas autant que Florence. Et puis, à un moment donné, belle-­maman s’est mêlée de recommander aux enfants de se ramasser, que ça aiderait maman… Je suis intervenue pour tempérer, pour dire que ça ne valait pas la peine d’insister. C’est alors qu’elle a réagi en s’adressant aux enfants, en leur disant qu’elle avait pourtant élevé les siens autrement, que l’ordre et la propreté allaient de pair, surtout dans une maisonnée de six personnes.

Le visage dévasté, Laurence ne put se contenir et se mit à pleurer, essuyant avec le rebord de sa robe les larmes qui coulaient sur ses joues.

On n’y peut rien, Laurence. Maman est comme ça. Papa n’a pas dû être très commode non plus. Il a ce p’tit côté éteignoir désagréable. Il a le don de remarquer tout ce qui retrousse et une manière de le porter à notre attention. Enfin bref, c’est une bonne chose qu’ils soient repartis en voyage. Je sais qu’un de ces jours, ils vont regretter leur comportement et revenir. Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils fassent amende honorable.

Dès que la visiteuse franchit le seuil après s’être livrée à un imprévisible épanchement, le téléphone résonna à nouveau :

Allô, maman. Je suis chez Yann et Violaine.

Rosaire Poitras était allé conduire Charlemagne chez son père. Il se disait heureux d’être avec Yann et sa blonde, et voulait demeurer avec eux.

Tes grands-parents sont partis, mon trésor. On s’ennuie tous de toi. Reviens au plus vite.

Florence ne prisait pas du tout l’idée de la présence de cette Violaine, une jeune femme d’une indéniable beauté, une autre groupie qu’elle avait facilement repérée au gym, déployant ses troublantes minauderies autour de son Suédois et qui se retrouvait dans le lit de son ex. Quant à Bourguignon, les bribes de conversation qu’il avait saisies lui avaient suffi pour comprendre qu’il prendrait congé du fils de sa conjointe.