Chapitre 4

 

 

 

Ce matin, l’air était doux. Un peu de fumée laissait des traces dans la blancheur de l’horizon. C’était le moment où les potiers et les boulangers allumaient les fours.

Vue de loin, Fès ressemblait à un grand bol blanc couvrant d’autres bols. Fès subjuguait tous ceux qui la découvraient pour la première fois. Les toits et terrasses communiquaient entre eux et dessinaient en s’enchevêtrant une arabesque qui entraînait la rêverie des visiteurs venus des contrées les plus lointaines. Elle avait son odeur, sa fragrance propre, un effluve indéfinissable portant la mémoire de tous les parfums déversés sur son sol depuis l’an 808, date de sa fondation par Moulay Idriss Ier, descendant direct du prophète Mohammad.

L’esprit de la ville s’étendait au-delà de ses frontières. Fès rayonnait et faisait entendre sa musique dans tout le pays. C’en était presque gênant pour les habitants des villes avoisinantes. Fès était le tombeau du Temps, la source enchantée de l’Esprit, le refuge des repentis et le divan des poètes qui tissaient de leurs vers les ruelles sombres et étroites. C’était aussi le centre du commerce, de l’échange, de l’arbitrage et de toutes les enchères pour l’or et la soie. Chaque chose était à sa place. C’était cela le secret de cette cité. Aux juifs, l’or, les fils d’or, les matelas remplis de laine brute. Ils avaient leur quartier, le Mellah, au seuil de la médina. Un peu de condescendance de la part des Fassis musulmans, mais pas de rejet et encore moins de violence. Pas de mariage mixte non plus. Toute la ville se souvient de l’épisode qui avait failli ruiner la coexistence des deux communautés, lorsque Mourad, le fils du professeur de théologie Laraki, voulut se marier avec Sarah, la fille du rabbin. Le scandale avait fait beaucoup de bruit. Les deux amoureux durent s’exiler en terre étrangère, en France ou en Belgique. La consigne avait été donnée des deux côtés d’oublier ces deux enfants que la folie avait égarés. On faisait comme s’ils n’avaient jamais existé. Curieusement cet épisode avait rapproché les deux familles en créant des liens. Les mères se voyaient en cachette dans l’espoir d’obtenir quelque information sur leurs enfants. Le temps ayant passé, Mourad et Sarah débarquèrent un jour sans prévenir avec un bébé dans les bras. Ce fut cette naissance qui réconcilia les enfants avec leur famille respective. Mais au fond, il restait un sentiment de regret qui s’exprimait par des soupirs ou des regards désapprobateurs.

À chaque artisanat son quartier. La ville était organisée de façon rationnelle et pratique. Ainsi, Amir avait son magasin dans le Diwane réservé aux épices. Les marchands de tissus étaient de l’autre côté de la rue. Plus loin, les vendeurs de fruits secs étaient rassemblés autour d’une cour peuplée d’une multitude d’oiseaux.

Malgré une certaine inquiétude, Amir avait hâte d’arriver chez lui, de distribuer les cadeaux destinés à Lalla Fatma et aux trois enfants. Le cadeau pour son épouse devait être à la mesure du choc qu’elle allait probablement subir. Il lui avait acheté, à la kissaria des bijoutiers de Casablanca, des bracelets en or très fins. Il savait qu’elle en rêvait, car les siens étaient démodés. Il était néanmoins conscient que le cadeau n’empêcherait rien. Il y aurait conflit, crise et incompatibilité, des cris et des pleurs, des moments de tension et puis tout rentrerait dans l’ordre.

Il se rendit compte qu’il n’avait pas sur lui les clés de la massrya où il voulait loger Nabou pour les quelques prochains jours. Il tourna la tête vers elle et l’observa à son insu. Son visage ne laissait transparaître aucun sentiment. Il avait constaté dès son premier voyage au Sénégal que les visages des Africains n’étaient pas faciles à déchiffrer, sans doute une question d’habitude ou de physionomie qui lui échappait. Karim serrait la machine à écrire contre sa poitrine. Amir se dit qu’il demanderait au chauffeur de forcer la serrure de la porte.

Ils entrèrent à Fès en milieu d’après-midi. Le camion les déposa place Batha, non loin d’une entrée secondaire de la maison qui conduisait directement à la massrya. Ils durent passer par des rues étroites, non asphaltées, comme Ziate et Arssa andaloussia. Le chauffeur donna un coup d’épaule dans la porte qui s’ouvrit. Il faisait beau, les arbres étaient en fleur. Dans la massrya, tout était en ordre. On aurait dit que quelqu’un l’avait préparée. Nabou fut installée, Amir lui remit un panier de provisions, lui demanda de ne pas sortir et de n’ouvrir à personne. Il n’y avait pas de courant. Il fallait le rétablir. Fatiguée par le voyage, Nabou tombait de sommeil. Elle se mit au lit et s’endormit immédiatement. Amir était fasciné par sa capacité à plonger aussi facilement dans le sommeil. Elle dormait, un léger sourire sur les lèvres, ses grands yeux légèrement ouverts. Le graisseur porta les valises de Karim et d’Amir jusqu’à la porte principale de la maison. Lalla Fatma avait posté une domestique sur la terrasse pour qu’elle la prévienne dès qu’elle verrait son maître s’approcher. La veille, un messager était venu lui dire qu’il n’allait pas tarder à entrer dans la ville. Amir et son fils entendirent des youyous de bienvenue, sentirent le parfum du paradis. Karim fit une grimace, il n’aimait pas cet encens qu’on utilisait aussi bien les jours de fête que les jours de funérailles. Mais aujourd’hui c’était la fête. Lalla Fatma était belle dans son caftan brodé de fils d’or. À peine maquillée, elle attendait avec sérénité et grâce son mari parti voici plus de deux mois. Karim lui baisa les mains et se blottit dans ses bras. Il lui montra la machine à écrire. Elle s’approcha de son mari, prit sa main droite et la baisa. C’était la tradition. Il lui mit la main sur la tête comme s’il la bénissait. Elle se pencha vers lui et fit mine de déposer un baiser sur son épaule. Les enfants souhaitèrent la bienvenue à leur père. De loin, Batoule et les domestiques se baissèrent pour exprimer leurs vœux de bonheur. Le dîner était prêt. Lalla Fatma avait invité quelques membres de la famille. C’était le retour du seigneur. Cela méritait une réception. Il y avait la belle-sœur, Saadia, toujours mauvaise et prompte à médire des uns et des autres. D’ailleurs elle ne put retenir une méchanceté :

« Alors les Négresses, les Kahlouchates, toujours aussi noires, enfin plutôt toujours aussi sales, avec leur odeur de transpiration et leur mauvaise haleine ? »

Amir ne répondit pas. Elle continua sur un autre sujet :

« Et Karim, il bégaie toujours autant ? »

À cette parole, Amir se tourna vers elle et exigea qu’elle se taise, sous peine de la mettre lui-même dehors sans ménagement. Le ton était ferme. Il l’avait déjà chassée de chez lui une fois à cause de l’indécence de son comportement. Elle comprit qu’il fallait arrêter et faire profil bas. D’ailleurs Lalla Fatma lui fit signe de se calmer. Quand le mal la possédait, ses yeux viraient au jaune et un peu de salive coulait le long de sa lèvre inférieure marquée par un rictus. Elle était désagréable à regarder. En fait, elle était pathétique, sèche et sans qualité.

Karim ne put s’empêcher d’évoquer Nabou. Il dit avec ses mots :

« Belle, Naaa… bou ! »

Tout le monde se demanda qui était cette Nabou. Amir répondit qu’il s’agissait d’une personne qu’ils avaient rencontrée et se garda bien d’en révéler plus.

L’incident ne fut pas clos. Tard le soir, quand il se retrouva dans le lit avec son épouse, celle-ci lui posa calmement la question :

« Aurais-tu ramené une esclave du Sénégal ? Nous avons déjà deux domestiques, trois avec la cuisinière, elle serait de trop.

— Non, pas une esclave, j’ai fait venir une femme libre. Suivant les préceptes de notre prophète Mohammad, que le salut d’Allah soit sur lui, j’ai contracté un mariage de Mut’a, un mariage de plaisir, avec une jeune femme qui s’appelle Nabou. C’est un joli prénom, tu ne trouves pas ?

— Que dire, mon homme, mon cher homme ? Dieu vous a donné, à vous les hommes, la possibilité d’épouser jusqu’à quatre femmes. Je ne vais pas aller contre la volonté de Dieu. Je pourrais m’énerver, casser des vases, crier au scandale, pleurer et même partir chez mes parents, mais je suis à toi, très attachée à toi, et je ne veux pas te perdre. Je ferai comme toutes les femmes contraintes à vivre avec d’autres épouses. À condition que jamais elle ne me manque de respect. Je suis ta femme légitime, j’ai droit au respect absolu et que personne ne vienne faire des comparaisons entre elle et moi. J’ai ma fierté. Mais je suis bonne musulmane. J’obéis à Dieu et je t’appartiens. Toutes celles qui se sont révoltées ont tout perdu, perdu leur foyer, leurs enfants, leur honneur. Je ne suis pas allée à l’école, mais je connais par cœur quelques versets du Coran et je suis ses préceptes et ses lois. Je vais prier Dieu de nous préserver de cette étrangère et de protéger notre famille. J’espère qu’elle restera une étrangère, n’est-ce pas ? »

Amir était abasourdi par ce discours. On aurait dit qu’elle l’avait préparé depuis longtemps. Elle avait sans doute eu une intuition. Il ne restait plus à Amir qu’à faire venir Nabou à la maison.

Lalla Fatma lui dit avant de se donner à lui :

« J’imagine que tu l’as installée dans la massrya ?

— Oui, tu as tout deviné et tout compris. Je te suis infiniment reconnaissant. Que Dieu te garde et nous donne la santé pour accompagner nos âges. »

C’était une formule qu’on citait quand la santé avait des soucis : « Que Dieu nous donne la santé de notre âge », répéta sa femme après lui.

Face à cette attitude, calme et intelligente, il perdit ses moyens. Impossible d’avoir une érection. Pour la première fois depuis leur union, Lalla Fatma introduisit dans sa bouche le pénis de son mari. Lui non plus n’avait jamais baisé sa vulve. Les femmes entre elles au hammam disaient que c’étaient des pratiques de voyous et de putains. Malgré cela, son sexe restait mou, sans désir, sans plaisir. Elle le garda un moment entre sa main droite, essaya de le réveiller puis abandonna. Il l’embrassa et lui souhaita une bonne nuit. Le lendemain, il n’en revenait pas de l’audace de la veille. Elle allait lui faire une fellation ! Quelle bonne initiative ! Que s’était-il passé durant ces mois d’absence pour que Lalla Fatma ait osé faire ce qu’aucune bonne bourgeoise fassie ne tolérait, en principe ? Ah le hammam ! Le lieu où les langues se déliaient, où la chaleur souvent étouffante aidait les femmes à se raconter librement, sans censure. Il y avait là Samra, une femme divorcée devenue marieuse. Elle prodiguait des conseils aux jeunes femmes encore célibataires :

« Si tu veux tenir et retenir ton homme, deux éléments sont essentiels : le sexe et la nourriture. Il faut le rendre dépendant de toi dans les deux domaines. Il ne faut pas tout lui donner tout de suite. Il faut le faire saliver, languir, attendre. Garder du mystère, ne pas tout dire. Autre chose, arrêtez de croire que les femmes noires ont une sexualité plus importante que la nôtre. Elles sont comme nous, sauf qu’elles ont très vite compris qu’il fallait être totalement libérée et n’avoir aucun tabou, aucun interdit. C’est cela que j’enseigne : il faut vous libérer ! Usez de votre corps pour rendre fou votre homme. N’oubliez pas, ils sont faibles et pas très courageux. Caressez-les partout, embrassez-les partout, soyez libres, ainsi votre désir et le leur n’en seront que plus forts. Quant à la nourriture, il faut lui préparer vous-mêmes des petits plats que la cuisinière ne fait pas d’habitude. Le nourrir et l’embrasser, le lécher partout. Voilà le secret, mes sœurs ! »

S’ensuivait une discussion sur les organes génitaux des hommes, leur taille, leur grosseur, leur puissance. Là, Samra était formelle :

« Ce n’est jamais la plus grosse qui donne le plus de plaisir. C’est une légende et cessez de croire que les hommes noirs seraient plus virils que les Blancs. Tout est dans la tête, pas dans le caleçon. Et je sais de quoi je parle. » Une jeune épouse disait : « Les négresses n’ont aucun tabou, et les hommes aiment ça. C’est à cause de cela qu’à certaines on coupe le clitoris. » Samra rectifiait : « Non, elles sont plus libres, la religion ne les bloque pas. Et puis, elles ont des traditions différentes des nôtres. » Une autre demandait : « Alors pourquoi nos hommes vont en Afrique ? Ils disent qu’ils font du commerce, moi je les soupçonne de se dévergonder entre les cuisses de ces Négresses, voleuses de maris, voleuses de leur santé ! » Elle était en colère car son mari l’avait non seulement délaissée mais abandonnée pour aller vivre en Guinée.

Lalla Fatma était intimidée et très intéressée par ce que disait Samra. Après sa dernière visite au hammam, elle était rentrée chez elle en pensant : « À présent, il va falloir que j’apprenne la liberté ! ça va être dur ! »

 

Amir prit son temps avant de faire venir Nabou à la maison. Pas de maladresses, pas d’erreurs, car n’importe quelle épouse aurait pu se vexer pour beaucoup moins que cela. Le discours de Lalla Fatma restait pour lui ambigu. Mais les traditions, certaines habitudes et quelques privilèges attribués à l’homme par l’islam facilitaient la tâche d’Amir qui cherchait à résoudre une situation très problématique : vivre avec deux femmes sous le même toit sans qu’aucune complication ni contrariété ne surgisse chez l’une ni chez l’autre. Il savait qu’il espérait l’impossible. Son problème était simple : il voulait plaire à tout le monde, ne pas froisser Lalla Fatma tout en faisant croire à Nabou qu’elle était la bienvenue dans cette maison, alors que tout pouvait basculer du jour au lendemain et rendre infernal le quotidien. Impossible de croire qu’il éviterait les conflits. Il en avait horreur, et toute sa vie il avait tenté de les esquiver allant jusqu’à perdre sur tous les tableaux. C’était son tempérament. Un jour, son frère aîné lui avait dit : « Tu es naïf, c’est pour cela que tu ne feras jamais fortune. Tu crois que la bonté réglera les problèmes, mais pas du tout : la bonté, c’est un leurre qui vous rend stupide et les autres en profitent pour tout vous piquer. Alors, s’il te plaît, assez de naïveté, la vie est une lutte, pas un joli pique-nique au printemps, où tout va bien et tout le monde s’aime. Réveille-toi. Regarde comment je travaille. Si je ne fais pas gaffe, mes employés me dépouilleront… Il ne s’agit pas de devenir méchant, ça, ce n’est pas possible, mais au moins sois réaliste : si tu hésites, si tu montres un peu de compréhension, tu es foutu, car tu seras considéré comme un faible, et ça, les femmes n’aiment pas du tout ! »

Amir était un bon vivant. Il donnait la priorité au plaisir, à la bonne chair. Le matin, il traînait au lit pendant que son épouse lui massait les jambes. Il négligeait son commerce, comptait sur les autres pour le faire marcher. Il était heureux et se savait incapable de changer son caractère et ses vieilles habitudes. Il savait par ailleurs que son frère ne le laisserait jamais tomber. Peut-être, se disait-il, prendrai-je des cours du soir pour apprendre à être méchant, intraitable, fort, et finalement je serai bien malheureux.

 

L’enfer mit du temps avant de s’installer tout à fait dans la grande maison. Au début, notamment le premier jour, Lalla Fatma traita Nabou comme une invitée qui repartirait bientôt. Elle l’accueillit avec des mots aimables, mais elle insinuait régulièrement qu’elle devrait bientôt les quitter :

« Tu es là pour combien de temps ? Quelques jours, une semaine ou deux ? »

Nabou ne répondait pas, souriait puis glissait une formule du genre : « Incha Allah ! », ce qui ne voulait pas dire grand-chose dans ce cas. Elle était digne et fière. Elle se contrôlait bien et ne s’énervait jamais.

Elle fut installée par Amir dans la chambre d’amis, qui était confortable et disposait de sa propre salle de bains. Profitant de l’absence de son mari pour quelques jours, Lalla Fatma obligea Nabou à déménager ses affaires. Elle la fit dormir dans un coin de la cuisine, et mit les choses au clair, d’une voix calme mais ferme. Nabou sentit tout de suite que cette femme était forte et qu’elle ne serait pas de taille à lui résister. Elle se découvrit faible et blessée, sentant qu’au fond elle ne maîtrisait rien :

« Bon, ta place est avec les domestiques. Tu es là pour travailler, faire le ménage, laver le linge, le repasser, et obéir aux ordres. Tu mangeras avec les deux autres femmes, des paysannes qui s’occupent de la maison. Quant à Batoule la cuisinière, tu ne t’approcheras pas d’elle. D’ailleurs tu ne toucheras pas la nourriture. Je sais, les Noirs ont une odeur spéciale. Je la connais, cette odeur. Toi, tu iras au hammam tous les jeudis. Ce sera ta seule journée de sortie. Pas question d’aller te promener ou d’adresser la parole à des gens de la ville. Ici, c’est moi qui commande. Je donne des ordres à tout le monde y compris à mon époux. Alors, que chacun et chacune restent à leur place. Pas de familiarités, pas de mélange, et surtout sache une chose bien précise : tu n’es pas de la famille, tu es une esclave ramenée dans ses bagages par un mari naïf. Autre chose : quand tu m’adresses la parole, tu restes à bonne distance de moi et tu ne lèves pas les yeux. »

Après un instant, alors que Nabou restait tête baissée, l’épouse blanche lui dit :

« Suis-je claire ?

— Oui, Madame.

— Non, je ne suis pas Madame, je suis Lalla, plus exactement ta Lalla, ta patronne, celle qui a sur toi le droit de vie ou de mort.

— Oui, Lalla. »

Elle se mit au travail et se retint de pleurer. Elle se disait que jamais son homme, qui n’était plus son homme, ne la laisserait dans ces conditions. Peut-être se faisait-elle des illusions. Quand Amir fut de retour, sa femme l’informa de ce qu’elle avait fait. Il ne dit rien et pire il ne rendit pas visite à Nabou. Mais elle n’y vit aucune lâcheté, elle pensa que c’était une tactique. Seul Karim vint la voir. Son extrême sensibilité, sa gentillesse innée et son intuition lui permirent de trouver les mots pour la consoler. Il lui promit de la sortir de cette cuisine noire :

« Karim t’aime fort ; Karim pas possible te laisser en prison… »

Personne n’avait le droit de gronder Karim. Sa mère lui demanda seulement de ne pas perdre son temps et d’aller suivre les cours de dactylo. Il obéit et lui dit : « Mamouche, jt’aime. »

 

Une des domestiques s’appelait Zohra et l’autre Tam. Elles étaient originaires du même village. Leurs parents les avaient confiées à cette famille. Une fois par an, ils rendaient visite à Amir qui leur donnait un peu d’argent. Elles ne savaient ni lire ni écrire et devaient travailler sans un seul jour de repos. Elles mangeaient les restes et ne pouvaient pas élever la voix. Nabou ne savait pas comment communiquer avec elles. Elles échangeaient des gestes, des regards et quelques mots d’arabe que Nabou avait appris auprès d’Amir. Il n’y avait dans leurs yeux aucun signe de révolte. Résignées, soumises, elles survivaient dans cette grande maison où les maîtres priaient, faisaient le ramadan et même l’aumône, partaient à La Mecque sans s’imaginer que leur comportement était odieux et contraire aux principes de l’islam. Mais c’était ainsi. À l’époque tout le monde faisait venir des bonnes de la campagne et les traitait comme des esclaves, sans en avoir vraiment conscience.

Seul Karim réagissait de temps en temps, surtout quand Batoule préparait spécialement pour lui ces petits plats qui le rendaient si heureux. Avec ses moyens d’expression, il se lamentait. Un jour son père essaya de justifier cette situation :

« Vois-tu, ces pauvres gens sont nés à la campagne. Quand il y a une grande sécheresse ou une mauvaise récolte, ils viennent en ville à la recherche de n’importe quel travail. Alors nous nous rendons service mutuellement. D’un côté, Zohra et Tam font le ménage, lavent ton linge, le repassent, de l’autre nous les logeons, leur donnons à manger, et une fois par an leurs parents reçoivent de l’argent. Tout le monde est gagnant. Si nous les mettions dehors, elles seraient encore plus malheureuses. Le monde est ainsi, Dieu a créé des gens de toutes sortes, des grands, des petits, des bons, des méchants, des pauvres, des riches… Nous humains, nous n’y pouvons rien. C’est la vie. »

Un jour, Karim semblait particulièrement contrarié. Il faisait de grands gestes désignant la nourriture et l’endroit où elles dormaient. Le père comprit sa colère et lui donna raison.

« Dorénavant, elles mangeront la même chose que nous, pas les restes. Je demanderai à Batoule de cuisiner pour tout le monde et qu’elles soient servies en même temps que nous. Les restes seront pour les chats, les nôtres comme ceux des voisins. »

Il n’en fit rien. Des mots pour calmer un ange qui s’indignait.

 

Quant au sort de Nabou, Amir comprit qu’il devait composer et procéder par étapes. Pas de précipitation, pas d’improvisation ni de colère. Il avait de plus en plus envie de voir Nabou. Quand il pensait à elle, son cœur se mettait à battre plus vite, il se sentait à la fois excité et troublé. Tout cela était encore nouveau pour lui. Lorsqu’il couchait avec l’épouse blanche, c’était l’image et le corps de Nabou qui s’imposaient à son imagination. Il était obsédé par elle, rêvait d’elle tout le temps. Lalla Fatma s’en rendit compte. Un soir, elle le repoussa si violemment qu’il tomba du lit. Sa rage était brutale. Mais il fallait sauver les apparences. Elle se refusa à lui durant une quinzaine de nuits. Amir était malheureux. Il n’avait pas accès à Nabou, car elle dormait avec les autres domestiques. Pas question d’entrer dans la cuisine, de toute façon c’était un lieu que l’homme ne fréquentait jamais. Qu’y ferait-il ? À moins de vouloir abuser des pauvres femmes sans défense pendant qu’elles dormaient. Il lui fallait trouver un stratagème pour que Nabou ait un lieu à elle, pas forcément la chambre d’ami mais au moins une pièce où elle serait en paix et où il pourrait la rejoindre.

Négocier avec Lalla Fatma ? Difficile. La mettre devant le fait accompli ? Ce n’était pas si simple. Il alla demander conseil à Moulay Ahmad qui avait son bureau à l’Université Al Quaraouiyine.

Son avis était autorisé et personne ne doutait de sa science et de ses compétences :

« Le mariage.

— Un mariage de Mut’a ?

— Non, tu n’es pas en voyage. Elle est chez toi et, d’après ce que tu m’en dis, elle ne va pas repartir en Afrique. Il faut régulariser d’un point de vue religieux ta situation. Hors de question d’en faire une esclave sexuelle ou une domestique. Elle a été ta femme durant quelques mois, tu l’as fait venir : tu lui dois respect, tu as des devoirs envers elle et tu dois lui donner ses droits. Dieu est clément, mais il faut être juste.

— Et Lalla Fatma ?

— Depuis quand ce sont les femmes qui décident dans notre société ? C’est une question que tu dois régler au plus vite. Ne reste pas dans le “haram”, dans le péché. Dieu autorise l’homme à avoir jusqu’à quatre femmes à condition, et je répète, à condition de les aimer et les traiter équitablement, é-qui-ta-ble-ment… En es-tu capable ?

— Je vais essayer. »

En principe, la polygamie telle qu’elle avait été instituée et telle qu’elle devait être pratiquée était impossible. Aucun homme n’est capable d’éprouver exactement les mêmes sentiments pour quatre femmes. L’équité dont il est question est une forme d’interdit. Ne pouvant être juste avec les quatre femmes, il faut s’en tenir à une seule. La loi islamique sera ainsi respectée. Mais tous les hommes passent outre et prient pour que Dieu leur pardonne !

En quittant la Quaraouiyine, Amir était soulagé et décidé à épouser Nabou. Restait à savoir comment l’annoncer à Lalla Fatma.

Il entra à la mosquée Moulay-Idriss, fit ses ablutions puis, après la prière du midi, appuyé sur un des piliers, il fixa un immense lustre dont certaines ampoules étaient mortes. Il s’assoupit et rêva qu’il marchait seul dans le désert jusqu’au moment où un caravanier lui portait secours et le menait à un port. Il montait alors dans un bateau abandonné, sans marins ni capitaine, mais qui voguait au gré des vagues vers un horizon tantôt vert tantôt rouge, à cause des flammes qui montaient au ciel. Elles laissaient derrière elles une fumée noire qui composait des figures énigmatiques et inquiétantes. Il n’osait pas se lever, se laissait bercer par les ombres. Il entrait dans un monde silencieux. Il était persuadé que les menaces viendraient avec la nuit qui s’approchait alors que le ciel commençait à se confondre avec l’horizon incertain.

Il ne dormait pas profondément, entendait autour de lui le bruit des artisans et des vendeurs d’eau, chant d’oiseaux perdus dans les arcanes de cette grande mosquée.

Une main le secoua. Il se réveilla, s’excusa, c’était l’heure de la prière de l’après-midi. Il fit comme les autres, se leva et suivit l’imam qui avait une belle voix.

En rentrant à la maison, il eut envie de raconter son rêve à Lalla Fatma, mais il vit qu’elle n’était pas d’humeur à l’écouter et qu’elle était encore moins prête à apprendre la décision qu’il avait prise. Souvent, quand trop de doutes ou d’inquiétudes l’assaillaient, il allait voir Karim qui avait toujours le pouvoir de l’apaiser. Il souriait presque tout le temps, dédramatisait tout, levait son index vers le ciel et disait : Dieu ! Cela suffisait pour calmer les nerfs et repousser les contrariétés.

Il aperçut Nabou. Elle était en train de faire le ménage, il la regarda un moment puis ferma les yeux et se souvint de la première fois où elle s’était donnée à lui. Sa décision d’en faire officiellement et légalement sa deuxième épouse était prise et rien ne le ferait reculer, pas même les menaces que pourrait proférer Lalla Fatma. Il attendit le vendredi, juste après sa sortie du bain, réunit ses quatre enfants et leur annonça la nouvelle sans leur donner plus d’explications. Seul Karim applaudit. Son frère aîné lui fit signe d’arrêter. Il n’y eut pas de discussion.

Il lui restait le plus dur, l’annonce à l’épouse blanche. Il n’eut pas à la faire. Ce fut elle qui, probablement avertie par un des enfants, prit les devants :

« Tu as fait entrer dans cette maison le malheur, le péché et la discorde. Tu veux épouser une domestique, une Négresse dont la couleur de peau trahit sa noirceur d’âme, mais a-t-elle une âme ? Je me le demande. Enfin, tu es décevant. Fais ce que tu veux, moi, je m’occuperai de l’éducation de mes enfants, je les tiendrai loin de cette chose malfaisante, malodorante. Tu n’es ni le premier ni le dernier à mettre en péril toute une famille à cause d’une Négresse alliée de Satan. Dieu est grand ! »

Les choses essentielles étaient dites. Amir ne répondit rien, changea de djellaba et repartit. Il aurait voulu annoncer la nouvelle à Nabou, mais ce n’était pas le moment. Il avait besoin de marcher dans les rues de Fès et de réfléchir à l’organisation de sa nouvelle vie. Dans une ruelle étroite, un âne chargé le bouscula. Il faillit tomber mais une main lui fut tendue et l’aida à retrouver l’équilibre. Il devait lutter contre la faiblesse de son caractère, durcir le cœur et le ton, devenir intraitable, sans pitié, sans regret. Il se demandait comment y parvenir. Comment les autres faisaient-ils ? Il se remémorait les conseils de Moulay Ahmad, et hochait la tête. Oui, je suis un homme, un bon musulman, et en tant qu’homme musulman, j’ai droit d’épouser une deuxième femme. Je m’en tiendrai là. J’ai des sentiments pour Nabou et c’est la première fois que je ressens cela, je suis amoureux. Avec Lalla Fatma, tout avait été prévu, planifié, pas de surprise, surtout pas de fantaisie. Je sais, il ne faut pas que je parle de sentiment et d’amour, on se moquerait de moi. Ce sont des choses qui ne se disent pas. Je n’ai jamais entendu mes parents se dire « je t’aime », je ne les ai jamais vus s’embrasser, avoir des gestes tendres. Ils s’aimaient probablement, mais très discrètement, dans l’intimité la plus stricte. Et moi, je me prétends amoureux ! Personne à qui me confier. Amoureux, ça ne se dit pas, les hommes parlent du corps et rarement des sentiments.

Il eut envie de le crier place Achabine, mais il se ravisa par peur de la réaction des gens. Amir était une personnalité respectée. Il était le symbole même de l’ordre et du respect du dogme. S’il criait qu’il était amoureux, les gens diraient qu’il avait perdu la raison.

 

En rentrant à la maison il apprit que Lalla Fatma était partie chez ses parents. Il n’était pas question d’aller la chercher. La tradition voulait que le père ramène sa fille au foyer conjugal. Ce fut le cas, quelques jours plus tard. Pâle et fatiguée, elle marchait difficilement et s’enferma aussitôt dans la chambre qu’elle verrouilla. C’était classique. Le silence et les larmes étaient le meilleur refuge. Elle finirait par accepter, elle se rendrait à l’harmonie édifiée par les ancêtres, par l’islam et par le temps surtout, dans cette ville qui ne bougeait pas et qui était restée figée dans le neuvième siècle.

Amir retourna voir Moulay Ahmad. Il avait besoin de son soutien et de ses conseils. Celui-ci fut étonné par son manque de fermeté :

« Sois un homme, sois fort et ne te laisse pas impressionner par les ruses des femmes. Comme dit l’islam, “leur capacité de nuisance est infinie”. Alors, fais ce que tu as à faire et ne reviens plus dans cet état chancelant, hésitant, alors que tu as la chance d’avoir les moyens physiques et matériels pour satisfaire quatre femmes. N’aie plus d’hésitation. Épouse la Noire et vis en paix. »

De retour à la maison, Amir réunit de nouveau ses quatre enfants : Mohamed, l’aîné, Aziz, Fatiha et Karim, et il leur exposa plus précisément son projet :

« Comme je vous l’ai annoncé l’autre jour, j’ai décidé d’épouser Nabou, la jeune femme qui est venue avec moi d’Afrique. C’est une personne bonne, qui me rend heureux. En aucun cas, ce mariage n’a été décidé pour faire du mal à votre mère. Notre religion est ainsi, je ne peux pas vivre dans le péché. J’ai déjà contracté avec cette femme un mariage temporaire. Aujourd’hui, elle vit chez nous et je ferai d’elle ma deuxième épouse selon la loi et la sunna de notre prophète, que le salut de Dieu soit sur lui. Je tenais à vous en informer. Pour le reste rien ne change. »

Silence. Pas un mot, pas une réaction. Ils se levèrent l’un après l’autre. Seul Karim vint embrasser son père.

Les trois autres enfants allèrent chez leur mère lui manifester leur soutien. Mohamed prit la parole au nom des autres :

« Mère, sache que nous t’aimons et que tu peux compter sur nous. Si père a commis une erreur, une faute, Dieu le remettra dans le droit chemin. Cette nouvelle femme devrait rester loin de notre maison. Nous sommes unis et solidaires avec toi. »

Amir se doutait bien que ses enfants se conduiraient ainsi, malgré leur absence de réaction devant lui.

Le vendredi d’après, deux adouls, hommes de religion, sortes de notaires, arrivèrent à la maison où Amir, tout de blanc vêtu, les attendait. Ils devaient inscrire sur l’acte où figurait Lalla Fatma le nouveau mariage avec Nabou Dialo, née à Thiès, Sénégal. La cérémonie fut brève. Nabou, elle aussi habillée de blanc, apposa sa signature sur l’acte et une dot lui fut remise avec des tissus et quelques bijoux en or. Une prière fut dite. Un grand silence régnait dans la cour où le petit jet d’eau d’une fontaine centrale faisait un bruit d’oiseau.

 

La première nuit de noces fut tranquille. Les tensions des dernières semaines les avaient épuisés et ni l’un ni l’autre n’était en état de faire l’amour comme ils le faisaient du temps du « mariage de Mut’a ». Ils s’endormirent enlacés. Nabou avait un peu pleuré, peut-être de joie, peut-être de fatigue. Au petit matin Amir sentit naître en lui un désir puissant. Son érection ne pouvait laisser indifférente Nabou et ils se retrouvèrent enfin.

 

À Fès, il y avait deux catégories de gens : les Fassis, dont les ancêtres étaient venus d’Arabie ou d’Andalousie, et les autres. Ces derniers n’existaient pas. On n’avait pour eux aucune considération. Nabou n’avait aucune chance de trouver sa place dans cette ville et encore moins dans la grande maison. Un jour, Amir eut un malaise sans gravité. Nabou eut un moment de panique : quel serait son sort si, par malheur, il venait à disparaître ? Cela la fit réfléchir. Sans doute serait-elle immédiatement jetée dans la rue sans rien, pas même ses propres affaires. Elle eut un pincement au cœur et pria intérieurement pour que Dieu préserve son mari et lui donne la santé.

Au hammam, elle rencontra une masseuse noire, qui, ramenée de Guinée, s’était retrouvée dans la rue le lendemain de la mort de son maître. Il la protégeait mais ne l’avait pas épousée. Cette femme avait tout perdu. Elle ne savait plus comment elle s’appelait ni comment elle était arrivée dans cette ville ou comment elle avait hérité de ce travail pénible et mal payé. Elle bredouillait et Nabou comprenait en général l’essentiel. Aucune loi en vigueur ne défendait ces personnes. Officiellement il n’y avait pas d’esclavage, mais on le pratiquait sans être inquiété. C’était dans l’ordre des choses.

La masseuse dormait dans une petite pièce, dans le hall du hammam. On lui donnait à manger de temps en temps. Quand elle ne travaillait pas, elle mendiait à l’entrée du mausolée Moulay-Idriss, saint et patron de la ville. Nabou comprenait son histoire et chaque fois qu’elle le pouvait, elle lui donnait de l’argent.

Même mariée, Nabou n’avait aucune garantie, aucune sécurité quant à son avenir. Elle n’osait pas en parler avec Amir qui avait l’art de tout dédramatiser. Elle décida de lui donner un enfant. Elle fit ses calculs et parvint à ses fins. Trois mois après leur mariage, Nabou était enceinte.

Cette nouvelle eut un effet fatal sur Lalla Fatma qui eut une sorte de paralysie du côté gauche. Défigurée, ne pouvant se lever ni crier, elle s’enferma dans la chambre et refusa à nouveau de recevoir son mari. Seuls les enfants pouvaient la voir. Karim, très affecté par son état, faisait des efforts pour lui dire son amour et même la faire rire. Loin de tout, prisonnière de ses angoisses, se sentant humiliée, elle maigrissait et refusait de prendre les médicaments. Ses parents venaient souvent lui rendre visite et surtout lui expliquer qu’il était dans son intérêt d’accepter la réalité et de composer avec la nouvelle femme. Elle pleurait et répétait : « Jamais, jamais de la vie je ne supporterai d’avoir été supplantée par une Négresse, une étrangère sale et qui ne sait même pas parler. Elle a ensorcelé mon mari, elle lui a jeté un sort et moi aussi je suis sa victime. Ce sont des gens sauvages qui nous détestent parce que Dieu nous a faits blancs et propres et eux sont des déchets de l’humanité. »

Son père lui demanda de revenir à la raison et de ne plus dire ces choses absurdes qui étaient indignes d’une musulmane. Il lui lisait des versets du Coran pour la calmer, mais sa haine et son dépit étaient plus forts que tout.

La maison était loin d’être un havre de paix. Amir mangeait avec Nabou ; les enfants se servaient seuls dans la cuisine et leur mère ne sortait pas de sa chambre. Il n’y avait plus de vie de famille. Celui qui en souffrait le plus, c’était Karim. Il régressait un peu et même la dactylo ne le distrayait plus. Les domestiques étaient désemparées et plus rien ne fonctionnait comme avant. Nabou, par précaution, ne prenait aucune initiative. La plus jeune des domestiques était à son service. Elle l’accompagnait une fois par semaine au hammam. Il y avait toujours la masseuse qui s’occupait d’elle avec beaucoup de soin.

Toutes les tentatives d’Amir de se réconcilier avec Lalla Fatma furent vaines. Moulay Ahmad lui conseilla d’attendre. Un jour elle se réveillerait et oublierait ces mauvaises pensées.

 

Amir organisait chaque année une grande soirée mystique, veille de la vingt-septième nuit du ramadan. Il invitait toute la famille, des amis, des tolbas, lecteurs du Coran, des poètes soufis. Les enfants aimaient cette longue nuit où ils montaient sur la terrasse observer les étoiles, persuadés que chacun avait la sienne et qu’elle brillait plus que celle des autres.

Lalla Fatma ne pouvait pas rester recluse dans sa chambre et ne pas participer comme tous les ans à cette réception. Elle décida de sortir et d’accueillir les invités comme elle le faisait d’habitude. Sa paralysie avait presque disparu. Elle avait retrouvé son apparence normale. La paix était-elle revenue ? Elle apparut aux côtés de son mari. Nabou se tenait un peu plus loin, enceinte et souriante. À un certain moment, tout le monde se dirigea vers le mausolée de Moulay-Idriss pour la prière de l’aube. Comme durant les jours de fête, les enfants ne dormaient pas et jouaient. Les hommes avançaient et les femmes les suivaient. Le cortège entra dans le mausolée. Les femmes s’installèrent derrière, les hommes devant, et les prières furent dites à voix haute. Au lever du soleil, tout le monde quitta la mosquée. Amir accompagna Lalla Fatma jusqu’à leur chambre. Ils dormirent ensemble sans se toucher. De toute façon, c’était interdit durant le jeûne. Mais quelque chose s’était apaisé dans le couple.

Apparemment plus sereine, Lalla Fatma n’était cependant pas disposée à composer avec Nabou. Quelques semaines après la fin du ramadan, elle fit venir un type hirsute, mal habillé, traînant derrière lui une valise en carton. Il se dirigea vers la cuisine et demanda qu’on lui donne à manger de la viande crue. Il disait qu’il en avait besoin pour travailler. Batoule obéit, nullement impressionnée par ce type qui avait tout d’un charlatan. Mais elle en avait vu d’autres et savait sa maîtresse férue de ce genre de pratiques qui n’aboutissaient à rien si ce n’est à dépenser inutilement l’argent de son mari.

Après avoir dévoré tout ce qu’on lui avait présenté, il rota bruyamment et but un grand bol d’eau chaude. Il s’enferma ensuite chez Lalla Fatma et personne ne sut ce qu’il y faisait.

Ce sorcier devait éloigner Nabou et surtout provoquer une fausse couche. L’obsession de Lalla Fatma était le risque que naisse dans la famille un enfant noir, qui porterait le même nom que celui de ses propres enfants. L’idée la rendait folle de rage. Elle disait :

« Qu’il s’amuse avec une pute, passe encore, mais qu’il lui fasse des enfants, ça c’est insupportable. Il faut qu’elle crève avant. »

Le sorcier lui dit qu’il avait besoin d’une mèche de ses cheveux et de quelques poils de son pubis. Mission difficile. Comment réussir à les obtenir afin que la sorcellerie fonctionne ? Les cheveux, elle pourrait charger une des domestiques de lui en couper pendant son sommeil, mais les poils du pubis, seul Amir pourrait les lui arracher, et comment imaginer en faire un complice ? Il était amoureux de cette femme et il ne laisserait jamais quelqu’un lui faire du mal. Pendant qu’elle réfléchissait à voix haute, elle eut une idée : corrompre la masseuse qui l’épilerait durant la séance du massage. Elle craignait une solidarité entre Noires, mais elle prit le parti d’essayer, se disant que l’argent réussit des miracles.

La négociation avec la masseuse fut difficile. Elle ne comprenait pas ce que Lalla Fatma lui demandait. Une autre masseuse, blanche, proposa d’arracher les poils de Nabou moyennant une bonne somme d’argent.

Quinze jours plus tard, elle avait les cheveux et les poils. Elle les cacha dans un lieu sûr et attendit le retour du sorcier qui faisait le tour de la ville et séjournerait un jour ou deux à Meknès pour guérir un enfant qui avait perdu soudainement la vue.

Nabou se doutait bien que Lalla Fatma manigançait quelque mauvais tour. Mais elle se sentait protégée par l’esprit des ancêtres. Rien de mauvais ne pouvait l’atteindre. En plus, depuis qu’elle était musulmane, elle se confiait à Dieu et réclamait sa bonté et sa miséricorde. Elle avait appris l’arabe pour prier et pour réciter quelques versets du Coran. Elle mélangeait le français et l’arabe mais ce qui comptait, c’était son intention d’être dans le droit chemin de Dieu. Son ventre grossissait, ce qui lui donnait une allure encore plus belle. Quand elle se déplaçait, elle semblait légère et marchait sur la pointe des pieds. Amir la gâtait et embrassait son ventre quand il arrivait et quand il repartait. Il se sentait tel un jeune homme, amoureux et heureux. Même si les affaires ne marchaient pas bien à cause des troubles politiques, il ne se lamentait pas comme ses voisins et ses cousins. Ce n’était pas sa priorité. Il était obsédé par cette grossesse, comptait les jours et ne dissimulait pas son impatience. Il prit contact avec Touria, la sage-femme. Elle avait vieilli et ne pratiquait plus. C’était Kenza, sa nièce, infirmière à l’hôpital français, qui la remplaçait. Elle vint ausculter Nabou et déclara d’un ton ferme :

« Ce sera dans une dizaine de jours, ce sont des jumeaux ou des jumelles. »

Amir faillit perdre l’équilibre. Nabou eut un rire nerveux. Deux Noirs dans la famille ! Il y aurait là de quoi achever Lalla Fatma.

 

Dans cette ville sans horizon où les maisons s’encastraient les unes dans les autres et les ruelles tissaient un labyrinthe étroit, où la vie semblait écrite d’avance dans un grand cahier déposé au-dessus de la tombe du saint patron de la cité, chacun devait rester à sa place. Les femmes ne devaient en aucun cas dépasser les frontières tracées par les siècles et les hommes, les pauvres devaient se contenter de leur condition de pauvres et ceux qui s’enrichissaient devaient poursuivre le chemin des affaires et ne pas regarder en arrière ou avoir un sentiment d’iniquité. Ils devaient faire l’aumône, bien traiter les malheureux et remercier Dieu de leur avoir prodigué tant de biens.

Amir était plongé dans ses réflexions quand Karim vint se jeter dans ses bras comme s’il manquait d’affection. Il avait envie de pleurer. Le maître d’école l’avait renvoyé parce qu’il n’arrivait pas à prononcer le mot « spectacle » qu’il disait « pistal ». Amir avait remarqué que Karim régressait souvent lorsqu’il avait des motifs d’inquiétude.

« Que se passe-t-il, mon fils ?

— J’ai peur…

— Peur de quoi ?

— Maman malade, maman pleure, pleure…

— Ne t’en fais pas, tu vas avoir un nouveau petit frère ou une nouvelle petite sœur.

— Je sais, Nabou est en… en… cein… attend bébé.

— Voilà. À partir de maintenant, je compte sur toi pour m’aider au magasin. Le reste du temps, un instituteur viendra à la maison te donner des cours. Il ne te fera pas pleurer comme l’autre imbécile.

— Pour moi tout seul ?

— En attendant, accompagne-moi au magasin, je dois y mettre de l’ordre. »

Karim aimait être responsabilisé. Travailler avec son père était mieux qu’une thérapie. Un infirmier avait appris à Amir qu’un orthophoniste venait de s’installer dans la ville nouvelle. Il se renseigna et on lui confirma l’installation du spécialiste dans le quartier des Français. Il nota ses nom et adresse et annonça à Karim qu’il allait le présenter à un nouveau médecin. Celui-ci répondit avec son grand sourire :

« Pas ma… malade, moi ! »

L’instituteur n’était autre que le plus jeune fils de Moulay Ahmad. Il consacra deux heures par jour à Karim à qui il apprenait à lire et à écrire.

 

Installée dans une belle chambre symétrique à celle de Lalla Fatma, Nabou se faisait discrète. Les deux femmes ne communiquaient pas. Amir passait deux nuits par semaine avec l’épouse blanche qui se refusait toujours à lui. Même enceinte Nabou le comblait par des caresses et une grande tendresse. Alertés par leur mère, les enfants étaient embarrassés ; seule la fille prit position nette contre la femme noire et le fit savoir en criant :

« Si un jour je devais me marier, j’épouserais un chrétien, un étranger venu d’un pays où la polygamie est interdite, où les Noirs ne se mélangent pas avec les Blancs. Père ne sait plus ce qu’il fait, il ne s’appartient plus, il est sous l’influence néfaste d’une tribu, vous verrez, un jour ils vont tous débarquer et nous envahir, nous prendre nos biens et nous mettre dehors ! »

Lalla Fatma qui ne quittait pas la chambre aperçut par la fenêtre Kenza qui s’affairait. Nabou était sur le point d’accoucher. Elle observa cette agitation et ne put empêcher une larme de couler. Elle était triste et en même temps voulait faire des efforts pour accepter la situation et s’y adapter. Mais elle n’était pas prête. Elle avait le sentiment d’avoir perdu son mari. C’était comme si elle était morte et qu’elle assistait à la nouvelle vie de son époux avec cette femme noire qui le rendait heureux. Elle se posait des questions sur son comportement, sur leur sexualité, maudissait les femmes africaines. Elle ne voyait là aucun racisme. De toute façon les Marocains avaient toujours considéré que les racistes étaient les autres. D’où venaient ces idées stupides qui prétendaient que les Noirs avaient une sexualité particulièrement performante ?

Amir était là. Karim gardait le magasin. Les domestiques se dépêchaient de nettoyer la maison. Batoule réclama des abats d’agneau afin de faire une soupe pour redonner des forces à la jeune maman après l’accouchement. Tout était prêt pour accueillir le ou les nouveau-nés.

Amir restait à l’écart, égrenant son chapelet. Lalla Fatma avala un comprimé, se fit servir une tisane et s’endormit. Il n’était pas question pour elle d’assister à cet événement qui la meurtrissait tant. Sa fille fit de même, elle installa un matelas dans la chambre de sa mère, à côté d’elle, et décida de dormir le temps que durerait l’accouchement.

À l’arrivée du premier nourrisson, Batoule poussa un youyou strident qui réveilla sa maîtresse. Au deuxième, elle cria : « Allah Akbar ! » Kenza était interloquée. Comme elle l’avait prévu, c’étaient certes des jumeaux, mais l’un des deux était noir, très noir et rougeâtre. En fait, l’un était plus foncé que l’autre, mais ce ne fut que quelques jours plus tard que la couleur de leur peau s’affirma de manière éclatante. Le premier-né était blanc, tout blanc, le second, noir, tout noir.

Elle n’avait jamais vu un tel cas ni même imaginé que cela était possible. Elle dit :

« C’est un signe de Dieu ! Une bénédiction, un double capital. »

Amir, trop ému, dit simplement :

« Hassan et Houcine. Je les appellerai Hassan et Houcine. C’est la tradition. »

Il consulta de nouveau Moulay Ahmad sur ce phénomène. « Normalement, tes enfants devraient être café au lait, là on a d’un côté du café noir, de l’autre, du lait. Dieu a ses raisons. Accepte ce don de Dieu et dis-toi que c’est un signe de sa bonté. Dieu a créé l’humanité diverse pour que les uns et les autres se connaissent et s’entraident. Il ne fait pas de différence entre le Blanc et le Noir, entre l’étranger et l’autochtone, entre ceux d’ici et ceux de là-bas, c’est ainsi. Estime-toi privilégié, tu as de la chance et ne la gaspille pas dans des choses inutiles. Donne-leur une bonne éducation dans le sens de notre foi et de notre religion. »

 

Karim ne pouvait cacher sa joie d’avoir deux nouveaux petits frères. Il chantait, dansait comme lorsqu’il gagnait une compétition de natation. Il avait raté ce matin sa séance d’entraînement pour pouvoir assister à l’accouchement. Ce fut lui qui annonça la nouvelle à sa mère qui ne fut pas étonnée. Elle dit même :

« La preuve que c’est une sorcière, l’un est blanc, l’autre est noir ! Ça ne s’est jamais vu. »

Karim ne releva pas ce commentaire. Il courut dans la maison pour annoncer l’événement à tout le monde. Il s’était muni d’une casserole dans laquelle il tapait avec une cuiller en bois :

« Avis à la po… po… poulation ! Hass… Hassan et Hou… Houcine sont là… Vive papa, vive maman… »

Il fut rattrapé par son frère aîné qui lui rappela que Nabou n’était pas sa mère.

« Oui, je sais, mais Nabou est maman de Hassan et de Hou… Houcine… mes frères ! »

 

Au septième jour après la naissance, Amir fit égorger deux moutons et nomma ses deux garçons. Moulay Ahmad leva ses mains jointes et demanda aux hommes qui assistaient à la cérémonie de prier avec lui, réclamant à Dieu tout-puissant : « Que ces deux enfants soient les bienvenus dans ce monde, qu’ils soient bénis par Dieu et qu’ils soient annonciateurs de Bien, de prospérité, de sérénité, de paix dans la religion d’Allah et de son Messager Sidna Mohammad ; qu’ils soient guidés dans la voie droite de notre foi et de nos valeurs qui font que nous sommes de simples passagers dans cette vie et que nous appartenons à Dieu et qu’à lui nous reviendrons selon sa volonté sacrée… »

 

Après la prière, le déjeuner fut un festin. Il ne manquait que les musiciens qu’Amir n’avait pas osé faire venir pour ne pas attiser la jalousie de Lalla Fatma.

Mais blessée, meurtrie, elle ne s’appartenait plus.

Quelques jours plus tard, elle envoya Batoule chercher le sorcier qui, malade, ne se déplaçait plus. Alors elle décida d’aller le voir. Pour cela, il lui fallait l’autorisation de son mari. Elle inventa l’histoire du tapissier juif qui devait refaire les salons mais qui, pour des raisons de santé, ne sortait plus du Mellah. Elle dit à Amir :

« Si tu permets, je vais lui rendre visite et lui donner les mesures des matelas à refaire, donne-moi l’argent de l’avance. Et puis, j’ai envie de sortir, de voir d’autres gens ; j’ai besoin de changer d’air. »

Elle mit sa djellaba grise, son petit voile blanc qui cachait la bouche et le menton, puis s’en alla avec Batoule, hors de la médina, retrouver le sorcier qui les attendait dans une sorte de hangar.

« As-tu ce que je t’ai demandé ? »

Elle lui donna la mèche de cheveux et les poils qu’elle avait gardés dans un mouchoir.

« Tu aurais dû venir plus tôt ; toute la ville ne parle que des jumeaux, l’un noir, l’autre blanc. Maintenant, que faire ? »

Elle lui tendit quelques billets puis dit :

« C’est ton travail. L’objectif, c’est que cette femme retourne d’où elle est venue, et bien sûr avec ce qu’elle a pondu. »

Le sorcier lui donna un talisman qu’elle devait glisser sous le lit de Nabou.

« Avec ça, elle perdra le sommeil. Ensuite, ce sera la raison, tu verras, elle quittera la maison comme une furie. Mais je vais travailler pour une action plus efficace et plus rapide. Il me faudrait quelques fils d’or, c’est important pour ficeler les talismans. Tu les donneras à Batoule. »

 

Le soir Amir lui demanda des nouvelles du tapissier.

« Je ne l’ai pas trouvé ; on m’a dit qu’il avait été hospitalisé.

— C’est curieux, parce que cet après-midi, il est venu se faire payer le travail qu’il a fait avant mon départ en Afrique. Il était en bonne santé. Tu me caches des choses. »

Lalla Fatma bredouilla quelques mots puis se réfugia dans sa chambre. Amir demanda à Nabou de faire attention à ce que Batoule lui donnait à manger. Il savait de quoi était capable une femme jalouse.

 

Avec le temps, il comprit qu’il ne pourrait pas garder Nabou dans la même maison que la femme blanche. Il fallait lui trouver un autre logement dans le quartier, l’éloigner du danger qui la menaçait. Mais il n’en avait pas les moyens. Il convoqua la cuisinière et la mit en garde contre toute sorcellerie dont pourrait être victime sa jeune épouse. Il lui fit jurer sur le Coran que jamais elle ne nuirait à Nabou. Il ne craignait pas les gribouillis et les talismans, mais avait peur de produits comme la cervelle de l’hyène qui, dissimulée dans la nourriture, pouvait provoquer des paralysies et des troubles de comportement. Elle lui promit de faire semblant d’obéir à sa maîtresse pour ne pas s’attirer les foudres de Lalla Fatma mais de ne jamais nuire à Nabou. Batoule n’aimait pas sa maîtresse qui la faisait travailler sans relâche.

Un jour, Amir eut l’idée de louer une machine à laver la vaisselle qu’une société basée dans la ville nouvelle avait importée de France. Au bout d’un mois, s’il était satisfait, il pourrait l’acquérir à un prix intéressant. Il aurait été le premier Fassi à installer cette machine chez lui. Il était fier de faciliter le travail des domestiques, qui étaient fascinées et ravies. Pour elles c’était le rêve. Plus de corvée de lavage. Un technicien leur expliqua le fonctionnement de la machine, fit un essai et s’en alla après leur avoir donné quelques conseils d’utilisation. Elles étaient éberluées et s’imaginaient bien que cela déplairait à leur patronne. Sans faire de longs discours, Lalla Fatma, par pure méchanceté, leur interdit son utilisation :

« Vous avez des mains et des bras, dites à mon mari que vous n’avez pas besoin de cette machine, qui est bonne pour les handicapées, pour les paresseuses, pas pour vous. D’ailleurs il faudra qu’il la rende. La première qui la touche le regrettera toute sa vie. C’est bien compris ? »

Deux hommes vinrent la reprendre. Les domestiques voyaient disparaître cet appareil magique. Elles en avaient les larmes aux yeux. Les paroles de leur maîtresse les blessèrent. Mais elles avaient l’habitude d’être traitées comme des esclaves. Elles savaient qu’un jour ou l’autre l’heure de la justice sonnerait. Elles n’osèrent en parler avec Amir. De toute façon, elles ne pouvaient pas s’adresser à lui. Il obéit à sa femme et évita un nouveau drame. Ce n’était pas le moment de la contrarier.

 

Amir continuait à passer deux nuits avec la femme blanche qui, au bout d’un certain temps, accepta de reprendre les relations sexuelles. La tiédeur de ces exercices le rendait triste et amer. Ils remplissaient un devoir conjugal, sans plaisir, sans joie, sans fantaisie. Il était plus heureux quand il couchait avec Nabou qui, malgré la maternité, n’avait rien perdu de sa sensualité et de ses prouesses. Ses seins avaient grossi, Amir les tétait comme les bébés, caressant tout le corps qui était encore plus doux et plus excitant.

Les travaux du sorcier n’eurent aucun effet sur Nabou ni sur ses enfants. Lalla Fatma finit par admettre la situation en attendant le moment propice pour se venger.

 

Les fiançailles de son unique fille, Fatiha, eurent lieu dans une ambiance tendue et faillirent mal tourner. Hassan et Houcine avaient deux ans, ils couraient comme des petits diables dans la grande maison. La mère du fiancé demanda d’où venait cet enfant noir. Amir répondit sur un ton ferme et quelque peu menaçant :

« C’est mon fils, Hassan, le frère jumeau de Houcine, et le demi-frère de la fiancée. »

Silence. Des regards en biais. Les deux adouls devant inscrire l’acte se demandaient ce qu’il fallait faire. Lalla Fatma intervint :

« Ce n’est que son demi-frère, on ne va pas faire un drame pour si peu de chose, c’est comme l’odeur du gras sur le couteau, rien.

— Oui, mais il est noir ! dit le père du futur fiancé. Nous nous préparons à entrer dans une famille où un des frères de la fiancée est noir. Ce n’est pas dans nos traditions. Qui nous dit que Fatiha n’accouchera pas d’un Noir ?

— Et alors ? cria Amir. Je voulais l’appeler Bilal, comme l’esclave noir affranchi par notre prophète, mais comme il a un frère jumeau, j’ai opté pour Hassan et Houcine. Quel mal y voyez-vous ? Et puis, la couleur de la peau n’est pas contagieuse ! »

Grand silence et embarras. Karim détendit l’atmosphère en jouant au piano un air entraînant. Tout le monde l’applaudit. Il pouvait être content. Il avait sauvé la situation.

Les deux adouls eurent la bonne idée de réciter la Fatiha et de lever leurs mains jointes pour que Dieu bénisse cette union et fasse régner la paix et la sérénité dans les cœurs. L’oncle Brahim offrit aux mariés douze cuillers en argent. Une superstition affirmait qu’acheter des cuillers pour soi portait malheur.

 

À la même époque courait une rumeur, lancée par la caissière du hammam, qui accusait Nabou d’avoir volé Houcine, l’enfant blanc. Le tour de la médina fut vite fait et le bruit arriva jusqu’à Amir. Alors qu’il s’apprêtait à fermer son magasin, un voisin mesquin et jaloux s’approcha de lui et murmura à son oreille :

« Que tu te tapes une Noire chaude, ça va, mais que tu la laisses te faire croire qu’elle est la maman de l’enfant blanc c’est dégueulasse ! »

Amir ne répondit pas, baissa la tête et s’en alla en direction de la maison.

Lalla Fatma lui posa directement la question :

« Vous étiez dans la chambre au moment de l’accouchement ? Non, alors l’enfant blanc a pu être volé avec la complicité de la nouvelle sage-femme, une perverse, une débauchée, non mariée et plein d’hommes dans son lit. Son témoignage ne vaut rien. Pas la peine de lui demander de venir nous raconter des bobards. »

Pour la première fois de sa vie, Amir s’emporta avec une rare violence.

Il hurla de toutes ses forces :

« Je ne supporte plus cette guerre que tu mènes contre Lalla Nabou, oui, elle est une princesse, une femme de grande classe, digne et magnifique. Alors ça suffit, oui, ça suffit ! Je ne veux plus entendre un seul mot contre elle. L’attaquer, c’est s’en prendre à moi, à mon honneur et à mon intégrité. Alors tu arrêtes ! »

Elle osa répondre :

« Sinon ?

— Sinon, la répudiation ! Ça prendra une minute, le temps d’écrire ta lettre de renvoi et de faire tes valises. Il suffit que je prononce trois fois de suite “Tu es répudiée” pour que tu cesses d’être ma femme. Telle est la loi ! »

Lalla Fatma éclata en sanglots, car elle savait qu’il ne plaisantait pas, puis elle disparut dans sa chambre. Jamais elle n’avait vu son mari dans un tel état. Pour elle, c’était le résultat de la sorcellerie africaine.

Nabou avait été avertie par une des domestiques qui avait entendu la dispute entre Amir et sa femme. Plus rien ne l’étonnait mais elle se mit à redouter que quelqu’un ne vienne lui enlever ses fils. Elle savait que tout était possible dans cette ville, que les manigances étaient nombreuses et perfides. Elle dormait avec ses enfants dans les bras. Amir profita de leur anniversaire pour marquer le coup et mit fin à cette rumeur horrible. Il se présenta, Hassan d’un côté et Houcine de l’autre, suivis par leur mère qui avait revêtu ce jour-là une de ses belles robes africaines. Lalla Fatma boudait dans sa chambre, il lui semblait assister à son propre naufrage et elle se mit à renoncer à faire ses prières, soutenant que Dieu lui avait préféré une Noire.

 

Le mot d’ordre « Mohammed V est dans la lune » se répandit très vite dans toute la ville un jour de novembre 1955. Rendez-vous fut donné à tous les Marocains pour voir l’apparition de leur roi sur la face pleine de la lune. Il faisait beau, le ciel était particulièrement étoilé, et voilà le peuple marocain monté sur les terrasses, sur les collines, dans les arbres ou en haut des rares immeubles pour voir se dessiner le profil de celui que la France avait déposé et exilé avec sa famille, très loin de son pays, à Madagascar. Rarement phénomène de masse aura été aussi suivi et surtout aussi cru. Ce n’était pas de l’imagination. Certains dirent qu’ils le virent souriant, d’autres qu’il était apaisé et confiant, que son retour sur le trône était inévitable et que ce n’était qu’une question de quelques semaines. Les hommes politiques trouveraient vite un arrangement qui non seulement ramènerait le souverain à son palais mais donnerait l’indépendance au Maroc. Après tout, ce protectorat avait assez duré et, surtout, la France était à l’époque empêtrée dans une guerre terrible en Algérie, une guerre qui allait faire très mal aux deux peuples, laissant des blessures quasi irréparables.

Personne n’osait plaisanter à propos de cette apparition surréaliste, même pas le cousin Hafid, ancien instituteur anarchiste guide clandestin et antimonarchiste menacé de mort par les militants nationalistes. Il se cachait et dès qu’il le pouvait criait sa passion pour la révolution française de 1789. Amir lui avait indiqué une baraque où se dissimuler. Il lui envoyait de temps en temps de la nourriture et il ne le voyait que de nuit, camouflé dans une vieille djellaba :

« Écoute, Hafid, arrête de jouer les provocateurs. Tu es à contre-courant de tout le Maroc, les Marocains aiment leur roi et se battent pour son retour. Alors, arrête de faire l’imbécile.

— Oui, mais qu’a fait cette monarchie pour le bien-être des citoyens ? »

Hafid avait souffert et il n’était pas comme les autres. Il était un des enfants de l’esclave noire que son père avait ramenée de Guinée. Il était métis. Méprisé, humilié, il avait vite appris que personne ne lui ferait de cadeau, alors il s’était mis à lire jour et nuit et s’était constitué une bibliothèque. Les livres lui avaient permis de trouver enfin son identité, un équilibre et l’apaisement. Le racisme était presque naturel dans une société qui avait de tout temps rejeté et traité en inférieures les personnes noires de peau. Il avait lu Voltaire et Hugo, Zola et Rabelais, Rimbaud et Omar Khayyam, Khalil Gibran et André Gide, Ahmed Chawqi et Anatole France, Georges Darien et Taha Hussein. Il avait avalé tout ce qui lui était tombé sous la main, avait pris des notes et appris par cœur certains extraits de textes.

Il disait à son oncle :

« Je me suis fait tout seul ; mon père m’a abandonné. Heureusement que j’ai trouvé tous ces livres au marché aux puces. Ils appartenaient à des Français qui ont quitté le Maroc au moment des événements. »

 

Hafid était un personnage de roman. C’était un lecteur souvent passionné. Cependant certaines lectures pouvaient tourner à l’obsession. Il avait ainsi eu beaucoup de mal à se débarrasser de La Métamorphose de Kafka. Tous les matins, il se précipitait devant le miroir pour constater qu’il n’avait pas subi de transformations physiques durant la nuit. Un jour il avait remarqué l’émergence d’une verrue sous la lèvre du côté gauche. Le lendemain, elle s’était déplacée et avait même grossi. Il ouvrit le livre de Kafka en édition de poche et, là, il prit peur. Sur les pages il n’y avait plus de texte mais des dessins caricaturant son visage avec une douzaine de verrues de différentes grosseurs. Il entendit même une voix prétendre qu’il trouverait dorénavant son destin écrit dans ces pages. Il se mit à paniquer. Il attribua ces troubles à la fatigue. Pourtant rien ne l’oppressait : pas de surmenage, son travail de guide touristique clandestin était même assez calme. Mais quelque chose le tracassait et il ne l’identifiait pas. Quand il se pencha pour prendre sa longue pipe et la bourrer de kif, il comprit que c’était cette herbe qui lui jouait des tours. Il la déposa et but un grand verre d’eau. Il avait toujours fumé mais pour la première fois il sentait que le kif provoquait des hallucinations.

Quand il reprit le roman de Kafka, après une longue sieste, le livre n’avait plus rien d’anormal. Aucune rature ni dessin. Il se regarda dans le miroir et sourit comme pour se dire « arrête tes conneries ».

La couverture des Dieux ont soif d’Anatole France était blanche et apaisante. Son ami José lui avait offert ce roman en lui recommandant de le lire au plus vite : « Quelle chance tu as de découvrir ce chef-d’œuvre ! »

Il plongea dans la lecture. Il lui semblait entendre la voix de la révolte. Il était enchanté. C’était le genre de littérature qu’il appréciait le plus. Il se mit à rêver et vit son père sur un âne, perdu dans la chaleur d’un village désert, crier : « Pardon à Dieu de lui avoir donné un fils mécréant, qui ne respecte rien, qui a fait de la révolte sa seule religion ; cela n’a rien à voir avec notre histoire, nous sommes des monarchistes loyaux, nous ne voulons couper la tête de personne ! Que Dieu lui pardonne ! » Il se dit que chez nous personne n’irait faire payer quoi que ce soit à un père, que nous avions une relation quasi religieuse avec les parents. On les acceptait comme ils étaient et on ne leur manquait jamais de respect. Sinon, c’était la rupture et le rejet public.

Hafid était un rebelle mais pas un mauvais fils ; il n’arrivait pas à en vouloir à ce père qui l’avait abandonné. Quant à sa mère, elle aurait disparu après avoir été vendue à un riche propriétaire terrien de la région de Meknès.

 

Un jour Hafid expliqua à son oncle et bienfaiteur Amir, sans hausser le ton, son point de vue : « Les Français n’auraient jamais dû déposer le roi, ils l’auraient laissé en place et la monarchie se serait éteinte d’elle-même. Or, en en faisant un héros, et Mohammed V est un héros, ils ont condamné le Maroc à perpétuer le système monarchique et l’ont renforcé, la preuve, tout le peuple est dans la rue réclamant son retour sur le trône de ses ancêtres ! Moi, je n’ai rien personnellement contre cette famille, mais franchement, pour combien de temps resterons-nous des sujets, soumis, faisant allégeance à un roi ? Je suis peut-être le seul à penser de la sorte. Mais je te dis ce que je pense à toi, mon ami, mon oncle. Tout en sachant que si je parle, je serai lynché. Alors je m’en vais, pardon ! » Amir lui démontra que les systèmes républicains n’étaient pas forcément des démocraties, lui cita l’exemple de l’Égypte où Nasser venait de prendre le pouvoir par un coup d’État militaire. Il lui dit en homme prudent combien ce pays avait besoin de stabilité et que le roi en tant que commandeur des croyants était le seul capable d’unir les Marocains sous la bannière d’un islam tranquille.

Hafid savait que sa position était ultra-minoritaire, mais il n’en faisait qu’à sa tête. Il avait arrêté de faire le guide, d’autant que les autorités avaient mis sur pied une milice contre les guides non officiels. Sa décision était prise : s’exiler. Il avait passé en revue plusieurs pays, son choix était fait : la Suède. Il disait que c’était son rêve, son ambition. Pourquoi ce pays ? Parce que à l’époque la Suède venait d’adopter quelques centaines d’enfants orphelins après une guerre civile dans un pays africain. La presse en avait longuement parlé et Hafid s’était senti non seulement orphelin mais aussi africain ! En plus, il s’était renseigné sur le système politique des pays nordiques.

Mais il n’avait pas de passeport et comptait sur Amir pour lui en obtenir un. C’était difficile. Ceux qui en délivraient étaient pour la plupart des fonctionnaires algériens avec un statut de Français. Ils étaient nombreux à travailler dans la police et le renseignement. Les nationalistes les évitaient et ne cachaient pas leur réprobation. Le futur mari de Fatiha connaissait quelqu’un qui travaillait discrètement pour la police française. Il intervint auprès de lui pour faire établir un passeport à Hafid, né à Fès de père marocain et de mère guinéenne. Avec une enveloppe glissée dans le dossier, parmi les documents demandés, Hafid obtint son passeport et, sans prévenir personne en dehors d’Amir qui lui avait donné de l’argent, remplit une valise de livres, prit le bateau à Tanger, puis le train à Algésiras jusqu’à Stockholm qu’il découvrit un soir de décembre entièrement couverte de neige.

Il n’avait jamais vu cette chose dont on parlait dans les romans. C’était étrange et assez euphorisant. Comme un enfant, il faisait des boules avec la neige et les passait sur son visage. Il était si heureux de fouler le sol de ce pays rêvé qu’il ne ressentait pas tout le froid. Il avait un contact là-bas, un compatriote qui avait suivi une touriste d’un certain âge. Il fut bien reçu et de nouveau, il fallut remplir des dossiers, raconter un peu sa vie, les raisons de l’exil, etc. Son ami le mit en garde contre un fait important : « Ici, on ne ment pas ; pas besoin de dramatiser ta situation ; ici, un Blanc est l’égal d’un Noir ou d’un métis, c’est ton cas, n’est-ce pas ? Alors sois droit, les Nordiques sont droits, ils ne sont pas méditerranéens ; pas de gestes démesurés ; pas de familiarité ; tu as les mêmes droits que tous les autres citoyens. Tu vas commencer par apprendre la langue, et ensuite tu chercheras un travail, l’important c’est d’être sérieux et aller droit au but. Pas de politique, je veux dire, oublie ta hargne contre la monarchie marocaine, cela ne les intéresse pas. Si tu te conduis correctement, tu obtiendras tout ce que la loi autorise, mais à la moindre mauvaise action, tu seras renvoyé chez toi sans ménagement. Mais je sais que tu es intelligent, tu vas réussir. Oublie tes idées anarchistes et un peu délurées, OK ?

— OK ! Tu peux compter sur moi. Je n’ai qu’une religion : le sérieux, la rigueur et le droit ! »

Quelques mois plus tard il envoya à son bienfaiteur Amir une photo où il posait dans les bras d’une jolie blonde, plus grande que lui. Ils étaient dans une station de ski. Amir se fit cette réflexion : Au Maroc, il n’aurait jamais été dans les bras d’une femme blanche et il n’aurait jamais connu le ski ! On devrait envoyer un bouquet de roses à la famille royale de Suède !

 

Depuis la naissance des jumeaux, Amir avait pris conscience d’une réalité qu’il voyait de loin jusque-là parce qu’elle ne le concernait pas. Le racisme était bien installé dans les mentalités de tous, des riches comme des pauvres, des gens de Fès comme de ceux des autres villes. Pourtant la population marocaine n’était pas entièrement blanche. Il y avait certes des descendants d’esclaves qui vivaient, notamment dans le sud, et qui occupaient des postes subalternes. Les plus méritants étaient choisis pour faire partie de la garde royale. Le roi avait donné l’ordre que cette garde particulière soit uniquement composée de Noirs. Preuve éclatante d’un racisme presque inconscient qui n’offusquait personne à part évidemment ses victimes. Mais personne ne bougeait, personne ne réagissait à cet état de choses dans un Maroc encore sous protectorat, à la veille de l’indépendance.

 

Après le mariage de Fatiha, Mohamed, le fils aîné, ainsi qu’Aziz partirent étudier au Caire après avoir obtenu une bourse d’une confrérie musulmane. Le père n’y avait vu aucun danger, croyant en la bonté de ces musulmans qui déjà agissaient dans l’ombre. Loin de lui l’idée d’avoir livré ses enfants à un mouvement politique qui, en Égypte, militait contre la modernité. Il ne restait à la maison que Karim, qui s’occupait avec amour de ses deux petits frères tout en passant pas mal de temps sur sa machine à écrire où, comme il le disait, il tenait son « journal ». Lalla Fatma dépérissait dans son refuge. Dès qu’Amir s’absentait, elle donnait des ordres pour que les enfants de la Noire mangent les restes dans la cuisine. Nabou lui échappait dans la mesure où elle l’évitait et ne l’affrontait jamais, ce qui la mettait dans des rages terribles.

Amir avait de plus en plus de mal avec son commerce. Les grèves fréquentes et les manifestations décourageaient les clients. Il en parla avec Brahim, son frère aîné qui avait quitté Fès au début des années quarante pour s’installer à Tanger où il avait ouvert plusieurs bureaux de change. Après réflexion, il encouragea Amir à le rejoindre dans la ville du détroit qui était prospère et florissante.

 

Lalla Fatma mourut dans son sommeil une nuit où une forte tempête s’abattit sur Fès et faillit tout emporter sur son passage. On dut attendre la fin des pluies diluviennes pour l’enterrer et recevoir les gens venus présenter leurs condoléances. Les trois jours consacrés aux funérailles semblèrent interminables. Il fallut nourrir les gens, les loger et répondre à ceux qui posaient des questions déplacées sur Nabou. « C’est la nouvelle domestique ? » disaient les uns, sachant pertinemment qui elle était. D’autres n’y allaient pas par quatre chemins et l’accusaient d’avoir précipité la mort de Lalla Fatma. Toute cette méchanceté était gratuite. Dieu avait créé l’humanité en blanc. Les Noirs étaient des erreurs de la nature qui n’avaient rien à faire dans les grandes familles élues de Dieu et bien aimées par son prophète. Voilà ce qu’on murmurait pendant ces journées de deuil qui rassemblèrent une population hétéroclite. On y croisait l’oncle obèse qui avait un avis sur tout et ne se gênait pas pour le donner. Il avait un tic et ne pouvait s’empêcher de se curer le nez en public. Son épouse, connue pour être une langue de vipère, se contentait de lancer des regards haineux aux jumeaux et à leur mère qui se tenait tranquille dans un coin, vêtue de blanc, couleur du deuil. Il y avait le frère cadet d’Amir, avare et sec, qui ne cessait d’évoquer le problème de l’héritage. Il disait : « Manquerait plus que ça ! Des Noirs dans la famille noble descendant de la lignée du prophète. Va falloir faire attention, les femmes noires sont connues pour pratiquer la sorcellerie. Ce sont elles qui, avec les juifs, ont inventé ce qu’on appelle “la magie noire”. Normal, deux espèces qui nous en veulent ! » Un cousin, polygame et heureux de profiter de ses rentes, proposa de trouver à Amir une jeune et belle femme de Fès, blanche et pure : « Faut pas le laisser seul avec cette esclave ; il paraît que ces femmes ont des trucs sexuels qui rendent fous les Blancs ! » Il y avait aussi le maître d’école coranique, maigre et édenté, qui avait toujours une main sous la djellaba pour tenir son pénis dont il ne contrôlait pas les réactions. Il racontait qu’une fois une domestique métisse lui avait jeté un sort au point qu’il avait dû changer de quartier, répétant à qui voulait l’entendre que Dieu punit sévèrement l’adultère surtout avec des femmes de couleur. Et puis, enfin, il y avait Brahim, le frère aîné, celui de Tanger. Il fut le seul à aller vers Nabou et lui présenta ses condoléances en lui disant de ne pas se préoccuper des remarques de ces imbéciles. En partant, il lui rappela que sa maison leur était ouverte : « Vous et vos enfants vous serez toujours les bienvenus chez moi. »

Amir avait du chagrin, même si la mort de son épouse était aussi une délivrance et que telle était la volonté de Dieu. L’ordre des choses était à présent brisé. Il fallait réorganiser sa nouvelle vie en famille. Il répondait aux uns et aux autres par des formules de politesse de circonstance, ajoutant un verset sur la tolérance rappelant que Dieu avait créé l’humanité diverse et semblable, que la seule différence entre les êtres était dans la force de la foi et dans la rigueur du savoir.

Après la cérémonie du quarantième jour anniversaire de la mort de Lalla Fatma, Amir décida de faire un voyage à Tanger pour repérer ce qu’il pouvait y faire et voir dans quelles conditions il pourrait s’y installer avec sa femme et ses enfants. Son frère lui conseilla de ne pas perdre de temps et de vite aller chercher sa famille. Les affaires semblaient prospérer et il ne fallait pas y regarder de trop près. Ville frontière, Tanger ne dérogeait pas à la règle. Tout y était possible. Époque faste pour les uns, triste pour ceux qui tenaient encore à leurs principes et valeurs.