Chapitre 3

Florence venait de se remettre du rapt de son fils, dont elle avait beaucoup parlé à l’hôpital. Dans le département, tout le monde, à commencer par Guylaine, avait éprouvé de la pitié pour Florence, partageant ses émois et la mettant en garde contre d’autres imprévisibles crises de paternité du père. Ce qui fut de nature à ne pas la rassurer. Même la minuscule Vietnamienne garde Fu, habituellement inébranlable, s’était prise de frayeur. Quant à Mme Bellehumeur, l’événement ne fit qu’augmenter son inquiétude et attisa chez elle la crainte d’une récidive à l’appartement de Florence pendant qu’elle avait la charge de Charlemagne. Mais il se produisit un remarquable incident qui détourna son attention du petit et la porta sur un des locataires véreux de l’établissement.

Edgar Claveau avait finalement choisi de déserter son logis rue Bourbonnière, pour emménager chez son contralto. Il devait remettre un dernier chèque à la concierge. Mais il ne voulait pas quitter les lieux sans laisser de traces pour se venger du fâcheux départ de Mlle Lizotte. Il n’avait pas encore digéré la pétition des incultes locataires qui, selon lui, s’étaient ligués pour faire taire une des plus belles voix contemporaines. Cette grave insulte à la culture avait chassé de son logement une diva que le public averti réclamerait dans les plus grandes salles du monde. Mlle Lizotte, qui lui avait fait l’insigne honneur d’habiter chez lui, soupirait à présent dans une exaspérante expectative afin qu’il la rejoigne au plus tôt dans son loft.

Or, Claveau connaissait la hantise et le profond dégoût de la concierge pour la malpropreté et souhaitait, du même coup, démontrer son mécontentement à tous les résidants de la bâtisse. Pour exécuter son plan, l’artiste demanda à un de ses amis gambistes qui habitait les combles d’un vieil immeuble près de la place Jacques-Cartier, véritable cloaque préservé de la démolition, de lui rassembler quelques spécimens de la colonie de coquerelles qui cohabitaient dans son réduit. Pour ajouter à l’horreur, il s’amena dans une animalerie, rue Sainte-Catherine, pour se procurer trois inoffensives souris blanches.

Le jour où les locataires, avec qui il avait complètement cessé de fraterniser depuis la déplorable pétition, se rendaient au logis de la concierge pour lui remettre leur chèque, il frappa à sa porte, arsenal en main. Son passage à l’appartement de Marie-Jeanne Bellehumeur fut bref, mais d’une incroyable efficacité.

D’abord, Claveau entra dans le logement et demeura sur le seuil de la porte, sous l’expresse recommandation de Mme Bellehumeur. Il lui remit son chèque et attendit que la concierge retourne dans sa cuisine pour lui rédiger un reçu, comme d’habitude. Pendant ce temps, le claveciniste aux doigts agiles et velus dévissa malicieusement le couvercle de son pot et libéra les individus, qui s’empressèrent de prendre le chemin des interstices du plancher lamellé du logis. Sur ces entrefaites, le téléphone résonna et la concierge s’excusa auprès de lui pour le délai, ce qui lui laissa le temps de déposer une petite boîte métallique dans laquelle s’entassaient les trois adorables souris dans le tiroir du guéridon de l’entrée. Advenant l’échec d’une telle stratégie, les petits rongeurs échoueraient au propret sous-sol jusqu’à maintenant exempt de vermine.

Dès le lendemain, Marie-Jeanne Bellehumeur devint exsangue lorsqu’elle réalisa qu’elle aussi, comme ceux qui habitaient un quartier pouilleux, malgré sa précautionneuse obsession d’excessive propreté, était envahie par d’indésirables et répugnantes créatures divines. Pour compliquer la situation, elle devait garder Charlemagne qui n’allait pas au Jardin d’Aurélie ce jour-là. Comme à l’accoutumée, elle se rendit au 21 et, une fois Florence partie, appela chez Razzia inc. pour faire exterminer les locataires interdits de séjour. On lui promit un service impeccable, mais elle devrait prendre son mal en patience encore deux jours parce que, semblait-il, la liste était longue et elle n’était pas la seule citoyenne de Montréal que les blattes affectionnaient. Toute la journée, elle s’interrogea sur la cause du problème et surveilla pour déceler la présence de l’envahisseur et en écraser une avec son balai. Les deux nuits suivantes, la concierge rêva que son lit était envahi par des insectes aux longues pattes poilues alors qu’ils avaient effectivement déjà repéré la cuisine et constaté que la nourriture enfermée dans des contenants scellés était inaccessible. Puis la faune grouillante s’était réfugiée chez d’autres locataires moins zélés et avait même commencé à proliférer.

Le jour de l’extermination, Razzia inc. avait décidé de procéder à un épandage d’insecticides le long des murs, dans les armoires de cuisine, plutôt que par fumigation, parce que la bronchitique concierge craignait une rechute. Sans en dévoiler la cause à Florence, mamie Bellehumeur s’offrit pour garder Charlemagne, le temps que le produit agisse dans son appartement poudré au poison.

Toute la journée, Charlot fut intenable. Il ressentait une nervosité grandissante chez l’intendante, qui ne laissait rien passer. Le fait est que plus le fils Lamontagne fréquentait la garderie, plus il devenait allergique au contact de Mme Bellehumeur, dont l’irritabilité s’accentuait avec la fin de l’après-midi. Il était temps que Florence arrive de son travail parce que Marie-Jeanne Bellehumeur avait déclaré forfait. Lorsque l’infirmière ouvrit la porte de l’appartement, elle retrouva une gouvernante affaissée, les jambes gonflées par ses souffrantes varices, épousant la forme d’un fauteuil mou.

Lorsque la gouvernante ouvrit la porte pour réintégrer son logis, une odeur pestilentielle excita ses muqueuses nasales et, se pinçant le nez, elle referma aussitôt et frappa à la porte du 21.

Vous ! Qu’y a-t-il pour que vous soyez dans cet état ? Mais entrez, voyons.

Je suis obligée de vous raconter ce qui se passe chez moi, Florence.

Prenez le temps de vous asseoir.

Charlemagne, déjà excédé de l’outrancière présence de la nounou, s’installa devant le téléviseur en montant le volume, pour couvrir les paroles de sa mère et de sa gardienne.

Baisse le son, je t’en prie, mon amour. Maman parle avec mamie Marie-Jeanne.

Charlot prit la télécommande et haussa le son d’un cran. Florence ne réagit pas, mais la gardienne sur les épines n’osa intervenir, car elle s’apprêtait à chercher asile pour la nuit, le temps que l’odeur du produit se dissipe.

Vous, une femme si propre, Marie-Jeanne. Comment est-ce possible ?

Il y a des bibittes chez mamie ? s’informa Charlemagne, qui avait saisi quelques bribes de la conversation.

Oui, mon trésor. Marie-Jeanne devra passer la nuit ici. Mais demain, il n’y aura plus de bibittes parce qu’un gros monsieur est venu ce matin leur donner du poison à manger.

Florence s’interrompit quelques secondes.

Tant qu’à faire, madame Bellehumeur, j’aurais une faveur à vous demander.

Laquelle ? s’empressa de réagir la concierge pour se montrer serviable.

J’aurais une petite sortie à faire ce soir.

Tu aimerais que je m’occupe de Charlot ?

Si ce n’est pas trop ambitionner sur vous…

Tu sais bien, Florence, que ça me fait plaisir. Laisse-moi le temps d’aller me chercher des habits de nuit et je reviens.

D’accord ! J’ai justement un appel à faire.

Moins de trois minutes plus tard, Marie-Jeanne Bellehumeur revenait, vêtements sur le bras, le faciès tombant et prenant de grandes respirations. Florence quitta l’appartement. Une heure après, alors que Charlot prenait son bain sous l’œil exaspéré de la gouvernante, on frappa à la porte du 21.

Madame Bellehumeur, larmoya Edgar Claveau, je ne pensais pas vous trouver ici. Je venais simplement m’enquérir d’une chose auprès de Mme Beauséjour.

Puis-je vous aider ?

Vous me mettez un peu mal à l’aise, madame la concierge, mais aussi bien vous l’annoncer…

De quoi s’agit-il, mon brave ? rétorqua la gardienne, s’énervant devant les manières un peu cérémonieuses du claveciniste.

Eh bien ! Je venais demander à Mme Beauséjour si…

Si quoi ? Accouchez, bon sang !

Si madame n’avait pas de blattes dans son intérieur !

De blattes, dites-vous ?

Oui, de blattes ! J’ai d’ailleurs fait le tour de l’immeuble et plusieurs locataires se plaignent de leur présence.

Vous voulez dire des coquerelles ?

Des blattes, des coquerelles, des cafards, etc.

Pas que je sache… et vous ?

Moi, oui…

Ah bon !

Qu’allons-nous faire ?

Dès demain, je demanderai un exterminateur et on va régler ça à la source. Bonne soirée !

Atterrée, Marie-Jeanne Bellehumeur retourna à la salle de bains, où un curieux clapotement de vagues l’intrigua.

Ah non ! Charlot ! De l’eau à la grandeur sur le plancher. Qui c’est qui va éponger ça ? demanda la nounou, observant la bouteille de bain moussant vide de son contenu et des bulles… et des bulles…

C’est toi, nounou Marie-Jeanne, répondit Charlemagne en riant de sa voix d’enfant railleur.

Toé, mon p’tit verrat ! Sors de là !

L’intendante agrippa Charlot par un bras, l’enroba rageusement dans une serviette, le souleva et le déposa sur la moquette de la chambre.

Essuie-toé, viarge, pis au litte !

Après un grand ménage de la salle de bains, la gardienne, complètement vannée, ressentit un grand calme l’envahir. À pas de félin, elle s’avança vers la chambre et regarda sur le lit : le petit dormait. Elle sortit des couvertures du placard de la chambre, qu’elle étendit sur le canapé du salon pour dormir.

* * *

Le lendemain matin, courbaturée, la concierge rassembla ses forces et déjeuna avec Florence et Charlot. L’infirmière narra sa sortie avec un certain Manuel Bourguignon, Français d’origine, un enseignant au teint crayeux qu’elle avait croisé au gymnase et qui semblait la transporter de joie. Quant à Charlemagne, il passerait la journée au Jardin, au grand soulagement de Mme Bellehumeur qui, du 21, devait rappeler l’exterminateur pour le questionner sur la senteur de son produit et discuter de la possibilité de procéder à la fumigation de tous les appartements de l’immeuble, en insistant sur le fait que la situation revêtait un caractère d’urgence.

L’exterminateur de Razzia inc., un homme dans la soixantaine au nez épaté aussi large que sa bouche lippue, se présenta à la concierge, ses vêtements de la veille sur le dos. Il attendait de pied ferme dans l’entrée de l’immeuble.

Quelle sorte de cochonnerie avez-vous répandue dans mon logis ? admonesta la concierge.

Je vous suis, madame, se plia l’employé de Razzia. Allons voir !

Lorsque l’homme au nez épaté pénétra dans l’appartement, une odeur encore plus forte assaillit ses narines.

Je vous le disais ! sermonna Mme Bellehumeur.

Les mains gantées, calmement, l’exterminateur ouvrit le tiroir du guéridon. Du bout des doigts formant pincette, avec la précision et l’assurance du chirurgien, il ouvrit ensuite la petite boîte métallique dans laquelle reposaient les cadavres de trois souriceaux.

Voilà la provenance de l’odeur dont vous parliez, madame. Mon produit est presque inodore. Mettez-vous à quatre pattes et sentez.

Ce ne sera pas nécessaire, monsieur. Auriez-vous l’obligeance de me débarrasser de ces infectes bestioles ?

La demande de Mme la concierge, qui, par le ton et l’œil incisifs, ressemblait plutôt à un ordre péremptoire, fut aussitôt exaucée. Dès lors, des soupçons se logèrent dans son esprit tourmenté et se portèrent sur la personne du claveciniste, qui aurait eu l’infâme audace de poser un tel geste disgracieux et déshonorant. Elle en était sûre. Claveau ne s’en tirerait pas. Parole de Marie-Jeanne !

Chacun des appartements de l’immeuble bénéficia de la fumée insecticide durant la même journée sans même que les locataires en soient avisés, tous absents sauf Edgar Claveau. Il fallait au plus tôt éradiquer cette plaie galopante qui s’était déjà trop répandue dans le salubre immeuble. Pour chacun des appartements visités, la concierge, un masque lui couvrant la bouche et le nez, patientait dans le passage, attendant que l’homme habillé d’une combinaison loufoque et muni d’une sorte de pistolet effectue son travail et laisse la place dans un état lugubre de désolation.

Marie-Jeanne Bellehumeur fonça tout droit vers le 23, le seul appartement qui n’avait pas été soumis au traitement. De son poing serré, elle cogna avec insistance jusqu’à ce que le claveciniste, répétant le deuxième mouvement d’une sonate de Rameau, daigne lui ouvrir.

VOUS ! fulmina-t-elle, montrant la porte de sortie de l’immeuble. Cette fois, je vais me passer de pétition pour vous expulser. Sortez de votre terrier, qu’on nettoie chez vous. Ensuite, je vous donne vingt-quatre heures pour déguerpir. Demandez à Mlle Lizotte ou, à la rigueur, à n’importe quel pouilleux de vous prendre en pension, mais arrangez-vous pour qu’on ne vous revoie plus !

Le soir même, Florence, Charlemagne et Mme Bellehumeur s’entassèrent chez matante Guylaine, dans son minuscule deux et demi.