Chapitre 17

Le voyage inaugural eut lieu le dernier samedi d’avril. Le temps était anormalement chaud et radieux pour cette période de l’année. Le mercure avait grimpé bien au-delà des moyennes saisonnières. Le grand jour était arrivé pour Yann et pour le petit. Charlot trépignait en insistant pour se rendre au logement de son père. Il était tellement pressé qu’il en avait oublié d’attacher ses lacets de souliers. C’était exaltant ! Florence avait fait ses recommandations en disant au petit de bien se tenir après le conducteur. Pour l’occasion, Bourguignon avait consenti à laisser conduire Raphaël, histoire de ne pas trop énerver Yann.

La motocyclette était dans la cour lorsque Charlemagne arriva avec Bourguignon. Raphaël sortait de l’immeuble de la rue Saint-Dominique en poussant le fauteuil roulant. En voyant le side-car, Yann exhala un soupir d’admiration et de contentement. À l’étage, sur la galerie, les voisins d’en haut étaient sortis, curieux d’assister au transbordement de l’handicapé physique, qu’ils attendaient de voir prendre place dans le curieux véhicule. De part et d’autre de la chaise roulante, Bourguignon et Raphaël soulevèrent Lamontagne, qui s’appuya fermement de ses bras sur les épaules de ses deux aides.

Échappez-moé pas ! Chus déjà assez magané de même !

Laisse-nous faire, Yann. Il nous reste à te dumper dans le side-car, réagit Raphaël.

L’homme au crâne chauve enfourcha la motocyclette. Bourguignon aida le petit à monter et à s’asseoir derrière. Chacun mit son casque. Le moteur de la moto produisit un vrombissement dans une série de pétarades agressantes, et l’engin à trois roues démarra.

La promenade dura presque deux heures. Après avoir ratissé les grandes artères du voisinage, le véhicule se dirigea vers le mont Royal. Il emprunta l’avenue du Parc puis la voie Camillien-Houde et s’immobilisa dans le stationnement du belvédère. Des flâneurs nonchalants appuyés au garde-fou détaillaient la physionomie de Montréal. Raphaël songea un instant que l’endroit n’était pas très approprié, car de son siège, Yann ne pouvait pas bénéficier d’un point de vue intéressant. Il redémarra en direction du lac des Castors, où le motard coupa l’alimentation du moteur. Le petit voulut descendre pour s’amuser avec des gamins qui lançaient des pierres dans l’onde. Raphaël se retourna vers Charlemagne, qu’il empoigna comme un paquet, le souleva et le déposa par terre. « Cinq minutes, puis on repart ! » ordonna Yann, qui semblait content de son périple, mais qui manifestait certains signes évidents de fatigue. Pendant la pause, Raphaël descendit de sa monture. Yann enleva son casque, le posa sur lui et se mit à rêvasser en regardant un couple d’amoureux qui s’enlaçaient. De quoi lui rappeler les femmes qu’il avait connues, ses nombreuses conquêtes, l’amour et la tendresse qu’il n’avait plus. Les Josée, Stéphanie, Jacynthe, Audrey et compagnie et, plus récemment, Florence et Violaine, tout cela n’était que du passé. À cet instant précis, il ressentit le poids de la vie solitaire et une grande révolte l’habita.

Un joggeur passant près de lui accentua son sentiment d’impuissance.

On décampe ! s’époumona-t-il.

Raphaël et Charlemagne s’attardaient aux abords de l’étang. Ils revinrent vers lui.

* * *

Florence ne pouvait s’empêcher de penser à Lamontagne. Rarement, elle parlait de lui avec Bourguignon, qui continuait d’ailleurs à assurer le transport du petit pendant les week-ends. Naturellement tournée vers les plus faibles, elle se faisait du souci pour l’homme qu’elle aimait toujours. « Il est devenu d’une extrême vulnérabilité, confiait-elle à Guylaine. À part les fins de semaine où il voit Charlot, j’ai l’impression qu’il est seul et qu’il s’ennuie. Il m’inquiète ! »

Au gymnase, assez fréquemment, Florence croisait Violaine Hurtubise. « C’est elle, la maudite gribiche, qui a pris ma place auprès de Yann et qui l’a planté là ; la dernière en lice, en tout cas ! » répétait-elle à Guylaine. Jamais elles n’échangeaient de paroles, que des regards obliques de méfiance réciproque. Florence lui gardait rancune d’avoir profité de la disponibilité et de la débrouillardise de Yann pour déneiger la toiture de ses parents. Quand elle la voyait, elle, pourtant si douce, rêvait de l’apostropher une de ces fois. De lui arracher les cheveux un par un, de lui extirper les yeux de leurs cavités. Lors d’un de ses grands moments de rage, la rancunière narra un de ses rêves à garde Robe qui, sans l’encourager, n’avait manifesté aucune réticence à ce qu’elle passe à l’action.

Violaine avait complété son programme d’exercices, sous la supervision de Schneider. Elle était la dernière à se rendre au vestiaire. Florence avait prévenu Guylaine de l’attendre dehors, qu’elle avait un compte à régler avec « la Hurtubise ». Les cheveux relevés en chignon, habillée d’un soutien-gorge et d’une culotte légère, Violaine Hurtubise se rendait à la douche en portant sous le bras une serviette enroulée autour de ses vêtements de rechange lorsque Florence l’interpella avec une vulgarité qu’elle se serait crue incapable de déployer :

Toé, ma maudite guenon, attends que j’te règle ton compte ! proféra-t-elle.

Violaine Hurtubise n’eut pas le temps de se retourner et de réagir. Florence Beauséjour était déjà rendue à sa hauteur et l’agrippait traîtreusement par les bretelles du soutien-gorge en l’obligeant à se coucher à plat ventre sur le plancher froid de céramique. Aussitôt, elle l’enfourcha en lui saisissant à deux mains la chevelure et en lui secouant la tête contre le sol. Ensuite, elle la retourna sur le dos, lui égratigna le visage de ses longs doigts aux ongles acérés, lui remonta le soutien-gorge sur le nez et lui tordit sauvagement les mamelons en les tenant fermement entre le pouce et l’index, et ce, simultanément. Abasourdie, Violaine ne pouvait crier grâce. Constatant avec effroi que sa proie ne réagissait pas et que le sol de céramique était maculé de sang, Florence lui souleva le tronc en lui passant les bras par-derrière, sous les aisselles, et traîna le corps inanimé jusqu’à une douche. Puis elle fit couler l’eau froide sous une forte pression, rapailla furtivement ses effets et quitta le centre à grandes enjambées pour rejoindre Guylaine. Revenant peu à peu à elle, détrempée et courbaturée, la victime se glissa péniblement jusqu’aux casiers, s’y adossa en se tenant la tête entre les mains. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard que le concierge s’aperçut que la blonde de Schneider avait été tabassée.

Florence attendait que l’occasion se présente pour retourner voir Yann et s’enquérir de son état. Lorsqu’elle avait causé de son projet à Bourguignon, elle l’avait laissé perplexe devant son désir de dépenser quelques heures à cuisiner et à faire du ménage dans son logis. Il lui avait même demandé : « Coudonc, l’aimes-tu encore, ton ex ? » Ce à quoi elle avait rétorqué qu’elle le prenait en pitié et qu’humainement parlant, il fallait faire quelque chose pour un être diminué.

Or, Bourguignon n’avait pas encore conduit la moto de Yann avec son side-car. Toutes les fois précédentes, Raphaël s’était offert généreusement. Il avait dit à Manuel : « Quand j’aurai un empêchement, j’te l’dirai. » Cette fois, Florence profita de la matinée pour se rendre au logis. Elle avait amené Mélodie, qui s’occuperait aisément.

Le jour venu, Bourguignon était d’une grande nervosité, un peu comme devant un groupe d’élèves indociles à l’école. La motocyclette était remisée dans le garage dont Lamontagne bénéficiait également pour garer sa jeep. Il réussit, tant bien que mal, à sortir la moto du garage en la mettant au neutre. Charlemagne poussait sur l’engin pour le faire avancer. Lamontagne n’aurait ainsi qu’une courte distance à franchir. Pendant ce temps, Florence avait ouvert deux fenêtres pour laisser pénétrer une brise légère afin d’aérer la cuisine – de laquelle émanait une forte odeur de graillon – et le salon, qui sentait épouvantablement le renfermé. Aidée de Mélodie, elle avait commencé à faire la vaisselle du petit-­déjeuner qui croupissait dans le fond de l’évier, vidé les poubelles débordantes et malodorantes, et ramassé le linge qui jonchait le plancher pour éviter de s’encoubler. Pendant que Florence ferait une brassée de pâle et une de foncé, elle préparerait quelques plats pour la semaine.

Se soulevant avec ses bras musclés, Lamontagne se transborda de sa chaise au panier du side-car pendant que Charlemagne et Manuel la retenaient fermement en place. De la fenêtre du logement, Florence avait tiré le rideau empoussiéré de la chambre à coucher et observait la scène d’un œil attristé. Elle esquissa cependant un sourire en apercevant la mine réjouie de son fils qui devait encore profiter de bons moments avec son père. Yann gesticulait, hurlant des ordres à Bourguignon qui tentait de comprendre, tête baissée, le système d’embrayage et de changement de vitesse de l’engin.

Maudit que t’es sans-dessein, prof. T’es rien qu’bon pour pousser un crayon.

Insulte-moé pas, Lamontagne, parce que tu vas te retrouver tout seul avec ta bébelle, pis parsonne pour la conduire !

Cinq minutes plus tard, le véhicule démarrait lentement vers la campagne. Bourguignon suivait à la lettre les indications qui l’amenaient Dieu sait où : il n’en avait pas la moindre idée.

Après une heure et quart de route, à proximité de Saint-Jérôme, Lamontagne intima à son conducteur l’ordre de bifurquer à gauche et de s’immobiliser. De sa poche, il sortit un téléphone cellulaire et composa un numéro. Après un court instant, il s’identifia et annonça son arrivée, referma l’appareil, puis demanda à Manuel de redémarrer et de s’engager avec le véhicule. Un chemin en terre battue serpentait dans un boisé touffu et menait au bord d’un lac. De l’autre côté d’une haie clairsemée, on devinait un luxueux chalet. De toute évidence, Lamontagne connaissait l’endroit, qui ne laissait rien présager de rassurant pour Bourguignon. Un moment, il se crut en plein roman policier, ce qui l’inspira pour la suite de L’alarme du crime. On entendit des chiens aboyer, puis les portes grillagées s’ouvrirent. Deux types à la mine patibulaire se présentèrent et se postèrent de chaque côté des portes. Un troisième personnage tout aussi énigmatique se faufila entre les deux malabars et se dirigea tout droit vers le side-car. Le visage fermé, il remit à Lamontagne un petit colis qu’il s’empressa d’enfouir dans sa veste. Lamontagne sortit une liasse de billets qu’il tendit à l’inconnu, puis ordonna à Bourguignon de rebrousser chemin.

Au retour, Manuel proposa de s’arrêter en bordure de la route. Le petit avait besoin d’uriner et manifestait le désir de se dégourdir un peu les membres. Bourguignon immobilisa la moto dans le stationnement d’une gargote où l’on servait de la crème glacée. Charlemagne jubilait. Bourguignon offrit à Yann de se rafraîchir avec un cornet, ce qu’il refusa.

Même pas une petite lichette de rien, Yann ?

J’prendrais une demi-douzaine de bières en ligne pour me rincer le dalot, répondit-il. On pourrait arrêter à un dépanneur pour acheter une petite caisse…

On verra, rétorqua le conducteur.

Manuel rejoignit le petit, qui attendait impatiemment pour commander son cornet à deux boules. Charlemagne s’installa à une table à pique-nique, à l’ombre sous un feuillage, tandis que Bourguignon retourna auprès de Lamontagne en sirotant un thé glacé :

J’aurais aimé savoir où tu nous as amenés tout à l’heure. Tu te sers de moi. J’peux pas dire que j’aime ben ça ! Tu nous as mis devant le fait accompli. Avoir su ! C’est pas mes affaires, Yann Lamontagne, mais j’suis pas certain que ce soit une bonne idée ce que t’es allé faire là. Tu vas encore maganer ta santé avec ton maudit stock.

Tu l’as dit : c’est pas de tes maudites affaires !

Me prends-tu pour un innocent ? Même le p’tit soupçonne que t’as acheté de la dope. Les jeunes d’aujourd’hui sont pas mal déniaisés, tu sais. Un peu trop à mon goût, d’ailleurs. Tu dois savoir que des jeunes du primaire consomment. C’est grave, Yann ! Y as-tu pensé ? Quel exemple donnes-tu à ton fils ?

C’est ma vie, pis c’est mon fils, Bourguignon.

C’est vrai que ça va mieux avec lui depuis que tu t’en occupes. Depuis qu’on le balade avec toé, Raphaël pis moé. C’t’enfant-là connaît des moments de bonheur comme y en avait pas connu depuis longtemps. Pis regarde-le manger sa crème glacée. Dire que des fois, y était pas du monde…

Bon, décolles-tu avant de me faire brailler ? Pis oublie pas de t’arrêter à un dépanneur. J’ai le gorgoton sec comme le désert…

Charlemagne revenait vers le véhicule à trois roues, rassasié, les mains et le visage verts de glace à la pistache.

Au logis, Florence avait besogné pendant deux bonnes heures avant de s’asseoir, pensive, sur le couvre-lit qu’elle venait de replacer en le lissant avec le plat de la main. Elle se souvenait avoir choisi le tissu et l’imprimé de fleurs délicates. Yann n’avait passé aucun commentaire sur le choix du nouveau couvre-lit ; ce qui l’avait frustrée. Qu’importe, le souvenir le plus impérissable demeurait ce qui palpitait sous les couvertures où l’insatiable mâle l’avait prise – et en avait possédé bien d’autres depuis lors, y compris la Violaine Hurtubise, qu’elle détestait horriblement et qui n’avait même pas osé répliquer après sa fameuse raclée dans les vestiaires du centre de conditionnement, comme si elle endossait la responsabilité de l’accident qui avait marqué au fer rouge la destinée de Lamontagne.

Florence entendit le vrombissement du moteur de la motocyclette qui se garait dans la cour. Elle s’achemina à la fenêtre.

* * *

L’année scolaire avait fini par rendre l’âme. Dans les classes de Manuel Bourguignon, quelques-uns des éléments les plus indésirables en avaient devancé la fin, jugeant que mathématiquement parlant, il leur était impossible de réussir dans certaines matières. Ce qui, du reste, avait pour effet de soulager des enseignants déjà aux prises avec un certain nombre de cas désespérés. Et, à travers tous les cas particuliers, il s’était trouvé une mère pour réclamer des cours de récupération pour sa fille. En effet, Marie-Chantale allait s’exhiber sur une plage états-unienne. La pauvre fille avait, semblait-il, un impérieux besoin de refaire ses forces avant de se mesurer aux examens terminaux, spécialement ceux du Ministère…

Mélodie avait terminé son année scolaire avec brio. Aussi avait-elle participé à un petit concert intime des élèves chez sa professeure de violoncelle. Tout le monde avait apprécié sa prestation, au terme de sa première année d’études en musique. Fort encouragée, elle s’était établi un horaire de pratique pour l’été, avec l’aide de son père.

Charlemagne avait survécu à son année scolaire. Il avait majoré ses résultats de façon significative. Mlle Lalumière avait été étonnée des exploits du jeune Lamontagne, qui semblait démontrer une légère tendance à s’élever au-dessus de la plèbe estudiantine, plutôt qu’à patauger dans une accablante médiocrité comme auparavant. Dans son dernier communiqué téléphonique à Bourguignon, elle avait mentionné « qu’on n’en ferait pas un professionnel, mais que, néanmoins, il y avait lieu d’espérer que Charlemagne puisse faire son chemin quand même et qu’il n’y avait pas de sot métier ! ». Quant à Félix, la pauvreté de ses connaissances lui aurait normalement valu de reprendre son année, mais la philosophie moderne en éducation en avait décidé autrement.

Les vacances de Florence étant au mois d’août, Manuel assumerait la gestion des affaires familiales. Aux besognes fastidieuses et abrutissantes de la routine quotidienne s’ajouterait l’entretien de la piscine dont le couple avait résolu de faire l’acquisition, afin de garder le petit davantage à la maison et de moins s’en inquiéter. Pour faciliter l’accès à la piscine, Bourguignon avait fait percer le mur de la fenêtre arrière et installer une porte-fenêtre, qui donnait maintenant sur un patio en bois traité. Le propriétaire de la maison avait longuement hésité avant d’entreprendre de tels travaux, en pensant à l’éventuelle publication de son second polar qui pourrait, ce faisant, être sérieusement compromise.

Le bien-être et le bonheur de Yann étaient presque devenus une préoccupation familiale. Bourguignon se promettait de le visiter, de le promener dans le side-car le plus souvent possible. Même Mélodie démontrait une grande sensibilité à son égard. À la demande de Florence et de Manuel, Lamontagne viendrait se baigner dans la piscine à la maison. Malgré son sans-gêne habituel, Lamontagne avait exprimé une certaine réticence, mais avait finalement acquiescé. Ce qui avait ravi Florence, qui n’avait pas caché sa joie. Tout le monde se réjouissait, sauf Charlemagne, qui commençait à trouver que Bourguignon prenait dorénavant un peu trop de place dans la vie de son père. Pourtant, Charlemagne s’en désintéressait. Le fait est qu’il le voyait de moins en moins comme un héros, de plus en plus comme un souvenir empreint de nostalgie.

Fin juin. Le soleil s’était pointé timidement, mais laissait présager une journée chaude et propice à la baignade. Lamontagne avait plutôt mal dormi, la chaleur humide ayant pénétré insidieusement dans son logis. Il avait hésité à se lever pour ouvrir toute grande la fenêtre. Encore plongé dans un demi-sommeil, il avait évalué que la manœuvre serait trop exigeante. Après un copieux petit-déjeuner, il avait fait deux brassées de lavage et les avait fait sécher. Il avait pensé à faire installer un dispositif à la corde à linge extérieure pour la mettre à sa portée, mais avait abandonné l’idée. Pour lui, il était tellement plus simple d’enfouir le linge dans la sécheuse.

De plus en plus fréquemment, le père de Charlemagne éprouvait une sensation de lourdeur et de ballonnement au niveau intestinal. Malgré les conseils qu’on lui avait prodigués à sa sortie de l’hôpital, il se refusait toujours à adapter son alimentation à son mode de vie sédentaire. Le reste de l’avant-midi, il avait parqué son fauteuil roulant devant son écran de télévision et visionné des films XXX que Bourguignon avait eu la gentillesse de lui apporter. D’ailleurs, Lamontagne admettait que ce prof lui accordait beaucoup de temps et qu’il lui avait manifesté somme toute bien peu de reconnaissance.

En après-midi, en attendant que Bourguignon arrive, Lamontagne avait revêtu son maillot de bain, qui était devenu très serré étant donné son obésité croissante. Il se savait ventripotent et détestait de plus en plus se voir ainsi. La boisson et la drogue contribuaient à l’engourdir, à fuir cette réalité, cette apparence qu’il trouvait lui-même de plus en plus imparfaite et répugnante. Autant il avait aimé ce corps développé à force de volonté, autant il se détestait maintenant. Il évitait de se regarder dans la glace. À présent, il se retranchait le visage derrière une barbe abondante et broussailleuse, comme celle de Grizzly. En quelque sorte, il recherchait l’anonymat. Et, cet après-midi, Manuel et les siens découvriraient ses jambes nues et inertes, et ce qui l’avait rendu impotent à jamais. Toutes les tentatives du prof et de sa famille, et celles de Raphaël pour l’encourager, s’avéreraient vaines un jour ou l’autre : ce n’était qu’une question de temps. Les visites à son logis, les balades en side-car ou à l’occasion dans sa jeep, ses films pornos, la drogue, la nourriture qu’il ingurgitait en surabondance, tout cela ne suffirait plus.

Le paraplégique avait insisté pour qu’on l’amène en jeep et qu’on apporte sa chaise roulante. Au domicile de la famille Bourguignon, on avait aménagé une sorte de monte-pente pour éviter de gravir les marches avec le fauteuil. « Pas pire pour un pousseux de crayon », taquina Lamontagne en voyant la rampe qu’il s’apprêtait à emprunter. Il traversa la maison avec aisance et roula jusqu’au patio qui donnait sur la piscine. Immobile, il considéra longuement l’eau, faisant abstraction de l’activité qui s’y déroulait.

Mélodie se baignait paisiblement avec une amie. Charlemagne et Félix naviguaient chacun sur un matelas gonflé d’air qui leur servait de bateau de corsaires et de pirates. Le jeu consistait à simuler un abordage et à déloger l’adversaire de son embarcation en le projetant dans l’eau, et à s’emparer de son bâtiment. Les deux garçons s’amusaient ferme, mais occupaient un espace qui restreignait les deux jeunes filles et les arrosaient. Mélodie ne se plaignait pas des vagues qui la déstabilisaient et lui faisaient prendre un léger bouillon, tandis que son amie ne supportait pas le moindre mouvement de l’onde. Elle criait : « Au secours ! », même si elle n’était pas véritablement en danger.

De sa fenêtre de cuisine, Florence contemplait la scène et n’osait intervenir. Elle détaillait l’homme qui lui tournait le dos et la curieuse chaise dans laquelle il prenait place. À cet instant, elle aurait quitté son travail et le père de Mélodie, pour se consacrer le reste de ses jours à celui qui avait toujours eu la plus grande place dans son cœur. Elle ne pouvait le renier simplement à cause d’un accident qui l’avait rendu invalide. D’une certaine manière, elle aimait le voir dépendant, mais à condition que ce soit d’elle seule. Jamais elle n’avait douté de son amour pour lui, mais de voir qu’il occupait maintenant une place prépondérante la fascinait et la troublait. Elle avait même donné une de ces raclées à la Hurtubise. N’était-ce pas la preuve irréfutable d’un amour profond ? Un amour qui subsistait bien au-delà des travers physiques. Bourguignon était justement ce genre de personnage replet de qui elle s’était amourachée, mais sans passion. Ce grassouillet bonhomme à la mine débonnaire qui dégageait en même temps une assurance tranquille. Parfois, couchée sur le dos, les yeux clos, Florence prononçait des formules incantatoires pour qu’il s’étire le bras vers elle. Le plus souvent, ses supplications libidineuses la laissaient insatisfaite. C’est précisément dans ces moments-là qu’elle se réfugiait dans son passé, où s’épanchait sa sensualité.

Après avoir déposé Lamontagne, Bourguignon était reparti au dépanneur acheter des sacs de croustilles et des boissons gazeuses. C’était l’occasion de montrer à Yann qu’on pouvait consommer autre chose que de la bière. Quant aux friandises, c’était la sorte préférée de Charlemagne.

Malgré les efforts inouïs de Bourguignon pour rapprocher le père et le fils, Charlemagne n’en démontrait pas moins un intérêt pour Yann qui allait en s’estompant. L’obèse inactif ne le fascinait plus et ne représentait plus un modèle pour lui. En revanche, au fil des semaines, Charlot devenait de plus en plus familier avec Félix et son père. Les permissions spéciales que Bourguignon lui accordait étaient assez fréquentes. Certaines conditions étaient toutefois exigées pour ses sorties. Entre autres, pendant l’année scolaire, il fallait absolument que ce soit la veille d’une journée pédagogique ou d’un congé. Aussi, il devait s’être comporté correctement avec sa sœur, c’est-à-dire ne pas l’avoir fait crier. Si jamais Charlot n’avait pas été gentil, ce qui lui arrivait hélas ! encore trop souvent, il négociait sa permission avec Florence, qu’il considérait beaucoup plus cool que le chum de sa mère.

Jusqu’à preuve du contraire, le tuteur de Charlemagne faisait confiance au père de Félix qui bénéficiait, pour l’instant, d’un préjugé favorable. Cependant, le croyant apte au travail, il le soupçonnait de mener une existence pas très honnête, profitant impunément de l’aide sociale et revendant le fruit de ses curieuses collectes sélectives au marché aux puces. Il est vrai que les poubelles regorgeaient de belles choses dont les consommateurs se débarrassaient, mais le profit que Poitras en retirait apparaissait énorme à Bourguignon ; à preuve, cette luxueuse Jaguar qui rehaussait la façade de sa modeste demeure.

Un soir, vers la fin des vacances, Rosaire Poitras avait proposé aux deux gamins de l’accompagner pour l’aider à faire sa tournée. Florence y avait consenti d’emblée, mais Bourguignon avait exigé qu’il ramasse les vêtements qui traînaient sur le plancher de sa chambre, condition à laquelle Charlot s’était plié en rechignant un peu.

Pourquoi faut-il toujours que tu jaspines quand on te demande quelque chose ?

Maman, elle, m’a dit OK.

Fais donc ce que Man te demande, Charlot !

Au crépuscule, une guimbarde tirant une remorque s’immobilisait devant la demeure de l’enseignant. Charlot, qui ne tenait plus en place, fit irruption dans la maison en courant, la bouche pleine de gâteau au chocolat et décorée d’une barbichette de glaçage.

Le trajet que le brocanteur parcourait variait sensiblement d’une fois à l’autre. Une règle demeurait, cependant : il n’y a pas de mal à soulager un riche de ses déchets. Ce soir-là, après s’être arrêté pour ramasser une tondeuse, des skis et une planche à repasser, il reconnut le camion noir des Entreprises Maison Nette d’une bande rivale en bordure du trottoir. Il plissa les yeux et se durcit la mâchoire. Un charognard tenait un sac de golf appuyé contre lui pendant que son comparse en examinait les bâtons. Poitras descendit de voiture et s’approcha prudemment des deux individus, flanqué de Félix et de Charlot.

Vous êtes sur mon territoire, les gars.

C’est toé qui es su’ not’ territoire, Poitras. Ça fa que rembarque dans ta minoune, pis fa de l’air ! ordonna le plus grand des deux, menaçant.

Apeuré, Charlot se réfugia dans la voiture. Peu après, Félix alla le rejoindre. Poitras n’eut d’autre choix que de quitter prestement les lieux.

Ton père a eu peur, Félix ?

Patente à gosse ! Tu sais ben que non, Charlot. Comme t’as pu le voir, on n’est pas les seuls à ramasser. Mon père a peur de personne, tu sauras.

Bon ! On continue, conclut Poitras.

Les concurrents ayant vraisemblablement ratissé le coin, le brocanteur se dirigea vers un autre secteur encore vierge. Avec ses aides, Rosaire Poitras recueillit certains articles qui lui parurent intéressants. À la fin d’une tournée assez profitable, il ramena Charlot chez lui. Il était dix heures. À son retour, ravi par sa nouvelle expérience, Charlot se montra docile, se débarbouilla, s’amusa un peu avec Aristote et se coucha avec la sensation d’avoir accompli une tâche très importante, quelque chose qui appartenait au monde des grands.