Chapitre 19
Rosaire Poitras préparait un coup fumant pour réagir à l’empiétement de ses concurrents sur son territoire. Il avait repéré un petit coin tranquille dans Outremont et convoitait quelque bijou de valeur qu’il pourrait ensuite aisément revendre à un bon prix. Il gara sa Jaguar. Afin de ne pas éveiller les soupçons et mieux se fondre tel un caméléon dans le paysage outremontais, paré de ses plus beaux atours achetés au marché aux puces à un prix dérisoire, Poitras déambula sournoisement sur un trottoir bordant les propriétés cossues, flanqué de ses deux acolytes.
— Rappelez-vous, les enfants : il faut avoir l’air naturel !
Poitras poussa sans résistance la porte grillagée qui délimitait le terrain d’une résidence en pierre à trois étages, et s’engagea sur le trottoir qui menait à la porte d’entrée. Il sonna, attendit un long moment pour s’assurer que personne ne vienne répondre. Peut-être y a-t-il une gouvernante, mais est-elle en congé ? réfléchit-il. Ensuite, il emprunta un petit sentier qui longeait un côté de la maison, en écartant de sa main au passage le feuillage humide des arbustes mal taillés. Ses deux complices se regardaient, le visage pâli par la peur, les yeux écarquillés sous leur casquette et leur sourire jaune traduisant une certaine inquiétude. Arrêté à la hauteur d’un soupirail, lampe de poche en main, le brocanteur fit remarquer la petitesse de l’ouverture. Impossible pour lui de s’infiltrer par là. Félix et Charlot saisirent d’emblée l’ampleur de la tâche qui s’imposait. L’homme remit la lampe à son fils, descendit la fermeture éclair de son manteau, qu’il ouvrit sur une veste à laquelle s’accrochaient une scie à métaux, un pied-de-biche, un marteau, une ribambelle de clefs, une rangée de paires de pinces de grosseurs différentes et un tournevis avec une multitude d’embouts interchangeables, autant de munitions pour perpétrer les vols les plus audacieux.
— Vous voyez, leur dit-il, j’ai de quoi scier des barreaux, mais comme il y en a pas, la job sera juste plus facile, patente à gosse…
Il s’agenouilla et, sans effort, enleva la fenêtre elle-même, la replaça aussitôt et enjoignit à ses deux subalternes de se cacher dans la haie de chèvrefeuilles, histoire de vérifier si un quelconque système d’alarme déclencherait une alerte. Après une bonne vingtaine de minutes d’attente, tapi dans les buissons, sans perdre de temps, le voleur intima aux jeunes l’ordre de le suivre. Prudemment, il s’approcha du soupirail, donna ses instructions. Le premier, Félix s’infiltra par l’ouverture, lampe de poche accrochée au cou. Charlemagne suivit de près. Et, après que les deux jeunes furent aspirés par le soubassement, Poitras replaça la fenêtre et se retira derechef dans la rangée d’arbustes. Une faible lueur s’évanouit rapidement dans la pénombre du sous-sol et puis, plus rien.
Une demi-heure plus tard, le brocanteur-voleur s’impatientait alors qu’il croupissait toujours dans la haie humide qui lui avait éraflé le côté gauche du visage. Le bienheureux Rosaire Poitras, n’en pouvant plus, écarta quelques branches, allongea la jambe pour mettre le pied dans le sentier. Au même moment, il entendit les aboiements d’un chien qu’on avait lâché sur lui. Plutôt que de prendre l’allée et s’enfuir, il se blottit dans les cèdres dans un état de crispation extrême, le faciès dénonçant une paralysie faciale sévère et gratifié d’autres écorchures moins superficielles. Deux policiers accoururent. L’un d’eux rappela la bête qui grognait toujours, pendant que l’autre s’étirait le bras pour mettre la main au collet du commettant qui, tout en se débattant, s’infligea une autre série d’éraflures en clamant son innocence. Un troisième agent vint rejoindre les premiers, tenant sous le bras, comme des sacs de farine, Charlot d’un côté et Félix de l’autre.
Il était tard et Charlemagne n’était pas rentré. Florence se tenait la tête à deux mains pendant que sa mère, peu persuasive, tentait de la rassurer. Bourguignon faisait les cent pas dans le salon, alors que Beauséjour avait regagné sa chambre au sous-sol. On sonna à la porte. Florence et Manuel s’y précipitèrent tandis que Mme Beauséjour se posta en retrait, les bras croisés, persuadée que son petit-fils avait commis une autre bévue digne de ce nom.
— Vous êtes le père de l’enfant ? interrogea le policier, qui occupait presque entièrement l’embrasure de la porte.
— Non, c’est le fils de ma conjointe, balbutia Bourguignon.
Charlot, décontenancé, se faufila entre le policier et Manuel et courut s’enfermer dans sa chambre.
— Nous avons intercepté Charlemagne à l’intérieur d’une propriété d’Outremont en compagnie de son copain Félix Poitras.
— Ils ne sont pas rentrés là tout seuls ! avança Florence, tétanisée.
— Bien sûr que non, madame. Le père de Félix a été arrêté et passera la nuit sous les verrous en attendant son enquête préliminaire.
— Puis le petit ? s’inquiéta Florence.
— On l’a retourné chez sa grand-mère.
Le policier reparti, Madeleine Beauséjour esquissa un rictus de plaisir ; le gamin de la maison était revenu, mais surtout, elle venait de démontrer qu’elle avait une fois de plus raison. L’expression de son visage suffisait à le prouver avec éloquence. Elle tourna les talons et réintégra ses quartiers, au sous-sol. Beauséjour dormait d’un sommeil abyssal. Le bienheureux s’était endormi sans se préoccuper le moindrement de ce qui avait pu arriver à son petit-fils.
Après ce qu’elle avait vécu la veille à propos de Charlot, Madeleine Beauséjour avait attendu que la maisonnée se libère au rez-de-chaussée pour remonter. Peut-être que mes remarques vont finir par porter des fruits et que Florence et son mollusque vont finir par s’ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard ! songea-t-elle. Elle réalisa que la petite famille avait déjeuné sur le comptoir, sur lequel on avait laissé de la vaisselle non rincée et des fonds de tasses de café. Elle le dégagea et installa deux couverts. Avant de s’asseoir pour déjeuner, elle récupéra le Journal de Montréal que le camelot livrait tôt, mais que ni Bourguignon ni Florence n’avaient le temps de parcourir le matin. Elle le feuilleta machinalement et tomba sur un article qui faisait état d’un vol par effraction impliquant deux mineurs. Elle dévora le texte et plaça le journal replié devant le couvert de son mari.
Lorsque Beauséjour se hissa sur le tabouret, son attention fut aussitôt attirée par l’article en question et il lut à voix haute :
« Hier soir, sur la propriété d’une résidence d’Outremont, un homme d’une quarantaine d’années a été appréhendé. Les policiers l’ont débusqué alors qu’il se tapissait dans la haie en attendant que les deux jeunes qui l’accompagnaient viennent le retrouver avec leur butin. Le malfaiteur a passé la nuit à l’ombre. »
— Maudite marde ! lâcha-t-il. Ça promet…
— Personne ne veut m’écouter dans cette maison, Fernand. Pas même toi qui vis comme un pensionnaire.
— Vous êtes assez de monde dans cette maison-là pour vous occuper du petit sans que je m’en mêle.
— De temps en temps, ça ne ferait pas de tort que tu t’impliques. Pour le petit, laisse-moi te le dire, c’est de mauvais augure.
— C’est quand même pas moi qui suis le père de cet enfant-là, Madeleine. Tu m’as déjà répété à maintes reprises que Manuel est d’une mollesse. Ce n’est pas lui non plus son père. N’oublie pas que Florence n’est guère mieux, côté discipline…
— En tout cas, Fernand, hier je me suis fendue en quatre toute la journée pour tenir la maison propre puis vous préparer un bon petit souper. Aujourd’hui, c’est décidé, je ne me ferai pas aller le popotin comme hier.
Mme Beauséjour se servit un bol de céréales, but goulûment son café, ignorant la présence de son mari, qui replia le journal en première page.
Beauséjour n’avait pas encore terminé la lecture du quotidien que madame passait à ses côtés, élégamment vêtue.
— Où vas-tu, arrangée de même ?
— Tu me prendras quand je reviendrai…
— Puis la vaisselle ?
— Je te la laisse. À ce midi !
D’un pas décidé, Madeleine Beauséjour franchit le seuil de la demeure, monta dans la Neon et quitta le domicile de sa fille pour la rive-sud immédiate du Saint-Laurent. Quel bonheur que de se retrouver tout à coup libre comme le vent ! soupira-t-elle. Il me semble que je respire ! Cette impression de détachement était curieusement entremêlée à un sentiment de culpabilité. Mme Beauséjour savait très bien que sa présence à la maison était requise, souhaitée, mais pas encore appréciée à sa juste valeur. À la maison, elle était de celles qui voient l’ouvrage, qui sont capables de prendre des initiatives. Elle était persuadée que sur le marché du travail, elle en ferait tout autant, bref, elle ferait l’affaire. Il fallait d’abord laisser son orgueil de côté. De toute manière, elle ne s’abaisserait pas à faire du porte-à-porte. Après tout, elle n’arpenterait pas les rues de son ancien quartier. Personne ne la reconnaîtrait. Comme maîtresse du foyer, elle se souvenait avoir pesté régulièrement contre tous ces étrangers qui la sollicitaient, qui l’assaillaient et qu’elle avait envie de voir disparaître avant même qu’ils ouvrent la bouche. Parfois, les voyant venir, elle se cachait en attendant qu’ils reprennent le trottoir.
Madeleine Beauséjour abandonna la Neon avant de s’engager, à pied, sur une artère commerciale. Au premier magasin qu’elle croisa, un club vidéo, elle entra et offrit ses services. La jeune dame au comptoir lui suggéra d’apporter son curriculum et conclut en disant que le patron verrait ensuite. Au dépanneur, on lui recommanda la même chose tout en lui laissant entendre que la pile était épaisse. À un restaurant, elle s’adressa à une serveuse coiffée d’un petit bonnet qui lui demanda tout de suite si elle avait de l’expérience. Comme elle répondit non, à voir l’air de la serveuse, elle comprit vite que ce n’était pas sa place. « As-tu vu l’âge de la mémé ? » crut-elle entendre dans son dos lorsqu’elle se retourna vers la sortie. Quelle insolence ! s’indigna-t-elle en pressant contre elle son sac à main, franchissant la porte de l’établissement.
Après trois longues heures infructueuses, la mère de Florence décida qu’elle s’offrirait un petit dîner, mais dans un autre restaurant que celui où elle s’était arrêtée en chemin. Fernand n’aurait qu’à se débrouiller tout seul. On finit toujours par apprécier les absents, pensa-t-elle. Pour ne pas inquiéter inutilement son mari, elle téléphona chez Florence. Pas de Fernand ! Tant pis, se dit-elle, il en mourra pas ! Elle monta dans sa voiture et roula vers un quartier qu’elle avait habité.
Malgré un oignon au pied gauche qui produisait un malaise croissant, Madeleine Beauséjour résolut de marcher encore. Elle gara la Neon. Elle était à deux pas de la maison où elle avait élevé sa famille. C’était la résidence même qu’elle et son mari avaient vendue pour acquérir le véhicule récréatif qu’ils ne possédaient plus, le reste de l’argent ayant été placé puis réduit à néant. Ses yeux s’embrumèrent à la pensée qu’elle s’était départie de sa propriété. Elle n’irait pas jusqu’à tourner le fer dans la plaie en passant pour la revoir. Déambulant sur la rue, elle éliminait mentalement avec regret le nom des bons restaurants qu’elle fréquentait à l’époque avec son Fernand et quelquefois avec un couple d’amis. Cependant, le nom de tous les lieux qu’elle rayait à l’époque lui revenait avec insistance. Je ne suis certainement pas pour me retrouver dans un snack-bar ! résolut-elle.
Marie-Christine, hôtesse du Saint-Amand, une brunette amène aux yeux noisette et au sourire épanoui, la reconnut et lui assigna une place dans un coin retiré du restaurant.
— Madame Beauséjour est seule aujourd’hui ?
— Toute fin seule, Marie-Christine !
Au nom de Beauséjour, deux dames de la table voisine se retournèrent simultanément.
— Madeleine ! s’exclama Fleurette Desruisseaux, enjouée.
— Fleurette et Pierrette !
— Tu parles d’une surprise, s’écria Fleurette, une grassouillette portant un imprimé magenta.
— Assieds-toi avec nous. On vient juste de commander, précisa Pierrette, une grande mince à la voix chevrotante.
La voix de Pierrette Desmeules était tellement saccadée que les breloques de son bracelet s’entrechoquaient bruyamment.
— Comment allez-vous ? Racontez-moi ce qui se passe dans le quartier depuis mon départ.
Fleurette et Pierrette n’avaient pas changé. Elles occupaient leur temps à colporter des mauvaises nouvelles et à se réjouir du malheur des autres. Comme si elles n’avaient rien d’autre à faire ! L’ancienne résidante du quartier, elle, narra la suite des événements depuis la vente de sa maison, en omettant toutefois de mentionner la précarité de sa situation pécuniaire.
— Nous avons accepté de demeurer chez Florence. Vous comprenez, les enfants nous réclament. On s’est tellement ennuyés d’eux, nous aussi.
Bien sûr, Mme Beauséjour prit soin de cacher les véritables motifs qui l’amenèrent dans son ancien quartier, prétextant un impérieux besoin de renouer avec son passé.
À la fin du repas, les trois dames se quittèrent avec la promesse mensongère de se revoir. Madeleine Beauséjour franchit à pied la distance qui la séparait de l’auto, même si ses amies lui offrirent de la ramener et que son oignon la faisait pâtir.
En retournant à la maison, la belle-mère de Bourguignon sentait monter en elle un vif sentiment de culpabilité. Son escapade de la journée se traduisait par des regrets. Effectivement, après ses démarches pour obtenir un emploi, elle espérait peu. Elle consulta sa montre et décida de rentrer au bercail avant le passage de l’autobus scolaire. En arrivant, elle enleva ses souliers et se massa les pieds en ménageant la zone immédiate de son oignon. Puis elle s’écrasa sur une chaise de la salle à manger et, d’une main tremblotante, se mit à rédiger le brouillon de son curriculum et le laissa mûrir sur le coin du comptoir pendant qu’elle fricoterait un plat pour le souper. Loin d’elle l’idée d’envahir le bureau de son gendre et de taper son texte à l’ordinateur. De toute manière, elle aurait eu besoin de son assistance et ne se sentait pas l’âme d’une élève docile pour apprendre le doigté d’un clavier alphanumérique.
La clef tourna dans la serrure et la porte de la maison s’ouvrit. Dehors, Aristote se mit à aboyer avec enthousiasme. Charlemagne entra avec Félix, laissa tomber son sac d’écolier à ses pieds et se précipita dans le garde-manger à l’insu de sa grand-mère.
— Juste une petite collation, Charlot ! Je commence à faire le souper.
— Qu’est-ce qu’on mange ?
— Un macaroni gratiné, comme tu l’aimes.
— Youpi !
Comme deux voleurs, Charlot et Félix firent main basse sur un sac de biscuits au chocolat et se retrouvèrent dans le salon pour jouer à un jeu vidéo, devant le petit écran. Lorsque Mme Beauséjour entendit converser, elle s’étira le nez dans le salon. Ah non ! Pas lui, la canaille qui lui colle encore aux fesses ! se désespéra-t-elle.
Félix était disparu quelques minutes avant l’arrivée de Florence, et Charlemagne s’était retiré à pas feutrés dans sa chambre pour ses devoirs et ses leçons. Sa mère entrouvrit la porte pour constater qu’il besognait benoîtement au-dessus de ses livres et de ses cahiers. Il passerait pour un écolier modèle et éviterait ainsi une confrontation avec son beau-père de qui, du reste, il ne s’était pas attiré les foudres la veille à la suite de son incartade avec les Poitras, père et fils. Manuel, pas plus que la mère du petit, n’avait su comment réagir et se demandait comment lui interdire ses mauvaises fréquentations. D’ailleurs, dès son arrivée, la belle-mère de Bourguignon s’était fait un plaisir de lui marteler que le fils de Rosaire Poitras était revenu de l’école avec Charlot, s’était empiffré de biscuits au chocolat, avant de repartir comme un voleur.
Fernand Beauséjour était arrivé à l’heure du souper, après tout le monde. Un ami était venu le cueillir dans La Grande-Caroline et l’avait ramené. Comme toujours, il se glissait discrètement à sa place, se désintéressant des membres de la famille et répondant évasivement aux questions qu’on lui posait. Il avait soi-disant cherché un emploi le matin, sans résultat, dîné Dieu sait où, et flâné un après-midi à jouer aux cartes avec une poignée de retraités.
Après la vaisselle, l’enseignant supervisa le travail scolaire de Charlot. Une fois les corrections faites et les leçons récitées avec rapidité, mais exactitude, Charlot avisa qu’il sortait prendre l’air.
— Tu restes dans la maison ce soir, Charlot !
— J’ai fini mes travaux d’école, affirma l’enfant, sans broncher.
— Tu demeures à côté de la maison et tu rentres lorsque j’allume la lumière en avant.
Bourguignon se retrancha dans son bureau du sous-sol pour corriger un examen pendant que belle-maman assistait Mélodie dans sa pratique de violoncelle au rez-de-chaussée. Depuis que la grand-mère de Mélodie l’avait prise en charge, Bourguignon se sentait libéré d’une tâche qui lui incombait jusqu’alors. En se comparant à sa blonde, il se considérait comme la solution du moindre mal, l’oreille de Florence enregistrant indifféremment comme justes les fausses notes aussi bien que les bonnes.
La lumière extérieure de la maison s’alluma et Charlot rentra sans regimber, fit une toilette sommaire et saisit un livre de lecture dans son sac d’écolier. Lorsque Florence et sa mère prirent place au salon pour suivre un autre épisode d’un téléroman, elles trouvèrent fiston engoncé dans le fauteuil, son livre de lecture à la main, assis sur ses jambes repliées sous lui.
— J’espère qu’on ne te dérange pas, Charlemagne ?
— Non, maman !
— Il faut que tu sois couché dans vingt minutes.
— Oui, maman !
Vingt minutes plus tard, pendant une longue et pénible série d’annonces publicitaires, Mme Beauséjour appuya sur la touche sourdine de la télécommande et fit signe à sa fille qu’il était temps qu’elle rappelle à fiston que l’heure était venue d’aller se coucher.
* * *
Quelques jours plus tard, Mme Beauséjour commençait à travailler au dépanneur où elle était retournée pour porter son CV. Au salaire minimum. On lui avait demandé d’être au poste dès six heures le matin. Son travail se terminerait à midi. Elle jubilait. Dorénavant, Madeleine Beauséjour aurait de bonnes raisons de se soustraire aux tâches ménagères. À une partie, à tout le moins. Devant partir très tôt le matin, elle se lèverait avant tout le monde et quitterait le domicile avant que quiconque mette le pied en bas du lit. Sans bruit, elle ferait disparaître les traces de son petit-déjeuner et dresserait le couvert pour les autres. Pour atténuer ce sentiment de culpabilité qui la tenaillait quotidiennement. Par contre, elle savait qu’en après-midi, elle reprendrait le collier et accomplirait certains travaux domestiques.
Comme les matins précédents, la belle-mère de Bourguignon s’achemina à son travail à une heure où le quartier s’étirait en bâillant après une nuit marquée par un sommeil de banlieusard. M. Sabourin, patron du dépanneur, l’attendait à la porte.
— Vous m’aviez donné la clef, monsieur Sabourin.
— J’avais hâte de commencer ma journée.
— D’habitude, vous n’arrivez qu’en fin d’avant-midi pour prendre la relève de Mme Sabourin.
— Vous savez, les habitudes, ça se change…
Elphège Sabourin était un homme du même âge que sa nouvelle employée. Légèrement bedonnant, l’homme aux tempes grises mettait en évidence un énorme pif surmonté d’une paire de lunettes, ce qui lui conférait un visage de grand-père sympathique. Son épouse ayant décidé d’abandonner son travail au commerce, Sabourin avait placé une affiche Personnel demandé pour la remplacer. Plusieurs candidates s’étaient alors présentées en déposant leur CV, mais celui de Madeleine Beauséjour s’était retrouvé sur le dessus de la pile, comme par enchantement. Le fait est qu’Elphège Sabourin avait décelé en elle une femme débrouillarde et hautement désirable.
Ne voulant rien laisser au hasard, le commerçant expliqua en long et en large à Mme Beauséjour la vente et la gestion des différentes sortes de billets de loterie et le fonctionnement de la valideuse. Lors des premiers jours d’entraînement, c’est Mme Sabourin elle-même qui s’était occupée de tout ce qui ne concernait pas la loterie parce qu’elle n’en avait pas la patience. « Tu lui montreras toi-même ! » avait-elle dit à son mari, la veille de son départ du dépanneur.
Sabourin se tenait proche de son employée, lui expliquant avec force détails les indispensables rudiments de ce lucratif commerce de billets de l’État. Madeleine Beauséjour eut tôt fait de le trouver collant, mais ne dédaignait pas ses manières courtoises et l’attention qu’il lui portait. Lorsqu’un client se présentait, il se rangeait avec respect d’un pas, affichant un sourire confiant, laissant son élève se débrouiller, prêt à intervenir au besoin. Le client parti, Sabourin se rapprochait de son élève, heureux de rajouter des informations secondaires inutiles.
Au terme de quelques journées de travail, Mme Beauséjour, qui avait remarqué qu’elle produisait un effet non négligeable sur sa tache de graisse, se rendit chez la coiffeuse pour changer la teinte de ses cheveux. Or, le jour même, au souper, Beauséjour manifesta une pointe de contrariété en désapprouvant la remarque de sa fille :
— Cette couleur vous va à merveille, maman ! commenta Florence.
— Ta mère se sent rajeunir, tout d’un coup. Allez donc savoir pourquoi ! insinua Beauséjour.
Manuel avait pressenti un certain malaise en voyant la tête rousse de sa belle-mère s’incliner. D’ailleurs, il devait en être question plus officiellement dans la chambre conjugale.
Devant se lever à quatre heures trente afin d’être à temps pour l’ouverture du dépanneur, Madeleine Beauséjour s’était retirée dans sa chambre pour la nuit. Cependant, son mari ne l’entendait pas ainsi et refusait d’attendre pour s’entretenir avec elle de ce qui le rongeait intérieurement. Il entra alors que madame étendait avec ostentation son déshabillé sur le fauteuil avant de se mettre au lit.
— C’est qui, ton patron, au juste ? interrogea Beauséjour, la lèvre inférieure frémissante de jalousie.
— C’est un gentil monsieur dans nos âges, Fernand. Donc, rien de dangereux…
— Ces vieux vicieux sont les pires, si tu veux le savoir !
— Tu te traites de vieux vicieux, Fernand ? Si ça peut te rassurer, il m’a déjà accordé une hausse de salaire et fait une demande en mariage, blagua-t-elle.
— Tu lui as exposé notre situation financière et il t’a prise en pitié, je suppose ?
— C’est à peu près ça, Fernand.
— Dis donc, Madeleine, tu te payes ma tête. Tu me prends pour un borgne ou quoi ?
— Tu le sais, Fernand, on a presque rien. Florence nous garde par charité. J’aimerais qu’on en sorte, qu’on arrête de vivre aux crochets de notre fille.
— Voyons donc ! Tu penses vraiment qu’à travailler six matinées par semaine au salaire minimum, on va se payer une nouvelle maison, puis ficher le camp d’ici ?
— Je me demande lequel des deux est le plus réaliste, Fernand ? Depuis le temps qu’on campe ici, je t’ai pas vu lever le petit doigt pour m’aider. J’ai jamais réclamé que tu te trouves un emploi comme je l’ai fait. Seulement un peu d’aide. Maintenant que je travaille, j’ai besoin que tu me donnes un coup de main. Si au moins tu te ramassais. Tu es rendu aussi pire que Charlot, ma foi.
— Ah ! Parle-moi pas de ce chenapan. Sais-tu ce que j’ai lu dans le journal d’aujourd’hui ?
— Non.
— Figure-toi donc que Rosaire Poitras a obtenu gain de cause contre la police. Le juge a conclu que Poitras a été brutalisé parce qu’il portait des marques au visage alors que c’est lui-même qui s’est infligé des blessures en se cachant dans une haie. Il a seulement été accusé de violation de propriété privée et s’en est tiré avec quelques heures de travaux communautaires. Le résultat, c’est que la crapule va reprendre ses activités, et Charlot est convaincu que le père de Félix n’est pas un malfaiteur ! T’as pas vu sa mine victorieuse au souper ?
— C’est donc ça. Dans ce cas, on n’a pas fini d’avoir du trouble avec cet enfant-là ! Bon, il faut que je me couche, j’ai un boulot, moi…
Sur ces paroles blessantes, Madeleine Beauséjour tira sur elle la couverture et tourna le dos à son mari, qui sortit de la chambre en serrant les dents.
* * *
Un samedi après-midi de la fin d’octobre, Manuel téléphona à Yann pour lui proposer une promenade en side-car. Il fallait profiter des belles fins de semaine d’automne avant de s’encabaner pour l’hiver. Bourguignon continuait son bénévolat auprès de Yann, sa visite hebdomadaire se traduisant par des échanges brefs, mais salutaires pour le bénéficiaire. Souvent, Lamontagne remettait une liste de courses que son bon Samaritain s’empressait d’effectuer. Il prenait des nouvelles de son fils, qui espaçait ses visites à l’appartement, et il avait décliné l’invitation des joueurs pour assurer le rôle d’entraîneur au hockey.
Lamontagne épaississait. Gravement. À tel point qu’il se sentait à l’étroit dans sa chaise d’impotent. Selon Bourguignon, il avait réduit de beaucoup sa consommation de drogue, mais, en revanche, avait jeté son dévolu sur la bière et la pitance qu’il se préparait d’ailleurs sans trop de savoir-faire.
— Aujourd’hui, tu viens souper chez nous pour ta fête. Florence veut que je te ramène après notre promenade. On passera par l’appart pour laisser ton side-car et prendre ta chaise. C’est un souper en famille.
— Si j’accepte, c’est parce que j’ai besoin de changer d’air.
— Ça va faire plaisir à Florence, tu sais.
— Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à Florence ?
— Elle parle souvent de toi. Elle te…
— Elle me prend en pitié… Je le sais.
— C’est pas ce que je voulais dire…
— C’est ça quand même. J’suis paralysé, pas innocent !
Le side-car emprunta des routes de campagne et conduisit les deux hommes dans le décor automnal de Saint-Hilaire. De part et d’autre, en bordure de la route, des passants stationnaient leur voiture ou repartaient les bras pleins de sacs de pommes ou de quelque produit du terroir. Les pommiers surchargés de fruits rouges incitèrent Lamontagne à faire une halte. Une fois les stands des pomiculteurs passés, il fit signe à Bourguignon de s’immobiliser aux abords d’un verger. Le véhicule s’avança dans l’herbe longue et s’arrêta sous une branche qui ployait sous le poids des fruits. Manuel coupa l’alimentation du moteur. Yann étira le bras et secoua vigoureusement la branche. Une douzaine de pommes tombèrent dans le panier du side-car dont quelques-unes sur le casque du motard, ce qui fit éclater Lamontagne d’un rire d’enfant satisfait. Il en saisit une au fond du panier, enleva son casque et croqua sans gêne. Le jus du fruit inonda sa bouche et dégoulina dans sa barbe abondante.
— Avoir su, Lamontagne, je ne me serais jamais arrêté. Si tu me l’avais dit à l’avance, on en aurait acheté à un stand.
— Les pommes sont à tout le monde, c’est un cadeau du ciel !
La réaction de Lamontagne traduisait une conscience large qui plaisait à son fils, mais en même temps, l’occasion lui accordait un des rares moments de grâce que sa vie d’être diminué lui permettait.
Florence se languissait de Lamontagne. Il lui semblait qu’il l’appelait à l’aide et elle s’en voulait de réprimer cette envie de le revoir. Il n’y avait que Guylaine qui connaissait le fond de sa pensée à son sujet. « C’est une drôle d’histoire d’amour que tu vis en secret, Flo, lui avait-elle dit. Tu trouves pas que tu te compliques la vie ? Un gars qui m’aurait laissée pour une autre ne mériterait pas que je m’en occupe. Surtout dans son état… »
Lorsqu’il apparut en fauteuil roulant devant la porte de sa maison, Florence voulut se précipiter pour l’accueillir, mais elle refréna son élan. Elle acheva les derniers préparatifs du repas, le saluant avec un sourire qu’il lui rendit.
— Qu’est-ce que t’as dans les mains, Yann ?
— Un sac de pommes, Flo. Je les ai cueillies avec amour.
Manuel et sa conjointe échangèrent un regard qui laissa planer un doute sur la provenance des fruits.
— Comme je te connais, je gage que ce sont des pommes volées, coquin.
— Pas le moins du monde, Flo. Elles sont tombées du ciel tout droit dans mon panier. Je te jure que j’en ai cueilli aucune…
Lamontagne fit un clin d’œil à Bourguignon afin qu’il taise la vérité.
Florence avait rejoint sa mère dans la salle à manger. Celle-ci ne voyait pas l’intérêt d’inviter l’ancien conjoint de sa fille. « Ça se fait pas, lui avait-elle fait remarquer. Vous êtes séparés, après tout ! » Florence avait rétorqué que Man avait tout orchestré, qu’elle n’y était pour rien. Mais, au fond, c’est elle qui avait amorcé la chose puisqu’elle avait habilement glissé l’idée lors d’un repas.
La plus belle vaisselle ornait la table de la salle à manger. Florence n’en finissait plus de tournailler autour pour replacer les couverts et les ustensiles et pour défaire les plis de la nappe de lin pendant que Mme Beauséjour apportait les plats.
— On dirait que tu reçois un grand homme dans ta maison. Reviens-en, Florence.
— Vous ne pouvez pas comprendre, maman. J’ai beaucoup aimé le père de Charlot.
— Tu parles au passé comme si c’était fini entre vous deux. Je suis persuadée que tu conjugues l’amour au présent. Non mais, je saisis vraiment mal comment tu peux rester accrochée à un homme qui t’a plaquée pour une autre !
— Bon, si ça vous fait rien, maman, changez de sujet. Yann est là, c’est son anniversaire et j’ai l’intention de le recevoir comme du monde.
À un bout de la table, le fauteuil roulant occupait presque tout l’espace. En face de lui, Manuel. D’un côté de la table, Mélodie encadrée des grands-parents et, de l’autre, Florence et Charlot, assis près de son père.
— Comme ça, madame Beauséjour, vous travaillez au dépanneur ? s’informa Lamontagne, avec une pointe d’ironie.
— Tu ignores pas, Yann, que nous avons fait mauvaise fortune et que nous sommes devant rien. Financièrement, je veux dire. Manuel a dû te raconter…
— Pas vraiment…
Mme Beauséjour expliqua ce qui s’était produit pour qu’ils en soient rendus, elle et son mari, à dépendre de leur fille et à loger dans le sous-sol. Lamontagne écoutait avec un plaisir souverain son ex-belle-mère raconter les déboires financiers de son mari. Maintes fois, elle avait reproché aux autres de ne pas économiser, de jeter le peu d’argent qu’ils gagnaient par les fenêtres.
Tout le temps que sa femme parlait, Beauséjour avait le nez dans l’assiette que Florence venait de lui servir. Il n’était pas d’humeur à se faire humilier, ni par rapport à sa situation financière peu enviable ni au sujet de sa cohabitation forcée avec son gendre et sa fille.
Charlemagne écoutait d’une oreille distraite, pignochant quelque morceau de bœuf qu’il grignotait après sa fourchette, du bout des dents.
— Mange, Charlot, si tu veux grandir et devenir un homme, lança sa mère.
— Comme papa, je suppose ! enchaîna Charlemagne.
Spontanément, Charlot repoussa sa chaise, monta l’escalier et s’enferma dans sa chambre. Bourguignon eut le réflexe de se lever et d’aller le chercher, mais réprima son mouvement, connaissant son peu d’ascendant sur lui. C’est Mélodie qui alla le rejoindre à sa chambre. Quinze minutes plus tard, Charlot, suivi de Mélodie, revenait à table, une carte à la main. Il se posta à côté de son père et lui tendit un carton de bricolage froissé qu’il avait plié en deux et sur lequel il avait écrit de travers, en violet, au crayon-feutre et en lettres capitales : BONNE FÊTE PAPA. Le visage de Lamontagne s’illumina et il sourit à son fils :
— Tu vas me lire ce que tu as écrit maintenant à l’intérieur, mon homme.
Charlemagne ouvrit la précieuse carte. À gauche, un texte rédigé en grosses lettres cursives et à droite, on devinait un joueur de hockey dessiné et colorié. Il lut d’une voix faible en butant sur chaque syllabe les lignes qu’il avait composées. Tout le monde à table savait que Yann était analphabète, mais tous eurent la gentillesse de s’abstenir d’émettre des commentaires désobligeants. Lamontagne paraissait vraiment fier de son enfant. Malgré son peu d’intérêt pour la chose scolaire, son fils ferait mieux que lui. Comme si cela en était trop, Charlot voulut s’esquiver et se retirer de nouveau dans sa chambre. Les adultes continuèrent à deviser entre eux sur ses bons résultats.
— Charlot est capable, vous savez, renchérit sa mère.
— Le problème, c’est que ça dure pas, coupa Mme Beauséjour, en regardant du côté de Mélodie.
Elle poursuivit :
— Mélodie, elle, est d’une constance…
— Maman ! je vous interdis de parler de la sorte à propos de mon garçon.
— Bon ! Calme-toi, Florence. Toi-même, tu n’étais pas particulièrement portée sur les études quand tu étais jeune. J’avais jamais hâte de recevoir ton bulletin. Ton frère était beaucoup plus studieux. Enfin ! On est comme on est…
Offusquée, Florence se leva en desservant la table et s’isola dans la cuisine. Madeleine Beauséjour ramassa quelques assiettes et ustensiles qu’elle apporta près de l’évier. Pendant qu’elle les rinçait, Florence, l’air rageur, disposait des chandelles sur le gâteau.
— Vous auriez pu vous abstenir, maman. Ce que vous pouvez être assommante, des fois !
— Il y a des choses qui doivent parfois être dites, ma fille ! rétorqua-t-elle platement.
— Si vous désirez vous rendre utile, finissez donc de desservir la table pendant que j’achève avec le gâteau.
Comme si elle donnait un peu raison à sa fille, Mme Beauséjour obtempéra. C’est Yann qui va être content : du gâteau aux noix, pensa Florence.
Madeleine Beauséjour revint une autre fois à la cuisine, les mains pleines de vaisselle sale.
— Asteure, éteignez donc les lumières, s’il vous plaît, supplia Florence en allumant la dernière chandelle.
Mme Beauséjour mit la main sur l’interrupteur. Toute la pièce plongée dans la pénombre, on entonna le traditionnel Bonne fête et Florence s’avança vers Yann avec le gâteau qu’elle déposa devant lui. Beauséjour et sa femme demeurèrent de marbre pendant que les autres se réjouissaient avec le jubilaire. S’appuyant sur les bras de son fauteuil roulant, le tronc légèrement fléchi, Yann souffla vers les chandelles et les éteignit jusqu’à la dernière en balayant de son souffle puissant les flammes vacillantes.
— Vous êtes très gentils avec moi, avoua Lamontagne, les yeux au bord des larmes.
Spontanément, Mélodie se précipita vers Yann pour l’embrasser. De ses petits bras courts et de ses petites mains frêles, elle lui enserra le cou et l’étreignit tendrement. Florence trouva le geste tellement charmant qu’elle en fit autant. Un autre geste déplacé, songea Mme Beauséjour. Si ça a du bon sens ! Son ancien chum !
En soirée, Manuel avait reconduit Yann à son logis. Une fois revenu, Florence veilla à coucher les enfants et s’occupa de la vaisselle pendant que les hommes regagnèrent chacun leurs quartiers au sous-sol : Beauséjour s’était cloîtré dans sa chambre tandis que Bourguignon s’installa devant son ordinateur, pour tenter de compléter un chapitre de L’alarme du crime qui lui avait donné pas mal de fil à retordre. D’ailleurs, il travaillait le plus assidûment possible à son nouveau polar en espérant qu’il tombe bientôt sous le charme d’un éditeur.
— Je vous remercie beaucoup pour votre aide, maman.
— Tu dois être contente, tu as pu voir ton Yann adoré !
— Ah ! ce que vous pouvez être méchante, des fois ! rétorqua Florence, avec humeur. Je me demande sincèrement si vous êtes capable de compassion !
— Ton Yann narcissique qui se complaisait dans sa beauté et s’exhibait le corps à qui voulait le voir est maintenant réduit à sa plus simple expression. C’est incroyable ce que la vie…
— Taisez-vous, je vous en prie ! Vous reprenez un peu trop du poil de la bête. Vous êtes fanfaronne et vous vous croyez au-dessus de tout. Vous… qu’on a récupérée avec quelques restants pour vous héberger sous notre toit. Dans notre chaumière, comme vous le dites ! Vous qui avez été mise à la porte de chez mon frère, arrangez-vous surtout pas pour vous retrouver avec vos rares guenilles à quêter votre pitance dans la rue. C’est pas avec votre job au salaire minimum et à temps partiel que vous pouvez vous permettre de péter plus haut que le trou ! Je m’excuse de vous le dire, mais depuis que vous avez dégoté un emploi, malgré votre âge, disons-le, vous dégagez un peu trop d’assurance et ça m’énerve au plus haut point.
— Je t’interdis de me parler comme ça, ma fille ! Tu me dois respect. Je suis encore ta mère, tu sais. Je ne tolérerai pas qu’on s’adresse à moi sur ce ton. À part ça, on a encore rien dit de ton missionnaire, qui se dévoue comme si Yann était son meilleur ami.
— Parlons-en, des amis ! Maintenant que vous avez glissé au bas de l’échelle sociale, même en dessous du rang d’une livreuse de publi-sacs, vous êtes bien mal placée pour aller jouer la pimbêche avec vos anciennes péteuses, Fleurette et Pierrette, entre autres.
Mme Beauséjour dénoua son tablier, le lança rageusement sur le dossier d’une chaise et rejoignit son mari au sous-sol. Beauséjour s’était déjà mis au lit et feignait de dormir comme un loir alors que son esprit vagabondait sur ses problèmes. Sa femme aurait souhaité lui faire la conversation. Elle lui adressa la parole, observa un léger frémissement de son corps. Puis l’homme grogna quelques paroles indistinctes en se retournant sur son flanc.