Chapitre 16

Depuis l’accident de son père, Charlemagne n’était plus le même. L’événement et tout ce qui l’entourait l’avaient d’abord rendu inhibé et songeur. À la suite du malheur, Violaine l’avait amené quelques fois à l’hôpital voir son père. Après s’être amusé une vingtaine de minutes avec les manivelles pour ajuster la tête ou le pied du lit et avoir baragouiné quelques paroles sur ses activités, Charlemagne demandait à partir. Et comme Violaine voulait demeurer encore un peu, elle lui donnait des pièces de monnaie et le petit se faufilait dans les passages aboutissant aux machines distributrices. Il en revenait souvent une demi-heure plus tard les mains poisseuses et le tour de la bouche de couleur orange ou raisin. Certes, il était content de voir son père. On aurait dit qu’il se satisfaisait de la présence de son idole en croyant qu’il était temporairement immobilisé et qu’il s’en remettrait.

Quelque temps après que Yann eut regagné son logement, les visites de Charlemagne s’étaient espacées. Comme son père n’assumait plus la responsabilité de son équipe de hockey et refusait de se rendre à l’aréna malgré l’insistance de Violaine, il le voyait de moins en moins souvent. Après la joute, s’il acceptait de rentrer chez lui, c’était pour le reste de l’avant-midi, pas davantage : il réclamait un retour chez sa mère pour jouer avec Félix à Rougemont.

À l’école, Mlle Lalumière se réjouissait de la conduite du petit Lamontagne. Elle en avait déjà plein les bras avec deux autres cas qui l’accaparaient et lui faisaient espérer hâtivement sa retraite. Comme elle voulait connaître la cause du changement de comportement radical de Charlemagne, elle appela à la maison. C’est Florence qui, cette fois, avait dû expliquer ce qui s’était produit. En quelque sorte, elle avait eu le beau rôle. Mais l’accalmie ne devait durer qu’un temps.

Quelques jours après son appel à la maison, Mlle Lalumière rappliqua. Charlemagne venait de passer d’une phase d’hibernation à une phase extravertie où il s’était mis à agacer tout le monde qui ne faisait pas partie de son clan et de celui de Félix. « J’ai été obligée de l’expulser », raconta-t-elle à Florence, qui s’empressa de passer l’appareil à Bourguignon parce qu’elle se sentait dépassée. « Pendant sa période tranquille, il mijotait probablement des coups pendables. Avec sa demi-sœur, c’est un peu la même chose. Depuis quelque temps, il a repris ses provocations. Heureusement que la petite ne réplique pas parce que ce serait pire. N’empêche qu’il la fait pleurer à l’occasion » rapporta-t-il à l’institutrice.

L’admiration sans bornes que Charlemagne vouait à son père se démentait peu à peu. À preuve, son éloignement progressif et son désintéressement presque total. Florence trouvait étrange ce détachement de Yann, alors que le petit aurait pu l’avoir à lui tout seul et profiter de sa disponibilité pour converser. Mais Yann n’était pas très porté sur les échanges père-fils. Il ruminait ses problèmes et ingérait une grande quantité de houblon. Pire encore, il s’était mis à consommer de la drogue depuis le départ de Violaine, qui l’avait bêtement abandonné à son destin et relégué à lui-même dans son fauteuil roulant.

Étant donné ses contacts privilégiés au centre d’entraînement, Yann connaissait des camarades qui consommaient des substances illicites pour faire grossir les muscles. En particulier Raphaël, qui avait aussi assisté à la rencontre au restaurant avec Schneider et d’autres. La journée même du départ de Violaine, Yann le contacta et il reçut une première livraison à domicile.

La première semaine de mars était arrivée. C’était congé pour les élèves et les enseignants. Charlemagne se promettait de profiter des derniers moments de la saison hivernale en jouant au hockey dans la cour avec des voisins. Il se réservait aussi des heures de distraction en compagnie de son inséparable Félix. Bourguignon déplorait le fait que Charlemagne néglige son père et il savait pertinemment qu’il ne pouvait le remplacer. C’est pourquoi, malgré une certaine réticence du petit, il prit sur lui de l’amener à l’appartement pour tenter un rapprochement du père et du fils. « Tu l’entretiendras de la déroute de ton équipe, Charlot », avait suggéré Bourguignon au petit. Ce à quoi Charlemagne avait rétorqué : « Qu’est-ce que ça veut dire, déroute ? » Bien qu’il le traitait mentalement de cabochon, Bourguignon aimait susciter des réactions de ce genre chez le petit et se faisait un grand plaisir de l’instruire.

Comme convenu avec Charlot, Bourguignon se présenta à l’improviste à l’appartement de Yann. Il se passa plusieurs minutes avant que la porte s’ouvre. Un homme bien charpenté, au crâne chauve, apparut dans l’entrebâillement de la porte :

Qu’est-ce qu’y a ? s’enquit-il, d’une voix gutturale.

Manuel reconnut Raphaël, l’entraîneur.

Serait-ce possible de parler à Yann ? répondit Bourguignon, qui aurait préféré s’entretenir directement avec le locataire. Charlemagne aimerait voir son père.

Attends une minute, l’écrivain !

Charlemagne, qui se trouvait tout de même chez lui, entreprit de s’engouffrer dans le logement, mais Bourguignon lui recommanda d’attendre avant de franchir le seuil.

OK, vous pouvez entrer ; je m’en allais, justement.

Charlemagne et Bourguignon entrèrent dans l’appartement. Une forte odeur de chanvre stagnait dans l’air. Raphaël décrocha son blouson de cuir de la patère et bouscula Manuel au passage, sans s’excuser. Bourguignon retourna fermer la porte, que le fournisseur avait laissée grande ouverte.

Une atmosphère apocalyptique régnait au logis. Rien n’était en ordre. Ce n’est pas un bien bel exemple pour le petit, jugea-t-il. Comment fait-il pour se déplacer en fauteuil roulant ? Lamontagne, jusque-là invisible, roula jusqu’à l’arrivant, l’air menaçant :

Que c’est que tu viens faire icitte, Bourguignon ? Débarrasse, pis ça presse…

Ton fils est en vacances, pis j’ai pensé que tu aurais le goût de le voir. Il a une demande à te faire.

Chus pus intéressant pour lui ni pour parsonne !

On vient de croiser un de tes chums…

Raphaël, c’est pas pareil ! C’est un de mes anciens compagnons de travail.

Lamontagne ne semblait pas dans un état normal. Il avait le regard louche, suspicieux. Depuis le moment où Bourguignon l’avait vu, avant l’accident, Lamontagne avait bien changé : la barbe longue, le visage bouffi, les paupières boursouflées d’insomnie, le corps qui s’empâtait d’une mauvaise graisse. On aurait dit qu’il avait vieilli de dix ans.

Le paralytique tourna le dos en faisant pivoter sur place sa chaise et se dirigea vers le salon, en contournant des objets qui entravaient son passage et en roulant sur des vêtements éparpillés.

Qu’est-ce que tu me veux, Charlot ?

Mon équipe est en train de perdre au hockey. Comme c’est là, on va se faire éliminer.

En quoi ça me concerne ?

Si tu retournais, risqua Bourguignon.

Eille ! C’est pas à toé que je parle, beugla Lamontagne.

Charlemagne prit une voix très suppliante, presque attendrissante :

Viens coacher, papa, sinon c’est la défaite assurée…

Faut que t’apprennes à perdre, mon garçon. Ça fait partie de la game.

Puis il y eut un silence d’une grande lourdeur, comme si tout le poids de la requête du petit se concentrait dans cet instant.

Disons que oui, Charlot !

Charlemagne, encore debout face à son père, lui sauta au cou et fit reculer son fauteuil.

Ououohoh !

Bon ! On vient te chercher demain matin à neuf heures, décida l’enseignant.

Comme promis la veille, Bourguignon se présenta chez Lamontagne. Cependant, celui-ci refusa de monter dans sa camionnette, préférant utiliser la jeep dont il n’avait pas voulu se départir. Après maintes recommandations sur la manière de pousser, plier et ranger le fauteuil roulant, l’homme paralysé conseilla Bourguignon sur la façon de conduire la jeep, un véhicule à transmission manuelle. Manuel vint à deux doigts de lui dire de conduire lui-même s’il n’était pas satisfait, mais lui épargna la remarque, réalisant du même coup le ridicule de la chose. Charlemagne était assis derrière, le visage irradié par un large sourire de satisfaction.

Les jeunes de l’équipe de Charlemagne hurlèrent lorsqu’ils virent arriver Lamontagne. Le père de Félix consentit sans se faire prier à laisser sa place d’entraîneur. La partie se déroula fort bien, mais l’équipe adverse l’emporta tout de même par la marque de quatre à trois, en prolongation. En sortant du vestiaire, Lamontagne se montra fort déçu. Il demanda à Rosaire Poitras, père de Félix, de reprendre les commandes de la formation pour les joutes à venir. Celui-ci déclina l’invitation, évoquant son inexpérience et l’admiration qu’il lui portait.

Pour la partie suivante, même scénario. Bourguignon sacrifia encore de son temps pour favoriser le rapprochement souhaité entre Charlemagne et son père. Celui-ci revint à la charge avec l’appui de tous les équipiers, sans exception. Cette fois, la victoire fut assurée par le but de Charlemagne. Manuel, pourtant fort peu partisan du hockey, ne put s’empêcher de manifester son enthousiasme aux côtés de Poitras. Les parties suivantes furent tout aussi enlevantes. L’équipe avait le vent dans les voiles. Bourguignon ne voulait pas manquer un seul match. Malgré quelques anicroches, l’équipe de Lamontagne se rendit jusqu’en finale. On sentait la pression monter. D’une fois à l’autre, la foule grossissait et manifestait un ravissement partisan de plus en plus délirant.

Lors de la dernière partie, l’équipe adverse prit les devants. Dans une tentative ultime pour égaliser les points, Lamontagne décida d’enlever le gardien dans les toutes dernières minutes de jeu. Alors qu’il restait quelques secondes à la partie, on compta dans le filet désert, ce qui permit aux opposants d’inscrire la victoire finale.

Quel revers ! Mais, en même temps, Lamontagne était sorti de sa torpeur habituelle. Charlemagne n’avait jamais été si fier de son papa. Bourguignon se félicitait d’être intervenu auprès du paralytique. Mais comment évoluerait la relation entre le petit et son père ? Qu’allait devenir chacun, alors que rien ne les réunirait dorénavant ? Manuel se posait toutes ces questions qui, pour le moment, demeuraient sans réponse.

* * *

Lorsque Florence apprit au centre d’entraînement que Violaine avait traversé le seuil de l’appartement pour habiter avec Schneider, elle voulut se porter au secours de son ex. Elle s’était abstenue d’aller le revoir depuis son séjour à l’hôpital. Elle le devinait maintenant si dépendant, si fragile, si vulnérable. Il lui semblait qu’il la réclamait. Nulle autre qu’elle-même n’était à la hauteur pour le comprendre. Certainement pas cette morue, la Violaine, qu’il avait pêchée dans la mare de ses admiratrices ! De toute façon, elle avait pris le large depuis un bon moment déjà.

Après la semaine de relâche, en sortant de sa séance d’entraînement au gymnase, Florence fit un détour par le logement de Lamontagne. Elle avait convaincu Guylaine de l’accompagner. Pour la forme. En cachette, sans le dire à Bourguignon, elle avait cuisiné quelques petits plats qu’elle apporterait à Yann quand l’occasion se présenterait. Sans savoir qu’elle irait le visiter, Manuel lui avait fait part de certaines appréhensions à propos de son caractère irascible. Cependant, quelque chose lui disait qu’elle se devait de le revoir, ne serait-ce qu’une fois. Elle le trouva changé, diminué, amoindri, mais heureux de sa présence :

Je pensais jamais te revoir, Florence.

Tu vois, tu te trompais.

Vous continuez à vous tenir en forme ? Pour vous deux, c’est possible, au moins.

C’est terrible ce qui t’est arrivé, Yann ! affirma Guylaine, sans mesurer la portée de ses paroles.

Florence regarda garde Robe, comme s’il eût été possible qu’elle ravale ses mots. Mais Yann, ayant décelé sa maladresse, tenta rapidement une tactique de diversion.

Tu m’as apporté quelque chose, Flo !

Oui, justement ! Des petits plats congelés. Je connais tes goûts, Yann Lamontagne.

Faut pas me prendre en pitié !

Accepte-les, je t’en prie. Avec ta permission, je les mets au congélateur. Je suis venue aussi pour te remercier de t’être occupé de Charlot pendant la relâche.

J’ai pas beaucoup de mérite, j’ai tout mon temps, asteure. D’une certaine manière, je reprends le temps perdu avec lui. Mais je suis réaliste, je sais qu’il est trop tard. La saison de hockey terminée, pus rien va nous rapprocher, Charlot et moi. Tu vois ce que je suis devenu. Je servirai pus à rien ni à parsonne. L’autre jour, ton Manuel m’a dit que j’étais pas une loque humaine. J’avais jamais entendu ce mot-là. Il m’a aussi dit que je pouvais m’instruire. J’ai jamais été un intello, moé ! C’est à peine si je sais lire pis écrire. Faudrait que je réapprenne. J’ai pas l’intention de me mettre le nez dans les livres à longueur de journée comme lui. Du côté sexuel, pus jamais une femme va monter su moé. Je suis perdu, Flo. Perdu ! Je m’excuse de te parler aussi crûment, mais tu sais que j’ai toujours été assez direct, contrairement à ton Français, qui tourne autour du pot avec ses belles phrases savantes.

Le cœur serré, Florence ne trouva aucune parole pour réconforter Yann. Soudain, elle éprouva une grande tendresse pour lui. D’une certaine manière, personne ne pouvait remplacer Yann auprès d’elle. Du moins en était-elle persuadée. Auparavant, elle n’admirait pas en lui son savoir académique, son instruction échevelée, mais son apparence, la force qui s’en dégageait, la protection qu’il pouvait lui assurer. Elle qui se sentait si faible dans l’existence, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, avait reposé sa faiblesse sur un homme qui l’émerveillait. Mais, au fait, que restait-il de l’homme qui avait partagé son existence ?

Pour Florence Beauséjour, Yann Lamontagne n’était plus le même, certes. Son corps s’était métamorphosé, son visage ne dégageait plus la même assurance, ne traduisait plus la même fougue. Même ses grands yeux avaient perdu de leur éclat, n’exprimaient plus le même regard fanfaron et provocateur. Un moment, elle pensa à le reconquérir, à s’en occuper. Après tout, n’était-il pas le père de son enfant ?

C’est précisément à cause de cela, de son rôle de père, que Florence Beauséjour lui avait fait des reproches. Un père dénaturé ! Voilà ce qu’il était, le Yann en question. À bien y penser, avec Bourguignon, ce n’était guère beaucoup plus reluisant, parce qu’il n’avait pas véritablement pris la place de père que Florence aurait souhaité. Pas auprès de Charlemagne, en tout cas. Auprès de Mélodie, c’était une tout autre histoire. Comment accepter un substitut lorsque le petit réclamait Yann ? Cela pouvait expliquer en substance bien des bourdes de sa part. C’est vrai qu’on ne retient pas des voisins non plus, mais un père absent est peut-être pire qu’un père irresponsable !

Les deux femmes refermèrent doucement la porte de l’appartement, Florence se promettant bien d’y retourner.

* * *

Bourguignon avait fini sa soirée devant son ordinateur, à noircir les pages de L’alarme du crime. L’intrigue progressait. L’action se déroulait dans la campagne rougemontoise. Peut-être le petit village serait-il un jour connu pour autre chose que ses pommes, la compagnie Lassonde et Robert Transport ? Tout cela n’était probablement qu’illusoire !

La soirée avait été assez agréable. Charlemagne avait lambiné avant de s’asseoir pour travailler. Il n’en finissait plus de s’amuser avec Aristote dans la maison. Mélodie, elle, avait catiné après sa pratique au violoncelle et s’était couchée avec un livre. Avant de s’endormir, elle lisait souvent à voix haute, le corps incliné et la tête appuyée sur deux oreillers, son chat en peluche Mandoline à son flanc. Elle avait pris l’habitude de refermer le bouquin et, de mémoire, d’en réciter de longs extraits. Lorsque Bourguignon s’en aperçut, il s’émerveilla et depuis lors, chaque fois qu’il entendait sa petite voix douce, collait l’oreille à la porte de sa chambre jusqu’à ce que la petite s’endorme, l’ouvrage abandonné sur les couvertures.

* * *

Bourguignon s’inquiétait pour Lamontagne, malgré les humiliations qu’il lui avait fait subir. Était-il seulement capable de vaquer aux tâches ménagères les plus élémentaires ? Était-il au moins capable de recourir aux services d’autrui ? Quelqu’un l’avait-il pris en charge ? Un parent, un ami, une âme charitable, un bon Samaritain ! Ou encore était-il en train de sombrer dans la déchéance, incapable de s’accrocher à quelque chose, à quelqu’un ? S’était-il réfugié uniquement dans la bière et la drogue ? Était-il encore capable de se passionner ? Avait-il seulement des ressources qui lui permettraient de rebondir ? On ne finit pas sa vie dans un fauteuil roulant !

Depuis l’épisode du tournoi de hockey, Bourguignon était demeuré sans nouvelles de Lamontagne. Même pas de la part de Charlemagne, qui ne faisait que de rares et brèves intrusions dans la vie de son père. Et Lamontagne ne cherchait pas à le retenir. Il y avait bien assez de lui qui était comme un oiseau en cage. Un oiseau aux pattes et aux ailes blessées. En temps ordinaire, le printemps l’aurait ragaillardi, incité à sortir, à profiter du beau temps, mais…

Malgré lui, Bourguignon se préoccupait beaucoup du bonheur de Charlemagne, indissolublement lié à celui de son père. Avec l’arrivée du printemps, il savait que Lamontagne souffrirait à l’idée de ne plus conduire sa motocyclette. Il savait également qu’il l’avait gardée, qu’il tenait mordicus à sa Harley-Davidson. À la façon dont il en avait parlé avec lui pendant la semaine de relâche, il considérait sa moto comme une relique, un objet sacré qui témoignait d’un passé encore récent. Son engin lui avait procuré une incroyable sensation de liberté et de bien-être. Plus qu’un symbole, sa machine lui procurait encore un sentiment d’appartenance à la bande de motards dont il avait fait partie et qui s’était volatilisée après son accident. C’est ainsi qu’à force de penser à tout ce que Lamontagne ne pouvait plus faire, une idée se creusa un sillon dans sa tête. Fort de cette trouvaille, il se présenta un samedi matin avec Charlot chez Lamontagne, fin mars. Pour une fois, il avait confié à Florence la supervision de la leçon de violoncelle de Mélodie pendant qu’il irait chez Yann. Florence avait consenti à la demande tout en ignorant ses projets exacts. Elle savait qu’elle ne pouvait en tirer à la longue que des bénéfices. Une manière de rapprochement qu’elle ne dédaignait pas, au fond !

Depuis sa cruelle infortune, Lamontagne était devenu matinal. Lorsque Bourguignon arriva à l’appartement, le paraplégique s’était assoupi dans son fauteuil roulant. Il avait déjà grillé plusieurs cigarettes, fumé un joint et ingurgité trois bières. Aussitôt entré, Charlemagne salua brièvement son père et se mit à étaler ses cartes de hockey sur le prélart de la cuisine. Bourguignon n’aimait pas beaucoup que Charlot assiste à la dégénérescence de son père, mais c’était sa réalité à lui. Il se devait de favoriser des rencontres, de les susciter, même.

Asteure que le petit est là avec moé, tu peux décamper, Bourguignon.

T’es pas ben ben recevant à matin, toé !

Il se tira une chaise à côté de Lamontagne :

Écoute-moé ben, Yann Lamontagne. J’fais mon possible pour te faire plaisir, pis te ramener à la vie !

Bourguignon se surprenait à parler le même langage que son interlocuteur. Lamontagne lui-même n’en revenait pas. Bourguignon poursuivit :

Tu tiens encore à faire du bécik ?

Ben oui, c’t’affaire ! Mais tu sais ben, tarla, que c’est pus possible !

Tiens-toé ben, Lamontagne : j’suis allé magasiner pour un side-car qui s’ajuste à ton bécik.

Pis…

Ben, j’pourrais conduire, le p’tit en arrière de moé, pis toé dans le panier.

T’es-tu fou, toé ! Penses-tu que j’vas te laisser conduire ma Harley…

En tout cas, penses-y à deux fois avant de rejeter une offre de même, Lamontagne !

Bourguignon tourna les talons, salua Lamontagne, l’informa qu’il viendrait chercher l’enfant à midi et qu’il l’attendrait en bas dans la voiture. Avant de franchir le pas de la porte, il se retourna :

Je te le répète, Lamontagne ! Avant de rejeter ma proposition avec autant de désinvolture, réfléchis !

C’est quoi ça encore, c’te grand mot-là ?

Bourguignon préféra prendre congé et aller faire quelques emplettes.

Lorsqu’il arriva à la maison, la leçon de violoncelle se terminait. Florence semblait saturée d’avoir assisté au cours d’Éléonora Rostropovitch. Plus que la petite elle-même. Elle n’en pouvait plus de supporter les reprises exigées par la professeure, ses nombreuses annotations sur le rythme, la longueur des notes et les silences : pour elle, tout était bien acceptable. Elle profita de l’arrivée de Manuel pour s’esquiver doucement, de sorte que c’est lui qui reçut les commentaires habituels. La responsabilité lui incombait d’office. Mélodie n’était-elle pas la fille d’une violoncelliste et non d’une infirmière ?

Après qu’Éléonora Rostropovitch eut quitté le domicile avec sa gigantesque boîte d’instrument, Bourguignon s’empressa d’annoncer à Florence la teneur de la proposition qu’il venait de faire à Lamontagne.

Il n’a pas dû l’accepter, réagit Florence.

Non ! Mais l’idée va faire son chemin, tu verras.

Souhaitons-le ! commenta-t-elle, se réjouissant secrètement.

Le samedi suivant, Bourguignon était résolu à revenir à la charge avec sa proposition de side-car. Il avait traversé une semaine de travail assez ardue avec ses élèves… qui sentaient venir le beau temps. Avec son expérience, il savait que la température devait être juste à point pour que les élèves donnent un bon rendement.

Il était neuf heures et Lamontagne était encore en pyjama, dans son fauteuil roulant. D’habitude, lorsqu’il savait que Bourguignon s’amenait avec le petit, il s’efforçait de se vêtir d’un t-shirt et d’un jeans. Les cheveux en bataille, la barbe longue, il était de plus en plus méconnaissable. Affalé sur le côté de la chaise, la tête inclinée sur le même côté, il roupillait. Lorsque Bourguignon entra dans l’appartement, il sursauta :

T’es ben de bonne heure à matin, toé !

Tu pourrais peut-être saluer ton fils, y est venu te voir.

Salut, Charlot !

Charlemagne avait répondu à la salutation de son père en fouillant dans le réfrigérateur pour prendre du jus.

Quelle sorte de semaine t’as passée ? reprit Bourguignon.

Pas trop pire ! Mais c’est platte en tabarnouche ! proféra-t-il, avec un fort rictus de mécontentement.

Si seulement tu savais t’occuper l’esprit, aussi ! Tu pourrais lire, pas juste regarder la télé ou des films loués. À ta place, je m’ennuierais à mourir. As-tu réfléchi à mon idée de side-car ?

Oui ! J’ai fait un gros X là-dessus.

Pourquoi ?

Parce que j’veux pas que tu touches à mon bécik ! Déjà que t’as conduit ma jeep ! C’est-tu assez clair ?

Tu vas être ben avancé si parsonne y touche, à ton mosus de bécik, comme tu dis ! s’enragea Bourguignon, qui sortait rarement de ses gonds.

Pis après ! C’t’à moé ! J’ai l’droit de faire ce que j’veux avec !

Bon, d’accord !

Il y eut un lourd moment de silence, puis :

Eille ! Tu pourrais pas faire attention !

J’ai pas fait exprès, papa, regretta Charlemagne, l’air contrit.

Le petit venait de renverser le pichet de jus de pomme, qui avait éclaboussé les denrées dans le frigo et qui dégoulinait maintenant sur le plancher. Compatissant, Bourguignon intervint :

On l’a probablement énervé avec notre engueulade, Yann. Faut pas lui en vouloir. J’vas ramasser, un point c’est toute !

Bourguignon mit la main sur un torchon et nettoya les clayettes du réfrigérateur et le prélart. Lorsqu’il eut terminé, il se tourna vers le paralysé :

C’est fait ! Lamontagne demeura muet, mais réprima l’envie de remercier son bienfaiteur pour s’être occupé du dégât.

Bourguignon, s’étant heurté à un refus catégorique, dut chercher une solution de rechange plus convaincante. Charlemagne ne voulait pas démordre de l’idée de Bourguignon, tenant pour acquis qu’elle allait se concrétiser. Le substitut de son père n’avait qu’à se creuser encore la tête pour trouver le moyen de persuader Yann. C’est Florence qui proposa de passer par Raphaël, entraîneur au centre, ami, poteux et fournisseur attitré de Lamontagne en matière de marijuana. Manuel, qui avait pratiquement abandonné tout exercice physique, retourna au centre dans le but précis de rencontrer Raphaël.

Après une séance d’entraînement exténuante, avant de prendre sa douche, Bourguignon demanda à parler à Raphaël, cet entraîneur aux muscles enflés et au crâne chauve qu’il avait croisé à l’appartement du paralytique, devenu la nouvelle coqueluche des femmes depuis le départ de Lamontagne. Bourguignon exposa son projet ; le fier-à-bras accepta de prendre part à la tentative parce que, commenta-t-il avec une certaine compassion, « il ne faut pas que Yann se laisse aller de même ! ». Bourguignon se réjouit de sa réponse affirmative tout en la trouvant fort hypocrite ; lui, le fournisseur officiel qui contribuait à faire sombrer son protégé dans la décrépitude et un état de dépendance.

Les deux hommes s’étaient donné rendez-vous au logement de Lamontagne le samedi suivant. Raphaël était déjà arrivé lorsque Manuel se présenta avec Charlemagne, qu’il avait prévenu de la présence d’un « étranger ». Les trois adultes se rassemblèrent autour de la table de cuisine.

Lamontagne et l’autre appuyèrent leurs bras musclés sur la table. Ce qui indisposa Bourguignon, qui se recula un peu pour ne pas mettre en évidence ses biceps dégonflés. Lamontagne s’adressa à son fils :

Apporte-nous chacun une bière, Charlot ! Toé, tu peux te prendre un jus de pomme. Pis surtout, fais attention pour pas en renverser comme l’autre jour !

Y a l’air de t’écouter pas mal, ton flo, souligna Raphaël.

Charlemagne reconnaissait bien « l’étranger » qui était assis à la table avec son père et son tuteur. Il l’avait rencontré pour la première fois chez lui l’été précédent, lors d’une fête champêtre, et revu par la suite, à quelques reprises, à l’occasion de ses visites hebdomadaires chez son père. Sa curiosité l’avait même poussé à trouver la cache de ce poison que l’homme apportait et que son père ingurgitait avant d’émerger dans un état euphorique. Charlemagne savait que le tiroir de la table du salon recelait une réserve de stupéfiants aux dangereuses propriétés contre lesquels Florence et Manuel l’avaient d’ailleurs mis en garde. Il apporta les bières commandées.

Asteure, tu peux aller jouer, ordonna Lamontagne à son fils.

Bourguignon prit la parole en empruntant un ton de circonstance :

Pour le side-car, que c’est qu’on fait, Yann ?

Oh non ! Tu vas pas encore me fatiguer avec ça, prof !

Le prof a raison, Yann. Ça vous ferait du bien, à toi et à ton gars. La belle saison commence. Vous pourriez en profiter. Il a eu une bonne idée, faut le reconnaître !

Comme ça, t’es au courant, Raphaël ?

Dis oui, Yann, coupa Charlemagne, qui suivait la conversation.

Le prof a chauffé ma jeep pendant le tournoi de hockey c’t’hiver, c’est déjà ben assez !

Tu l’sais ben, Yann, que j’veux faire ça pour le p’tit pis pour toé !

Moé, j’aimerais mieux que ce soit Raphaël ! clama Charlot.

J’veux ben, Charlot, mais c’est pas moé qui paye, précisa Raphaël.

Lamontagne, songeur, regardait alternativement son fils et son fauteuil roulant. Raphaël et Bourguignon attendaient avec impatience la décision du paralysé.

Écoutez-moé ben, les gars ! J’achète le side-car, pis c’est Raphaël qui le runnera.

Ça sera pas toujours possible pour moé de conduire. Le prof pis moé, on pourrait se partager ça. Que c’est que t’en dis, prof ?

Ça me convient.

Ce qui eut l’heur de plaire à fiston.

Sers-nous une autre bière, Charlot.

Charlemagne exécuta illico l’ordre de son père. La seconde bière scella l’entente. En sa présence, pour la première fois depuis son accident, Lamontagne paraissait vraiment heureux.