Tanger, 2010. Hassan avait un plaisir : emprunter la voiture allemande de son frère Houcine, aller chercher son fils Salim et s’en aller rouler avec lui sur la nouvelle rocade qui contournait la ville. Elle partait du port, longeait la mer jusqu’à la Rivière des juifs, un quartier populaire de la ville. Il lui arrivait de s’arrêter et d’observer la Casbah vue de dos. Sur la falaise on pouvait apercevoir quelques baraquements en zinc et puis les maisons qui donnent sur le début de l’Atlantique. Il y avait là la célèbre maison d’Yves et de Charles, York Castle, maintenant en ruine, le palais Forbes, les terrasses du café Hafa et les petits palais de certaines célébrités. Hassan aimait réussir à localiser la maison de Ralph et Juan Carlos, quasi invisible. Souvent, il faisait un petit signe de la main, comme si sa mère était à la fenêtre et pouvait le voir.
Paul Bowles était mort maintenant, ainsi que la plupart des gens de sa génération qui se retrouvaient à Tanger pour fumer et s’envoyer en l’air avec des « garçons pas chers », comme disait Allen Ginsberg, l’un des poètes « Beat ». La ville avait bien changé. Dans les maisons somptueuses récemment restaurées par des décorateurs et des artistes venus de Londres et d’ailleurs ne subsistait plus rien de l’esprit du vieux Tanger, de ses mythes et de ses légendes. Et l’arrivée impromptue de jeunes Subsahariens qui avaient raté leur traversée vers l’Europe avait achevé de modifier le visage et le corps de la ville.
Le vent d’est soufflait de plus en plus fort ; quelque chose s’était perdu. Certains diraient le charme, d’autres parleraient d’une âme froissée, une mémoire bourrée de trous. La zone industrielle était devenue immense et polluait en toute impunité.
Nabou s’occupait toujours de la maison de Ralph et Juan Carlos. Son âge avancé et ses rhumatismes la fatiguaient. Hassan et Karim l’aidaient le jour du grand ménage. Salim lui donnait quelque inquiétude. Il lui arrivait de pleurer, de réclamer sa mère. Nabou le consolait en lui disant combien elle l’aimait. Zineb, l’épouse de son père, était souvent maladroite avec lui. Sa relation avec Hassan était fragile et la satisfaisait de moins en moins. Un jour, excédée par cette situation, elle prit ses affaires et retourna vivre chez ses parents.
Quant à Houcine, on le voyait moins souvent. Sa boutique ne désemplissait pas. Il avait le projet d’en ouvrir une autre boulevard Pasteur et espérait y intéresser son jumeau. Mais Hassan était habité par tant de questions qu’il ne pouvait pas faire sérieusement autre chose. Il se sentit peu à peu devenir un de ces Noirs qui rôdaient autour des cimetières. Miné par ses échecs, il était devenu, avec les années, un homme très sombre, très renfermé.
Hassan passait la plupart de ses journées à se promener seul dans la ville, sans véritable but. Sur son trajet, il croisait souvent des Africains qui mendiaient. Ils étaient toujours plus nombreux à Tanger. Il avait entendu sur eux ces rumeurs qui disaient qu’il n’y avait plus de chats dans la ville parce qu’ils les mangeaient. Les versions variaient d’un café à un autre, d’un hammam à un autre.
Ce jour-là, il s’arrêta un long moment sur son chemin, s’adossa contre un pilier, fixa un homme qui devait avoir son âge, le regarda avec insistance et sympathie, puis se concentra et s’imagina dans sa peau. Il se vit traînant dans les rues à la recherche d’un travail ou de quelques pièces pour manger. Hassan avait cette capacité secrète de se projeter dans la vie des autres et dans les situations les plus complexes. Il avait rêvé un moment d’être comédien, mais il n’y avait aucune structure à Tanger pour apprendre et encore moins pour exercer ce métier. Soudain il sentit monter en lui une fièvre froide. De la sueur perlait sur son front. Sa vue s’embrouillait. Sa langue s’était figée. Tout son corps subissait une étrange transformation. Sa peau noire brillait et il était persuadé de porter un masque blanc. Un silence pesant régnait tout autour comme s’il avait été écarté de la vie ambiante et qu’il changeait de peau. Il était à côté de lui-même, entouré de silence, comme dans un spectacle muet.
Il décida de réagir, mais sentit que ses mouvements étaient lents et sa voix lointaine. Les Africains autour de lui souriaient malgré leur détresse. Ils s’esclaffaient, faisaient du bruit mais il n’entendait rien. Il faisait maintenant partie de ce groupe tout en lui étant étranger. Il se mit à avancer et se dirigea vers la station des taxis en bas de la rue de Fès. Il sentit qu’il était guidé par quelque chose. Il se dit : C’est l’appel du destin, je le sens, j’en suis sûr.
Après s’être brusquement ressaisi il gagna une rue, héla un taxi collectif, une grosse Mercedes jaune datant de plusieurs décennies, et dit au chauffeur : « Emmenez-moi à Saddam. » Après un moment, il demanda au chauffeur : « Au fait, pourquoi ce quartier porte-t-il ce nom ? » Un barbu en djellaba blanche lui répondit : « Saddam, comme Saddam Hussein. C’est un martyr, il a été humilié et ensuite assassiné par les Américains. C’était un grand patriote, il s’est battu contre l’Iran pour ses frères arabes et ensuite, les frères arabes, tous des vendus, l’ont abandonné. Voilà pourquoi notre quartier mérite le nom de Saddam… et nous sommes fiers de lui avoir donné son nom… Chez toi, en Afrique, vous avez pas Saddam, vous avez Bokassa ! » Un grand rire s’ensuivit.
Hassan aurait pu lui rappeler les crimes que Saddam avait commis contre son peuple, mais parler avec un barbu lui parut inutile, il se dit : Ça commence par des salamalecs ensuite ça dégénère… Pas envie de me justifier… Le barbu a ses convictions, moi j’ai les miennes, ça sert à rien de les confronter, de toute façon il m’a déjà catalogué, je suis africain. Avec ces gens-là, on ne discute pas, on approuve ou on se tait… C’est la preuve que nous ne sommes pas démocrates. Le voisin qui refuse de baisser le son de sa télé est de la même espèce, égoïste, intolérant et arrogant. Lui aussi met l’islam à toutes les sauces. Et puis cet autre encore qui se permet de ne pas payer les charges de son appartement parce qu’il considère que tout lui est dû. Ou cet avocat, connu pour perdre tous ses procès, qui veut faire la loi, empêcher les couples non mariés d’habiter dans son immeuble. Lui aussi fait partie de cette ligue de la vertu contre le vice. Impossible de discuter, aucune liberté pour exprimer un point de vue opposé. Hassan, lui, savait à quoi s’en tenir. L’islam avait bon dos. Il aurait voulu leur expliquer qu’ils confondaient tout et excusaient leur bêtise au nom d’un islam qui n’avait rien à voir avec leurs comportements égoïstes et fanatisés. Il se dit : Dans ce taxi il y a le Maroc avec ses croyants et ses opportunistes, avec ses préjugés et ses outrances et puis il y a moi, qui ne suis pas bon musulman et qui ne peux pas le dire, qui suis perçu comme un étranger, un mendiant venu du Sahel. Il y a mon désir d’en découdre avec ces gens et en même temps il y a la réalité car je n’emporterais aucune victoire, au contraire, ils me lyncheraient s’ils le pouvaient. Il vaut mieux se taire, faire profil bas et oublier.
Il était dans ses pensées quand le chauffeur lui hurla :
« Oh toi, le Kahlouch, on est arrivés, descends. »
« Kahlouch », c’est-à-dire : négro, esclave, en arabe… Hassan avait tellement entendu cette insulte qu’il avait fini par ne plus y répondre. Il aurait pu leur dire : « Espèce de Khoroto », le surnom que l’on donne aux Marocains blancs qui ne réussissent rien, mais ça ne servait à rien. Khoroto ! L’important ce jour-là, c’était d’aller voir de ses propres yeux dans quelles conditions vivaient les Subsahariens.
Après avoir un peu déambulé dans le quartier Saddam, il trouva un café en face d’un des principaux squats et s’installa. Non loin de lui, quelqu’un racontait qu’une bagarre avait éclaté la veille entre des Africains paisibles et de nouveaux arrivants. Une question de toilettes. Le nouveau chef avait décidé que personne n’avait le droit d’utiliser ses toilettes. « Sinon ? » avait crié quelqu’un. « Sinon, je te couperai la bite ! » Il n’avait pas l’air de plaisanter.
Hassan était dans une zone de la ville où la police n’entrait qu’exceptionnellement. C’était ainsi depuis quelques années. Les gens s’organisaient entre eux. Il y avait des chefs et un certain ordre y régnait tant que personne ne cherchait à contrarier celui qu’on appelait « le Boss ».
C’était un petit gros, yeux verts, des rides sur tout le visage. Impossible de lui donner un âge. Il était tout dans ce quartier où il contrôlait le passage du hachisch, et choisissait les filles pour les envoyer se prostituer à Málaga et à Marbella. Le Boss avait plusieurs surnoms : Dib (le loup), Manchar (la scie – on raconte qu’il découpait ses victimes avec une scie), Wazir (le ministre, car il circulait en limousine noire et vitres fumées), Nzak (mercure, il était insaisissable). Le Boss passait à l’improviste et réglait les problèmes en suspens. Évidemment, il n’habitait pas là, même s’il tenait à y avoir ses propres toilettes ; personne ne connaissait son domicile. Il était hyper protégé, et lorsqu’un de ses gardes lui causait du tort, il le faisait disparaître. On racontait que s’il vous disait : « Cette nuit nous allons pêcher ensemble », c’est que votre dernière heure était arrivée.
Un jour, alors qu’il régnait sur un autre squat qui était la propriété d’un de ses associés mort d’une crise cardiaque, il surprit un de ses hommes en train de donner des informations à un policier en civil. Il le laissa faire, changea tous ses plans, fit venir son petit cousin d’à peine vingt ans, lui mit un revolver à la main et lui donna l’ordre d’abattre « le traître ». Le gamin refusa. Il lui arracha l’arme de la main et envoya une balle dans le front de chacun. C’était le premier jour du ramadan, sur la falaise de Rmilat, face à la ligne de rencontre de l’Atlantique et de la Méditerranée.
Il arrivait au Boss de faire preuve de générosité à l’égard des malheureux Africains dépouillés de leurs biens qui traînaient dans les rues de Tanger. Il affrétait un bateau qu’il remplissait avec une cinquantaine d’hommes et de femmes, en échange d’une somme modique, et donnait des ordres pour les faire passer en Espagne. Une fois partis en mer, il demandait à l’un de ses hommes d’informer la Guardia civil d’Almería… Les passagers étaient accueillis à leur arrivée par une armée de policiers et de gendarmes auxquels ils se rendaient sans résistance. On les renvoyait ensuite dans leurs pays après quelques jours passés dans un centre de rétention.
De temps en temps, dans ces quartiers déshérités, les squatteurs marocains déclaraient la guerre aux Africains. Tanger montrait alors son visage le plus laid et le plus inquiétant. Ce Tanger-là était inconnu, il ne faisait pas partie du paysage. Pauvre et misérable, chaotique et délinquant, marginal et corrompu, il ne serait venu à l’idée de personne de se rendre dans cette partie de la ville. Hassan en connaissait l’existence, mais avait eu, jusqu’à présent, trop peur pour se rendre compte de la situation. Peut-être à cause de la couleur de sa peau, il se tenait loin de cet autre corps de Tanger, de cet autre visage plein de trous et de pus. Il s’en sentait proche cependant, lui, Noir parmi des Noirs, il savait qu’un rien le séparait de ces clandestins sans papiers, candidats au malheur et à l’exil précaire et en permanence sous la menace.
Il en avait parlé avec son frère, Houcine. Pour lui, ce monde-là était un enfer qui échappait à l’ordre, à tous les ordres. C’était le règne du plus fort. La mafia y avait des complicités avec des éléments de la police et de la gendarmerie. Houcine, lui, préférait vendre ses produits de maquillage aux femmes qui défilaient dans sa boutique et qui, pour certaines, attendaient l’heure de fermeture pour s’y engouffrer et retirer leur djellaba. Un jour, avait-il raconté à son neveu, un mari avait débarqué en criant comme un fou. Il l’avait prié de baisser le ton. L’autre était furieux. Il lui reprochait d’avoir vendu à sa femme un parfum qui attirait les hommes et il avait peur de se retrouver cocu. Tout le monde s’était mis à rire. Une femme âgée avait réclamé ce parfum miracle. Le mari était reparti en pestant. Houcine, dans sa jeunesse, avait mené une vie de tombeur, à l’opposé de celle de son jumeau. Bon vivant, il ne se sentait responsable de rien.
Récemment le roi avait décidé de frapper un grand coup au nord de Tanger afin de semer la panique dans le milieu des trafiquants de kif. Une opération d’envergure avait suivi. Mais la police fut déçue, elle ne trouva sur place que des subalternes. Les vrais chefs avaient pris leurs précautions et avaient disparu du jour au lendemain.
Hassan sortit du café et reprit sa déambulation. Le quartier Saddam n’avait aucun charme. Il avait été construit à la va-vite, à la faveur d’un plan d’urbanisme conçu un peu n’importe comment. Pas un seul arbre à la ronde. Tous arrachés. Il faut être riche pour avoir droit à un espace vert. La plupart des bâtiments étaient inachevés. Pas même de chaux sur les façades : on voyait les briques rouges à nu, dont certaines étaient fêlées. Et partout des cafés, aménagés dans des hangars ouverts sur la rue, avec des tables en Formica et des chaises en plastique comme seul mobilier. Les vendeurs de fruits et légumes étalaient leur marchandise à même le sol. Des pêcheurs criaient : « Sardine fraîche, sardine fresca, sardine d’aujourd’hui, dix dirhams… » Un type, un peu plus loin, vendait de la crème à raser, des fleurs en plastique et des horloges avec la photo de la Kaaba en fond de cadran. Un Africain exposait des bibelots de son pays, à côté un garçon proposait des cigarettes au détail et un autre des dvd piratés. Un boucher faisait griller des têtes de mouton et un gardien de voitures faisait la loi.
Hassan écarquilla les yeux et se demanda s’il était toujours à Tanger. Une mosquée au milieu de la grande rue, pas d’école ni de dispensaire. Des hommes habillés en Afghans, longue robe noire, taguia grise sur la tête, se promenaient, certains suivis par des femmes tout de noir vêtues. Il n’en fut pas surpris outre mesure. Il avait entendu parler de ces gens qui pratiquaient un islam inventé par des ignorants.
Il fit le tour du quartier, rencontra d’autres Africains qui vendaient des boîtes de Kleenex, de faux sacs Louis Vuitton, des produits chinois. Certains étaient assis par terre ensemble comme s’ils attendaient un bus, un train, une caravane ou mieux encore un prophète qui les sortirait de là, les emmènerait loin, très loin de ce petit enfer quotidien. Mais Hassan savait qu’aucun saint ou prophète ne penserait à s’arrêter là et que personne ne serait sauvé.
Hassan avait des intuitions fortes qu’il recevait comme des messages. Ce mélange de couleurs et d’épices, ces odeurs pas très bonnes, cette agitation scandée de temps en temps par l’appel à la prière le mirent pour la deuxième fois de la journée dans un état second. Il sentait de nouveau qu’il ne s’appartenait plus. Un charlatan, sorte d’hypnotiseur sans talent, se tenait là devant lui et criait que la fin du monde était imminente, qu’il fallait renoncer aux vices et revenir à la vertu essentielle, celle enseignée par le prophète de tous les temps, le seul à intercéder en faveur des mauvais croyants, ceux qui ont le cœur et le corps ravagés par le Mal… Le charlatan s’arrêta soudain de hurler et pointa d’un doigt menaçant un groupe d’Africains, terrorisés par son discours : ils sont noirs comme le péché, noirs comme la nuit du crime, noirs comme la grande porte de l’enfer… Les Africains se regardèrent et préférèrent l’ignorer.
Chez Ralph et Juan Carlos, Hassan était parfois en contact avec un milieu sophistiqué de gens huppés, bien dans leur peau, argentés et fiers de leur extravagance festive. Il avait pu maintes fois mesurer combien Tanger était une ville complexe, flirtant avec des perversités et des contradictions que seul le vent d’est réussissait à calmer. Où était sa place ? Qui était-il ? Il était si silencieux, incapable de dire ce qui le hantait, il s’était toujours senti livré à lui-même, sans repères. Il pensait souvent à son père parti trop tôt, et sur la tombe duquel il n’allait jamais. Il pensait aussi à sa mère qu’il aimait tant. Soudain le visage de Nabou, si noir, si brillant, s’imposa à lui, comme une image dans un rêve éveillé. On aurait dit qu’elle était là, assise contre le mur, mâchouillant un bâton de réglisse, l’air absent, comme si elle n’attendait rien ni personne. Et plus il observait les hommes accroupis sous le soleil, plus l’image de la belle dame africaine se précisait et grandissait. Elle souriait, peut-être lui faisait-elle signe de la rejoindre.
Le charlatan revint vers Hassan et lui dit sur le ton de la confidence : « Méfie-toi de ces Noirs, ce sont les rejetons de Satan. Toi, tu n’es pas un vrai Noir, tu portes un masque blanc, ça se voit de loin. Tout le monde parle de Bilal, l’esclave noir affranchi par notre prophète bien-aimé. Mais ces Noirs ne sont pas des croyants comme toi, certains portent une croix, d’autres prient devant des arbres, il faut qu’ils repartent chez eux, ils n’ont rien à faire ici. Il y a assez de misère chez nous… »
Hassan ne lui répondit pas, passa la main sur son visage comme s’il voulait s’assurer qu’il ne portait aucun masque. Il s’éloigna et fut pris de nouveau d’un sentiment étrange : Et si l’un de ces hommes était un de mes arrière-cousins, un frère, un parent, quelqu’un dont je porte les gènes et le regard ? Et si c’était moi qui étais assis à scruter l’horizon et attendre un miracle ? Et si c’était moi l’espoir et l’honneur de la tribu choisi pour tenter la traversée vers le paradis ? Oui, c’est moi, c’est bien moi. Ma peau est noire, tout à fait noire, elle ne craint pas le soleil, elle brille à son toucher… Je suis africain, j’ai marché des jours et des nuits dans les sables, traversé des montagnes, des lacs et des forêts, je suis un clandestin, le clandestin en chef, je sais d’où je viens, mais j’ignore où je vais…
Hassan évita de monter dans un taxi collectif. Il avait assez entendu de commentaires hideux à l’aller pour ne pas avoir à en supporter de nouveaux. Il marcha le long de la route, ne se retourna pas et pensa à son fils, Salim. Il se demandait s’il était assez solide pour supporter cette haine gratuite, s’il était suffisamment armé pour se défendre contre les imbéciles, se reprochait de ne pas l’avoir préparé à vivre dans un pays où le fait d’être noir n’était pas une chance. Le soir, il en parla avec lui. Il lui raconta le quartier de Saddam et ce qu’il y avait vu. Salim venait d’avoir vingt ans, se cherchait encore, voulait faire des études de médecine mais n’avait pas le niveau pour passer le concours. Il était assez attiré par le métier de journaliste. Avec ses économies il avait acheté un appareil photo « Canon » et de temps en temps faisait des reportages qu’il essayait de montrer au directeur d’un journal local qui l’encourageait à poursuivre dans cette voie. Quand il avait l’impression d’avoir fait des images fortes, il les postait sur les réseaux sociaux.
Un matin, Salim repensa à la conversation avec son père, prit son appareil, décidé à aller voir par lui-même ce qui se passait dans ces banlieues dont on disait le plus grand mal. Rue de Fès, il s’engouffra dans un taxi collectif et dit : « Hay Saddam. » Il entendit le chauffeur dire en arabe qu’il allait rejoindre ses frères perdus, ceux-là qui feraient mieux de repartir dans leur jungle parce que le Maroc a assez de problèmes avec les Marocains et qu’il ne peut pas accueillir tous les désespérés de la terre… Salim ne réagit pas. Mais arrivé à l’entrée du quartier, il se surprit en ayant la même réflexion que le chauffeur : pourquoi ces hommes et ces femmes s’entassaient-ils dans cette misère ? Il marchait, sa main droite serrant son appareil photo, observait ce monde qu’il imaginait, mais qui était encore plus impressionnant qu’il ne le croyait. Le manque d’hygiène, la poussière des rues non asphaltées, les odeurs de cuisine, la chaleur et le ciel blanc lui donnaient l’impression d’être loin de son pays.
Il était perdu dans ses pensées quand il entendit un hurlement suivi du bruit d’une chute. Tout de suite une foule affolée se précipita. Il y avait sur le sol une mare de sang. Au milieu, un homme, un Noir, gisait, la tête et le thorax fracassés. Salim fendit la foule et s’approcha du corps qui respirait encore. Il se mit à hurler : « Appelez une ambulance, appelez la police ! »
La police n’était pas très loin. Elle était à la recherche d’un Guinéen soupçonné d’avoir participé au cambriolage de la villa d’un Américain. On avait fini par le localiser dans un immeuble inachevé, devenu un des squats les plus importants du quartier. Les policiers avaient fouillé et retourné systématiquement l’endroit. Entre ces charpentes de briques rouges, grands trous ouverts sur le vide, maladroitement aménagés en espace de survie, il ne pouvait pas leur échapper. Quand le suspect les vit finalement arriver, le menaçant avec des gourdins, il se mit à courir, buta sur un sac de ciment éventré, perdit l’équilibre et tomba du quatrième étage.
Cet homme n’était installé dans le quartier Saddam que depuis peu. Il avait longtemps vécu dans une forêt, portant un nom étrange, « Diplomatique », située à une vingtaine de kilomètres de Tanger centre, non loin de l’Atlantique. Là, avec d’autres, il se débrouillait, pêchait, et dormait dans une cabane. Le reste du temps, il sortait sur le bord de la route et mendiait. Certains automobilistes, pour la plupart des immigrés qui repartaient en Europe, s’arrêtaient parfois et lui donnaient de la nourriture ou quelques pièces. Mais un jour, des familles du coin, qui avaient l’habitude de venir pique-niquer dans cette forêt, firent appel à la police pour qu’elle déloge ces clandestins, les accusant d’être porteurs de maladies qui menaçaient de se transformer en épidémie. À l’arrivée de la police, le jeune Guinéen et sa bande avaient pris aussitôt la fuite et étaient partis se réfugier dans une église catholique espagnole située non loin de là dans le quartier Hasnouna. Le prêtre, un Noir du Brésil, les accueillit en les prévenant : « C’est provisoire, je ne peux pas vous garder longtemps, mais reposez-vous, on va vous donner à manger, vous pouvez vous laver dans la salle à l’entrée, Dieu est avec vous, mes frères. » Un des clandestins se leva pour le remercier et dit : « Nous voudrions que vous disiez à nos frères marocains que tous les Marocains ne sont pas racistes, mais comme dit un dicton de chez moi : “Il suffit d’une dent cariée pour gâcher toutes les autres”. » Sommée de repartir, c’est ainsi que la petite bande avait atterri, quelques jours plus tard, dans le grand squat du quartier Saddam. Des bagarres avaient aussitôt éclaté entre les nouveaux et les anciens, auxquelles les Marocains assistaient sans réagir.
C’est dans cette ambiance survoltée, qui avait duré pendant plusieurs jours, que la police était intervenue, prétendument à la recherche du Guinéen suspect de cambriolage. Son corps gisait à présent quasi inerte, maculé de boue et de sang. Salim était toujours là, penché sur lui, sous le choc. Pas les autres, qui devaient avoir l’habitude de ce genre d’accidents. Il n’eut pas même l’idée de prendre des photos.
Des agents de police venus en renfort dispersèrent les badauds, mais arrêtèrent quelques Noirs qui rôdaient aux alentours et n’eurent pas le réflexe de s’enfuir. Quand l’ambulance arriva enfin, il était trop tard depuis longtemps déjà.
C’est ainsi que Salim se retrouva embarqué avec cinq Africains dans la fourgonnette de la police de Tanger qui, sans ménagement, les avait plaqués au sol, leur avait attaché les mains, les avait pris en photo dans les locaux du commissariat le plus proche, puis les avait fait monter dans un autocar en partance pour Casablanca où un avion déjà à moitié rempli d’autres migrants devait les transporter au Sénégal.
L’appareil photo fut confisqué à Salim. Il protesta au début, réclama son outil de travail, dit qu’il était marocain, de père fassi et de mère sénégalaise, mais personne ne prêta attention à lui. Il reçut un coup sur la nuque et crut entendre un agent qui disait : « Tous les Marocains sont des Africains, mais tous les Africains ne sont pas des Marocains. » Quant aux autres Africains, ils le regardaient comme un traître, quelqu’un qui reniait son appartenance ethnique et voulait se faire passer pour un Blanc, un Arabe, un Marocain issu de la ville de la spiritualité et du creuset de la civilisation arabo-andalouse. Tout d’un coup il eut honte. Son africanité était là, visible, évidente, et il ne pouvait ni la nier ni la condamner. Son sort était scellé.
Salim comprit que sa couleur de peau l’avait déjà condamné et qu’aucune parole ne pourrait rien y faire. Il valait donc mieux cesser de protester. Il habitait pour la première fois son corps et sa peau. Il avait les mains attachées, l’autocar roulait à toute allure, mais il avait changé. De toute façon, il n’avait sur lui aucun document d’identité attestant ce qu’il prétendait être. Il se tut, essaya de fermer les yeux et ne vit rien. Sa tête était vide. Aucune image, aucun son, rien, pas même un souvenir. Une muraille venait de s’écrouler. Les autres Africains dormaient. Ils étaient probablement fatigués, rompus à ce genre de traitement, résignés, ailleurs. Lui n’arrivait pas à fermer les yeux. Il regardait les arbres défiler, le ciel s’éloigner tandis que sa respiration se faisait de plus en plus lente.
Ils arrivèrent à Casa la nuit. L’avion les attendait. On leur avait réservé les rangées du fond. Ils montèrent par la porte arrière, toujours menottés, accompagnés d’un agent qui pestait parce qu’il n’avait aucune envie de faire ce voyage forcé, de surcroît la nuit. On leur distribua un petit pain et une bouteille d’eau. La plupart se rendormirent profondément. Salim, lui, resta éveillé.
Tout se mélangeait dans sa tête. Il s’était pas mal renseigné sur la présence des Noirs au Maroc, avait découvert qu’Ahmad al-Mansour ad-Dahbi, qui avait régné de 1578 à 1603, le fameux héros de la « bataille des Trois Rois », qui avait non seulement mis en déroute l’armée portugaise mais tué leur roi, Sébastien, avait une mère noire, une Peule du nom de Lalla ‘Awda. Quelqu’un lui avait affirmé que la grand-mère de Hassan II était noire. On ne trouvait nulle trace écrite de cette histoire qui était une rumeur invérifiable. Il y avait aussi celui que la presse française appelait la « perle noire », le grand footballeur, Larbi Ben Barek. Et puis ce ministre noir, compagnon et fidèle ami du roi Hassan II, qui avait terminé sa carrière comme ambassadeur du Maroc aux Nations unies… Des Noirs fameux et des Noirs anonymes avaient toujours vécu dans ce pays, prisonnier d’une sorte de déni ou d’amnésie. Tant de racisme, tant de bêtise trouvaient leur justification dans une supposée supériorité des Arabes sur les Africains, vieux réflexe hérité des comportements coloniaux. Ce racisme, présent depuis la nuit des temps, dans toutes les couches sociales marocaines, avait éclaté au grand jour au tournant des années 2000 avec l’arrivée de plus en plus régulière des migrants qui tentaient de traverser le détroit de Gibraltar. Salim savait tout cela mais n’avait jamais imaginé un jour se retrouver dans cette situation, qu’il vivait avec un calme qui le surprenait lui-même.
Salim appréhendait néanmoins l’arrivée à Dakar. Il avait entendu un des policiers parler de façon haineuse : « Retour à l’envoyeur ! Ici pas de poste restante ! » Puis il avait chantonné une vieille chanson : « Black is black ! Noir c’est noir ! »… Il chantait faux, ça n’avait fait rire personne.
À l’aéroport, la police des frontières les accueillit en les insultant. Salim ne comprenait pas la langue dans laquelle ils parlaient. Comme il était le mieux habillé, un responsable le prit pour un chef de bande, et s’adressa à lui en français :
« Alors, t’as pas réussi à emmener tes copains au paradis ?
— Les portes du paradis sont fermées…
— Tu veux faire de l’humour ? Nom, prénom, lieu de naissance. »
Salim voulut dire la vérité, mais il ne fut pas cru. Il jura que son arrestation était une erreur. Il réclama de nouveau son appareil photo qu’un flic de Tanger lui avait confisqué. Il reçut un coup de poing accompagné d’insultes :
« Sale négro ! Toi, marocain ? Toi, musulman ? Toi, de grande famille ? T’as pas honte de mentir et de te faire passer pour ce que tu n’es pas, pour ce que tu ne seras jamais ! T’as déjà vu un clandestin avec un appareil photo ? Moi, je n’en ai jamais vu ! »
C’est le lendemain seulement qu’on vint leur retirer les menottes et qu’on les laissa s’en aller.
Et c’est ainsi que Salim, affamé, sans le sou, humilié, découvrit la ville natale de sa grand-mère. Il aurait voulu se laver et dormir. Il entra dans une petite mosquée, profita de la salle d’eau pour faire sa toilette et des ablutions. Il fit quelques prières sans paroles, il avait oublié les versets à dire, puis il s’adossa contre un pilier et s’endormit profondément. Il ne fut dérangé par personne. Il avait si faim que, pour la première fois de sa vie, il sortit mendier dans les rues. La ville était moderne, elle lui rappelait Casablanca : grandes avenues bien tracées, immeubles très hauts. Ce fut son premier choc. Il s’adressait en français aux gens, mais ils étaient pressés et ne faisaient pas attention à lui. Il se retrouva place de l’Indépendance, pas loin de la gare et du port. Des vendeurs à la sauvette proposaient des objets importés de Chine, lunettes de soleil, poupées, jouets, foulards, éventails… L’un d’eux le harcelait : « Tiens, mon frère, une montre de luxe, pas cher, pas cher, un parfum pour ta femme, une ceinture pour ta maîtresse… » En d’autres circonstances, Salim aurait pu en rire, mais il n’en avait aucune envie. Comme le vendeur insistait, Salim se tourna vers lui et dit : « Fous-moi la paix, t’es chiant ! » L’autre n’apprécia pas du tout, et lui répondit : « Je suis collant, pas chiant ! Collant ! Faut pas m’insulter, quand même ! » Là, Salim éclata de rire et lui demanda de le mener à son patron pour lui proposer ses services. Le gars n’apprécia pas, changea de trottoir et disparut.
Tanger, sa ville natale, lui sembla soudain une planète très lointaine. Ses souvenirs étaient flous. De temps en temps, le visage de sa grand-mère, de son père, puis celui de Karim lui apparaissaient furtivement. Il aurait tant voulu les attraper, les caresser et retrouver ces moments de paix qui régnaient parfois dans la grande maison. Il crut entendre la voix de Hassan lui dire d’aller dans un lieu de prière. Il entra dans une église où un prêtre lui donna à manger. Il ne lui posa aucune question. C’était mieux ainsi. Il pensa un temps se présenter au consulat du Maroc, mais il n’avait aucun document pour prouver sa nationalité. D’une certaine façon, il aimait cette situation qui le mettait à l’épreuve. Être africain, pauvre et démuni, sans famille et sans espoir, n’était-ce pas là le destin de millions de gens dans ce continent riche et pauvre à la fois ? Il décida de ne rien changer à sa condition et de suivre son destin jusqu’au bout. Les insultes et le racisme banal, il connaissait. Il voulait vivre de l’intérieur ce que ses semblables éprouvaient quotidiennement.
Le prêtre, qui avait compris que Salim parlait parfaitement l’arabe, le mit en contact avec Abdallah, un imam qui ne maîtrisait pas la langue du Coran. Contre un peu d’argent, Salim l’aida à apprendre à mieux prononcer certaines prières. Il était content de rendre service à cet homme dont il appréciait la sagesse et la volonté, mais il ne cessait de penser à repartir dans les mêmes conditions que ses semblables dont certains venaient se réunir à la mosquée. Il voulait faire le voyage, le long et périlleux voyage, traverser le Sahara, arriver au sud du Maroc et remonter jusqu’à Tanger d’où partaient vers l’Espagne les candidats à l’immigration clandestine. Jour après jour, c’était devenu son obsession, sa folie.
À Tanger, la famille de Salim était très inquiète. La police disait tout ignorer de cette affaire. On promit à Hassan de diffuser sa photo dans les commissariats et les postes-frontières. Karim était si malheureux qu’il en perdit durant quelques jours l’odorat. Nabou avait deviné que son petit-fils était en Afrique, elle se souvint d’une discussion avec lui où il projetait de faire ce voyage un jour. Mais son inquiétude n’était pas apaisée pour autant. Elle avait appris la nouvelle de la mort du malheureux Guinéen dans le quartier de Saddam, sans faire de lien avec la disparition de Salim.
Karim réveilla Nabou une nuit en lui disant :
« J’ai vu, j’ai… j’ai… vu Salim. Mu-muezzin, mosquée ton pays ! »
Il était ému, sûr de sa vision et rassuré sur l’état de santé de son neveu.
Nabou le remercia et s’imagina Salim faire l’appel à la prière dans une mosquée de Dakar. Pourquoi pas, après tout, se dit-elle.
Karim et Nabou n’avaient pas totalement tort. Au même moment à Dakar, Salim apprenait à Abdallah la manière marocaine d’appeler les fidèles à la prière.
Grâce à son emploi chez l’imam, Salim était propre, mangeait à sa faim et trouvait du plaisir à découvrir cette ville. Il eut envie d’aller sur les traces de sa grand-mère, retrouver quelqu’un qui l’aurait connue, mais il éprouva une sorte d’appréhension et renonça à cette recherche. Il avait peur de ce qu’il pourrait découvrir. Il pensa aussi envoyer un télégramme à Tanger pour donner de ses nouvelles, mais, arrivé à la poste, il fit demi-tour. Après une nuit de réflexion, il se ravisa et rédigea ce texte :
« Chère Ma (c’est ainsi qu’il appelait Nabou), cher père, chers oncles, suis en Afrique, bientôt rentre maison, Salim. »
Le coût était élevé. Il supprima « chers oncles », paya, et le télégramme fut envoyé.
L’imam était originaire de l’île de Gorée. Comme il devait rendre visite à ses parents, il proposa à Salim de l’emmener avec lui, il l’hébergerait dans la maison familiale. Salim accepta aussitôt. En chemin, il lui raconta l’histoire de cette île, qu’il connaissait de la bouche de son père. Sur place, les choses avaient un peu changé depuis l’époque de la traite. On y voyait même débarquer régulièrement des Afro-Américains, de grands gaillards qui venaient en pèlerinage sur les lieux de leurs ancêtres, les esclaves qu’on achetait pour peupler le nouveau monde. Ils prenaient des photos, certains se recueillaient comme s’ils étaient dans une église, d’autres restaient silencieux, distribuaient des billets d’un dollar aux enfants et aux mendiants. Le visage de l’un de ces visiteurs retint l’attention de Salim. Il lui semblait qu’il était connu. Un acteur de cinéma, il l’avait vu dans un film d’action où il jouait l’adjoint d’un flic blanc… Salim fit encore un effort de mémoire : L’Arme fatale, c’est ça ! Danny… Danny Glover et Mel Gibson ! C’était Danny Glover. Il était accompagné d’un autre Afro-Américain qui se présenta à l’imam : Manthia Diawara, professeur à New York University. « Aujourd’hui en Amérique, leur dirent-ils, nous sommes fiers de nos origines, et nous avons, à force de luttes, obtenu des droits… »
L’île, même envahie par les touristes, avait gardé tout son charme. Plus que la trace d’un passé honteux, elle était la mémoire qui remontait fièrement à la surface. Salim et l’imam repartirent quelques jours plus tard à Dakar et reprirent leur travail ensemble.
Salim avait amassé un peu d’argent maintenant. Il ne dépensait à vrai dire quasiment rien. Un soir, tandis qu’il était au café et regardait la télévision, il vit au journal des images de migrants perdus au milieu de la Méditerranée. L’un d’entre eux levait les deux mains et faisait le V de la victoire. Il prit ce jour-là la décision ferme de se rendre à pied au nord du Maroc avec un petit groupe d’hommes de son âge qu’il avait rencontrés récemment. Ils lui avaient dit qu’ils espéraient ensuite réussir à traverser le détroit de Gibraltar pour atteindre l’Europe.
Salim aurait pu tout à fait rester à Dakar, donner des cours de français et d’arabe, se fabriquer une petite vie tranquille, établir une bonne distance entre lui et le Maroc, ou plus exactement certains Marocains. Il aurait pu se fondre dans la foule africaine et vivre au jour le jour comme la plupart des gens, mais quelque chose l’empêchait de se contenter de cela. Il voulait savoir ce que son destin lui réservait, celui dessiné par la couleur de sa peau, par le hasard et par le racisme ordinaire, banal, stupide. Il se souvint d’une phrase que lui disait souvent son père : « Notre destin est notre seul bagage. C’est lui qui nous porte et nous défend contre nous-mêmes. »
C’est au café qu’il avait fait la connaissance de ce petit groupe. Ils avaient l’air de comploter, ils parlaient à voix basse, se méfiaient des regards et semblaient préparer un coup fumeux. Salim comprit très vite qu’ils voulaient entreprendre ce que des milliers d’Africains avaient entrepris avant eux. Mais tous étaient loin d’avoir réussi. Si certains étaient bien installés en Europe, combien étaient incarcérés dans des centres de rétention ou des prisons, et combien encore gisaient au fond du détroit de Gibraltar. Salim se dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre, et tenter cette aventure, malgré ces risques, ne lui faisait pas peur. Il aurait tout à fait pu emprunter de l’argent à son oncle et acheter un billet d’avion, faire le siège du consulat et récupérer ses papiers pour passer la frontière. Il vint s’installer à côté des gars et leur dit : « Je pars avec vous. » Aucun n’émit de réserve. Il était un parmi tant d’autres, prêt à tenter la chance ou le diable.
Ce projet convenait à Salim. Il lui avait suffi de tomber sur quelques agents de police malveillants, frustrés et racistes, qui n’avaient pas voulu l’écouter, ni vérifier ses dires, pour que toute sa vie fût chamboulée. À présent, il ne se faisait plus d’illusions sur l’humanité. Il parla de son prochain départ à l’imam qui essaya en vain de le dissuader. Voyant que sa détermination était ferme, il lui donna une somme d’argent et pria pour sa réussite.
Les membres du petit groupe avaient déjà donné une partie de la somme exigée par le futur passeur à l’un de ses complices, installé à Dakar. Salim paya sans broncher. Il trouva cela onéreux mais ne dit rien. Il pensa que la malédiction africaine commençait là, au moment où on livrait ses économies à un personnage douteux, cachant ses yeux derrière d’immenses lunettes noires et portant au poignet une gourmette en métal sur laquelle était gravé son prénom, « Sam ». Le type était un métis, il avait tatoué sur son avant-bras un serpent se glissant entre des cuisses, avec l’inscription « Love ». C’était donc là que tout démarrait ? L’aventure et l’espoir, le malheur et peut-être la mort ? Salim dévisagea les compagnons avec lesquels il allait entreprendre un long, très long voyage. Il but un grand verre d’eau et dit : « On y va ! »