Pendant tout le temps qu’avait duré le voyage de Salim, Hassan s’était démené pour essayer de retrouver sa trace. Il y avait certes le télégramme envoyé d’un bureau de poste à Dakar, mais cela faisait plus d’un an que la famille n’avait reçu de ses nouvelles. Régulièrement Hassan allait voir un flic qu’il connaissait un peu et qui avait l’air assez compréhensif. Il lui offrait un parfum pour sa femme et lui demandait : « Pas de nouvelles ? — Rien à signaler », lui répondait-il. Apparemment le sort d’un jeune Noir disparu dans la nature n’intéressait pas ses supérieurs. Un jour, pour le rassurer, le flic lui dit, après quelques bières : « Tu sais, les disparus, ça n’existe plus aujourd’hui. Avant, oui, c’était possible, à l’époque que vous appelez les “années de plomb”. Je venais juste de commencer dans le métier et je ne posais pas beaucoup de questions, mais je savais que des gens gênants disparaissaient et qu’on ne les retrouvait jamais. Mais tout ça, c’est fini maintenant ! Tu peux te tranquilliser, ton rejeton doit faire la fête quelque part à Ibiza ou à Marrakech ! Tu verras, un jour, il surgira comme une fleur, t’inquiète pas. »
Malgré tout Hassan avait peur. Peut-être son fils était-il victime d’une erreur. Quelqu’un avait mis de la drogue dans sa poche, ou il avait été pris pour quelqu’un d’autre… Il évitait d’aborder le sujet avec sa mère qui, patiente et sage, priait tous les soirs et attendait le retour de son petit-fils. Mais il lui arrivait de se confier à Karim, qui, avec son sourire et sa tendresse, l’apaisait lui répétant : « Sa… Salim va venir… suis sûr… va bien. »
Les mois passaient sans nouvelles de Salim. Au printemps, la maison fut préparée pour Ralph et Juan Carlos qui venaient y fêter l’anniversaire de leur mariage. Ils avaient prévenu Nabou quinze jours avant pour que tout soit parfait. Comme Hassan était déprimé, c’était Houcine qui était venu aider sa mère à préparer la réception. Parmi les garçons qui devaient faire le service, il y avait un Noir qui s’appelait Alaindelon. Il venait du Mali et travaillait chez un antiquaire anglais qui avait pris sa retraite à Tanger. Il avait depuis quelque temps ses papiers en règle. Houcine lui posa des questions, en lui dissimulant l’histoire de sa famille et le sort préoccupant de Salim.
« Et le racisme ? lui demanda-t-il.
— Le racisme c’est d’abord la pauvreté. J’évite de me trouver avec des Blancs et surtout de leur demander quoi que ce soit. Ils sont pleins de préjugés. »
Après un moment, Houcine lui demanda comment l’Anglais se comportait avec lui. Alaindelon soupira puis dit :
« Nécessité oblige ! »
Houcine n’insista pas, il comprit qu’il devait de temps en temps satisfaire quelques demandes gênantes. Ces choses-là, on n’en parlait pas.
Houcine se rappela les innombrables incidents qu’il avait vécus avec son frère. Il avait toujours admiré son sang-froid, sa patience et son intelligence. Il ne répondait jamais aux insultes racistes et refusait toujours de se battre. Ça s’arrêtait toujours assez vite sans jamais dégénérer. À la mosquée, où il se rendait rarement, personne ne lui manquait de respect. Mais sa foi n’était pas très solide et il se tenait à l’écart de tout ce qui était religieux.
Rien à voir avec leurs demi-frères, Mohamed et Aziz. Partis au Caire, l’un pour étudier la philosophie, l’autre l’architecture en terre selon la tradition de Hassan Fathi, ils avaient été détournés de leurs projets par les Frères musulmans pour devenir des théologiens devant diffuser le rite pur et dur du wahhabisme, du nom d’un Séoudien du dix-huitième siècle obsédé par la vertu et l’application à la lettre des préceptes de l’islam. Ils s’étaient laissé pousser la barbe, la teignaient au henné, portaient des tchamirs blancs, sortes de longues djellabas, et faisaient le tour des maisons pour répandre la bonne parole. Les gens les renvoyaient poliment en leur disant qu’ils n’avaient pas besoin de leurs conseils pour être de bons et paisibles musulmans. Ils avaient essayé ensuite avec Hassan et Houcine qui les avaient écoutés sans répondre à leur discours bien rodé. Nabou n’était pas intervenue, elle les avait laissés se débrouiller avec ces frères qui prétendaient résoudre tous les problèmes avec la religion. Elle disait qu’on avait dû leur laver le cerveau. Karim, lui, avait réagi en revanche assez mal à leur prêche. Il avait dit un seul mot : « Violents. » Pourtant ils n’avaient pas d’armes et n’étaient pas menaçants, mais il avait senti la violence contenue dans leur cœur, il avait lu sur leur visage quelque chose qui lui avait fait peur. Après ça, ils étaient repartis comme ils étaient venus, probablement chargés de prêcher ailleurs, en Mauritanie peut-être où existait alors une confrérie formée et préparée dans les mêmes écoles qu’eux.
Nabou avait deviné la raison de la longue absence de son petit-fils. Et quand Salim, un matin, se présenta à la porte de la maison, elle savait d’où il venait et ne lui demanda rien. Après avoir baisé les mains puis le front de sa grand-mère, il se mit à pleurer dans ses bras comme un petit enfant qui aurait fait une fugue. Il se rendit compte soudain des soucis et des angoisses qu’il avait causés à sa famille. Il aurait pu donner des nouvelles, faire parvenir un message, une lettre, une carte postale, pour les rassurer sur son état. Au lieu de quoi il avait envoyé un jour ce télégramme et puis plus rien pendant des mois et des mois, au point de passer pour mort. Mais ça avait été plus fort que lui. À partir du moment où il s’était retrouvé embarqué dans la fourgonnette de la police et que personne ne prenait au sérieux ce qu’il disait, la couleur de sa peau était devenue sa seule identité, sa seule raison d’exister.
Le soir de son retour, Salim, Hassan son père, Houcine et Karim, ses deux oncles, se retrouvèrent au hammam. Comme Nabou, aucun d’eux ne posa de questions. Ils étaient heureux de se retrouver, unis, décidés à aller de l’avant. Amaigri, les traits tirés, Salim les rassura sur sa santé. Il leur dit en riant : « J’ai fait de la marche, il paraît que c’est le meilleur des sports. »
Après un moment, Houcine lui dit : « Si tu veux t’en sortir, il te faut un travail. » Il se trouvait qu’un de leurs cousins, fils unique de l’oncle Brahim, voulait passer la main avant de prendre sa retraite. Après l’indépendance du Maroc et la réintégration de Tanger, Brahim avait transformé ses bureaux de change en agence d’assurance, que dirigeait encore son fils. Salim accepta aussitôt la proposition, c’était un travail tranquille et des horaires réguliers, il pourrait reprendre pied à son rythme.
Les premières semaines à l’agence se passèrent sans problème. Calme et posé, Salim était un employé modèle auquel on ne pouvait pas faire de reproche. Il se sentait bien de nouveau et voulait recommencer à faire de la photo. Un matin, il mit ses habits neufs, se rasa la barbe et se présenta très tôt au commissariat du deuxième arrondissement. Il espérait récupérer son appareil photo que la police lui avait confisqué.
Il y avait là un va-et-vient incessant. Des flics en civil qu’on reconnaissait à leur manie de parler dans un talkie-walkie d’où s’échappait en retour une voix à peine compréhensible. Des femmes, des paysannes, assises sur un banc, qui attendaient, résignées, on ne sait trop quoi. Des jeunes qui jouaient sur leur téléphone. Des femmes, ramassées la nuit, qui somnolaient dans un coin. Un flic réclamait son thé à la menthe, le garçon s’était trompé et lui avait servi un café au lait à l’espagnole. Il hurlait : « Je déteste le café au lait ! » Salim ne sut à qui s’adresser. Il s’approcha d’un homme en uniforme. Il était gradé. Il lui demanda s’il pouvait lui parler. Il entendit : « Pas le temps ; va voir Zrirek, il peut te renseigner. » Salim comprit qu’il l’adressait à un agent aux yeux bleus. Il l’aperçut de loin, se rappela ses mésaventures, et se dit : J’ai vraiment pas de chance. Ce type va être mauvais avec moi, c’est à peu près sûr qu’il va faire de l’excès de zèle. Salim se présenta :
« Bonjour, je m’appelle Salim Ben Hassan, je suis domicilié chez ma grand-mère Nabou, qui travaille pour M. Ralph, à la Casbah… Je voudrais récupérer mon appareil photo Canon que vous… »
L’agent le regarda et éclata d’un rire nerveux.
« Quel appareil ? Qui est ce Ralph ? Encore un de ces pédés qui se la coulent douce là-haut ? »
Salim tenta de lui raconter l’épisode de son arrestation un an plus tôt avec d’autres Noirs…
« Ah oui, je vois. Tu es le mec qui prend des photos pour les vendre à des journaux étrangers et donner une mauvaise image de notre pays ! Un traître quoi ! S’il n’y avait les droits de l’homme et tout ce bazar des associations, je te mettrais au trou direct et on n’entendrait plus parler de toi ! Mais tu as de la chance, aujourd’hui on ne peut plus faire notre travail comme on l’entend.
— OK. Alors rendez-moi mon appareil photo, c’est mon gagne-pain, je suis journaliste free lance…
— Free quoi ?
— Je suis indépendant, je ne suis pas rattaché à un seul journal !
— Alors c’est pire ! Tu sévis partout. Fous le camp et ne reviens plus… »
Salim comprit qu’il ne devait pas insister. Il sortit de là déprimé. Cet appareil coûtait cher, il avait économisé longtemps pour l’acheter au seul commerçant indien qui restait à Tanger, installé rue de la Liberté, juste avant Socco Grande. Il était à présent convaincu qu’il n’avait pas d’avenir dans ce pays.
Vers 10 heures, Salim partit rejoindre son cousin à l’agence. Il s’ennuya toute la journée, passant son temps à regarder les bateaux quitter le port en partance pour Algésiras ou Tarifa. De temps en temps une barque filait à toute allure. Il s’imaginait aux commandes. Son cousin vint plusieurs fois le rappeler à l’ordre. Il devait rédiger des polices d’assurance, les clients attendaient, il ne pouvait pas rêver.
Mois après mois, l’inquiétude se mit à le gagner de nouveau, sans qu’il sache pourquoi. Quelque chose le travaillait, il doutait de nouveau de son identité. Les photos qu’il prenait avec son téléphone n’étaient pas de bonne qualité. Il ne les publiait pas sur sa page Facebook. Il s’était détaché des réseaux sociaux. Il tenait absolument à récupérer son appareil Canon. C’était devenu son obsession. Il en parla à son père. Un soir, au moment où le commissariat se vidait, Hassan entra et essaya de fouiller un bureau. Son copain flic le surprit. Il lui dit : « Mais tu es fou ! Qu’est-ce que tu fais ? Ton fils est revenu, que viens-tu chercher ici ? » Il lui parla de l’appareil photo. « Là ça me dépasse, répondit le flic, il faut voir plus haut. » Hassan s’en alla avec la nette impression d’accumuler les échecs. Il aurait tant voulu montrer à son fils qu’il était capable de l’aider. Il se présenta chez l’Indien de Socco Grande pour acheter le même appareil photo. Malheureusement il n’y en avait plus.
Cette nuit-là, une voix ou un éclair fit sursauter Salim comme un appel venu en rêve, comme si quelqu’un venait d’entrer dans sa chambre pour lui intimer l’ordre de se lever et de prendre la route vers Tétouan puis Ceuta. Là, des jeunes gens, peut-être ses compagnons africains, l’attendraient. Il pensait souvent à eux et se demandait ce qu’ils étaient devenus. Il lui arrivait de se sentir coupable de les avoir abandonnés. Salim se leva, se lava à peine le visage, enfila deux pantalons en coton gris, un pull, une vieille parka, fouilla dans un tiroir, prit de l’argent et sans se retourner descendit la pente de la Casbah à toute vitesse jusqu’à la gare routière où il monta dans un taxi collectif, direction Tétouan-Mdiq-Ceuta.
Il pleuvait. Le vent redoublait de férocité. Les arbres se perdaient dans un grand tourbillon. Salim n’en avait que faire. Les intempéries ne l’effrayaient plus. Recroquevillé sur le siège arrière de la vieille Mercedes, il s’était collé à un vieillard endormi. Celui-ci était froid. Peut-être était-il mort. Salim se mit à penser à son père. Il avait honte. Tant de tristesse dans le regard de cet homme qui n’avait rien réussi dans sa vie. La peau noire n’est pas une excuse, se dit-il. L’idée de venger ce père qui portait la défaite sur le visage, sur tout le corps, lui donna du courage. Il vit sa grand-mère. Elle avait le regard des mauvais jours. Il chassa ces images de son esprit, ferma les yeux, et eut envie de pleurer. Pas question. Il était décidé à tenter sa chance loin, très loin. Il pensait à l’Amérique. Inaccessible. Le Canada. Oui, pourquoi pas. Vancouver. Il répéta ce nom puis préféra regarder les trombes de pluie masquer la route et le paysage. Tant mieux, se disait-il, je partirai dans le mystère de cette brume épaisse et glaciale. Personne n’ira me chercher là. Il pensa ensuite à Cuba. Peut-être y retrouverait-il sa mère ? Nabou lui avait un jour raconté l’histoire de sa naissance. Il était prêt à n’importe quelle aventure. Mais l’Europe était à sa portée. Ceuta est en terre marocaine, c’est même une ville marocaine occupée par l’Espagne depuis cinq siècles. Un bout d’Europe en pleine terre marocaine, africaine. Pourtant c’est de là qu’il embarquerait pour Tarifa ou Algésiras. La suite, il la laissait en suspens.
Le lendemain matin, en se réveillant, Nabou secoua Hassan, quelque chose s’était passé. Salim avait quitté la maison aux aurores. Son lit était fait, ses affaires bien rangées, mais il manquait le sac à dos en cuir de brebis. Dans le tiroir de la petite commode, il y avait ses papiers d’identité. Hassan comprit tout de suite que Salim était parti tenter une traversée vers l’Espagne. Il s’effondra. Son fils avait été humilié au commissariat et n’avait pas surmonté cette ultime vexation. Lui, si rebelle, si fougueux et si attaché à son indépendance, sa liberté. Hassan regarda au loin les côtes espagnoles, bien visibles ce matin : « Sera-t-il plus heureux là-bas ? »
Nabou lui avoua avoir donné à Salim un peu d’argent. Il avait prétendu qu’un ami lui avait prêté une somme et qu’il devait absolument la lui rendre. Hassan comprit que c’était pour payer le passeur. Il sortit aussitôt et d’un pas rapide retourna voir son copain flic pour lui demander de l’aider. Le flic n’était pas là, on lui dit qu’il était en déplacement. Hassan repartit persuadé qu’un drame allait se produire. Salim s’était certainement rendu à Ceuta, Melilla étant trop loin de Tanger. Depuis quelque temps, c’était par là que les candidats à l’immigration clandestine tentaient le passage. La plupart se faisaient prendre et refouler par les deux polices : la marocaine et l’espagnole. Il appela Houcine pour le prévenir. Son frère le rassura : « Ne t’inquiète pas, Salim ne va pas brûler. Il n’a pas le profil d’un harraga, il doit avoir un rendez-vous avec une jolie fille, c’est tout. »
Hassan raccrocha et se demanda : C’est quoi au juste le profil d’un harraga ? Quelqu’un qui brûle ses documents d’identité et tente la traversée vers l’Europe ? Avoir été humilié dans son pays ? Ne pas trouver de travail et être persécuté par la police ?… Il rentra seulement en fin de journée, prit un calmant et s’endormit.
Durant la nuit, à l’entrée de Ceuta, la Guardia civil tira sur une foule de Subsahariens qui essayaient de forcer le grillage installé sur un lieu de passage ; il était infranchissable. Un agent tira d’abord en l’air, s’ensuivit un mouvement de panique. Salim était en première ligne, accroché au grillage que la pluie violente et les bourrasques rendaient chancelant. Il reçut en plein cœur les balles de la deuxième rafale de mitraillette. D’autres furent blessés. La plupart réussirent à s’enfuir. La police s’empressa de cacher le corps de Salim dans la morgue de Ceuta et consigne fut donnée de tout nier. Après tout, cet homme n’avait aucune existence légale, pas de document d’identité, pas de trace d’une quelconque appartenance. Personne ne traverserait l’Afrique subsaharienne pour réclamer le corps d’un « migrant inconnu ». Telle était, du moins, la conviction de la police espagnole. Mais pas celle de quelques-uns des refoulés qui, repartis tôt le matin à Tanger, se mirent à leur arrivée à parler, raconter comment, cette nuit, un jeune homme beau et sympathique avait été assassiné par la police des frontières.
Hassan perdit connaissance quand il entendit des gens évoquer cette affaire dans un café. Il avait immédiatement compris qu’il s’agissait de son fils. À peu près au même moment, le médecin de la morgue, passé plus tôt que d’habitude, trouva dans la poche arrière du pantalon de Salim une carte postale écrite à l’avance à l’adresse de Mme Nabou, Maison Ralph et Juan Carlos, Casbah, Tanger, Maroc. Le numéro de téléphone était dans l’annuaire. Il appela aussitôt la famille pour la prévenir.
Karim savait que quelque chose de très grave venait d’arriver. Il avait vu en rêve son neveu courant sur la surface de la mer. Il s’était dit : Ce n’est quand même pas un prophète, je n’aime pas cette image. Le matin, il était allé se blottir dans les bras de sa mère et avait pleuré en silence.
Dans l’après-midi, Nabou, durement frappée par ce grand malheur, décida de réunir tous ses enfants dans la maison de Ralph et Juan Carlos. Hassan était effondré. Ils avaient décidé de dormir tous là et d’entourer Hassan de leur amour. Ce fut l’unique fois où il parla de la mère de Salim, qu’il regrettait de ne pouvoir prévenir.
Quinze jours plus tard, la police débarqua à la maison. Un agent en civil demanda à Nabou à voir Hassan, le père de Salim.
« Nous avons besoin de lui poser quelques questions. De la simple routine… »
Il n’était pas là, elle leur donna l’adresse de la boutique de Houcine où Hassan travaillait ce jour-là. Son frère lui avait demandé de l’aider, il devait recevoir des commandes importantes, vérifier la livraison et ne pouvait pas tenir le magasin seul.
Les flics l’interpellèrent sans violence. Un peu comme on propose à quelqu’un de prendre un café pour bavarder sur l’état du monde. Hassan, bien qu’excédé, en conclut que ça n’irait pas très loin. Il connaissait bien les rouages de la police et ses manières. Il pensa à un certain moment à ses demi-frères devenus Frères musulmans. Peut-être que la police voulait des renseignements sur eux. Ou sur Salim ? Il se rappela soudain l’affaire de l’appareil photo. Mais il faisait fausse route.
Au commissariat l’interrogatoire prit très vite un tour absurde :
« Nom, prénom, date et lieu de naissance. »
Pourquoi lui demandaient-ils cela, ils savaient parfaitement qui ils avaient en face d’eux, puisqu’ils étaient venus l’arrêter… Hassan décida de ne faire aucun effort. Il leur répondit : « Je veux boire un café et lire le journal. » Désespéré par la mort de son fils, il n’avait que faire de leurs questions. Il était ailleurs et considérait que, de toute façon, son sort était réglé. Il finit par leur répondre avec nonchalance, tantôt en arabe, tantôt en français, ce qui énerva les policiers qui le firent répéter plusieurs fois. Un petit flic rondouillard, portant un vieux costume marron, une chemise grise et une cravate foncée, hurla à son oreille :
« Si toi, le noireau, tu es le fils d’un nommé Amir, et ben moi je suis peut-être le fils caché de la reine d’Angleterre. »
Le ton montait tellement que Hassan décida de dire n’importe quoi.
« Ma mère est un arbre et mon père un cheval !
— Tu te fous de nous ?
— L’Afrique est mal partie !
— Tu fais le fou pour nous mener en bateau. On connaît la technique. Tu vas pas t’en sortir aussi facilement. Nous avons des photos où on te voit à Hay Saddam, une banlieue à risque. Tu es entouré de Noirs, bien à ton aise, que fais-tu avec eux ? Que leur racontes-tu ? J’imagine que tu leur promets le paradis à Almería. Tu les fais traverser le détroit, tu les exploites, c’est ça ? Sais-tu que notre parlement a voté des lois contre l’esclavage et l’exploitation des pauvres types ?
— Non, je ne le savais pas. Je n’exploite personne, personne.
— C’est ce que nous allons vérifier. »
Soudain, sur un ton ferme, Hassan hurla :
« Rendez-moi mon fils !
— Ton fils Salim ? Mais tu sais très bien ce qu’il a voulu faire à Ceuta. C’est malheureux, mais c’est de sa faute. »
Hassan se renferma soudain, sortit un mouchoir et s’épongea le front et les yeux. Il leur dit doucement :
« Le hérisson est une rose qui pique… l’âne et le gingembre… le minaret est tombé et ils ont pendu le coiffeur… la mauvaise haleine de l’hyène a contaminé la police… »
Les agents se regardèrent perplexes. Ils décidèrent de le laisser seul avec son délire. Dans la pièce d’à côté ils se mirent à discuter en attendant. Décidément les Noirs étaient des gens bizarres, disait l’un d’entre eux. Arriva alors celui qu’on appelait l’« Intellectuel » parce qu’il connaissait par cœur la série des Columbo, ce lieutenant qui résout des énigmes criminelles tout en faisant le naïf. Il leur demanda de sa voix grave pourquoi on s’acharnait sur les Africains en ce moment. Les autres lui répondirent : « Les ordres sont les ordres. » L’« Intellectuel » calmement leur dit : « Vous savez, l’Afrique est la mère de l’humanité et notre avenir à nous tous. » Des éclats de rire stupides et quelques mots déplacés fusèrent.
La mauvaise volonté manifeste de la police à l’égard de Hassan était exacerbée par les incidents inter-ethniques qui s’étaient produits la semaine précédente entre Africains, tous clandestins, et par les consignes fermes qui leur avaient été données. La presse montrait du doigt le manque d’efficacité de la police qui avait mis beaucoup de temps avant d’intervenir pour séparer les belligérants. Il y avait eu des morts par armes blanches et des blessés. Ordre semblait avoir été donné de renvoyer les clandestins dans leurs pays. Tout homme à la peau noire était suspect, et tous ceux qui pouvaient les aider aussi ; c’est dans ce cadre que Hassan avait été interrogé. On avait ressorti des archives les photos trouvées dans l’appareil de son fils. Le flic lui en tendit une où il figurait, espérant l’intimider et le faire craquer :
« Et lui, tu le reconnais ?
— Ce n’est pas moi, c’est le coiffeur qu’on a pendu à cause du minaret et du muezzin qui n’avait qu’une couille… »
Un autre agent arriva avec une enveloppe pleine de photos qu’il étala sur la table. Elles avaient été prises par leurs indics. Hassan était sur toutes les photos, tantôt avec d’autres Noirs, tantôt avec Salim ou seul assis à la terrasse d’un café.
« Tu vas nous dire ce que tu faisais avec ces gens. Et pourquoi tu es seul au café ? Qui attendais-tu ? Avec qui avais-tu rendez-vous ? Quel rôle jouait ton fils dans ce trafic ? »
Hassan ne répondit pas. Il ne parlait plus désormais. Le flic sortit, excédé. Hassan était seul maintenant dans sa cellule devant toutes ces images. Sur la table, puis sur les murs, il vit apparaître des lézards, des araignées géantes, des puces aussi grosses que des mouches, une chauve-souris et un visage tordu, celui d’un djinn. Ces hallucinations l’amusèrent d’abord. Il se mit à sourire tout en laissant tomber sa salive sur sa chemise. Puis il urina sous lui. Il eut l’impression d’un liquide chaud qui le brûlait. Il sursauta, puis fut de nouveau pris de fou rire. Ça sentait mauvais. Il fallait à présent chier, se dit-il, chier jusqu’à ce que la puanteur soit insoutenable, car je dois puer, je dois repousser les gens par ma seule puanteur. Il s’assoupit puis tomba de sa chaise. Il eut du mal à se relever, maudit l’humanité, eut la force de se mettre debout, eut honte de son état, se cogna la tête contre le mur jusqu’au sang. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il ne les essuya pas. Il se coucha par terre, se recroquevilla jusqu’à former une masse informe, cacha son visage avec ses bras repliés et ne bougea plus. Son corps s’était transformé en une chose bizarre, inerte, un tas de pierres grises et noires, recouvertes d’un voile sale. Il était entré en lui-même et ne se souciait plus de ce qui se passait autour de lui. Il était devenu un objet dont on pouvait disposer. On pourrait le jeter dans une fosse ou le réveiller, le laver et le présenter à un juge sévère et impitoyable avec les naïfs, peu importait maintenant. Au bout d’un moment il s’endormit et ne fit aucun rêve, signe que sa vie, son sang, son corps n’étaient plus et que seule son âme résistait dans un coin et gardait son humanité.
On envoya l’« Intellectuel » lui rendre visite. Il fut effrayé par ce qu’il vit. Hassan était nu, ses vêtements étaient déchirés, le sol était maculé d’urine et de merde. Hassan ne répondait plus quand il essaya de lui parler. L’« Intellectuel » appela le commandant en chef. Il arriva peu après avec le médecin de service, se boucha le nez et donna un coup de téléphone.
Le lendemain, Nabou et Houcine qui avaient conclu que Hassan était en garde à vue se présentèrent au commissariat central. On leur demanda des photos prouvant qu’il était bien de leur famille. Quand ils les apportèrent, deux heures après, le flic de l’accueil leur dit :
« Ah, c’est un Noir ! Désolé, mais vous arrivez trop tard. Un avion a été affrété la nuit dernière et cent vingt-huit clandestins sont en route vers le Sénégal. D’autres vont être régularisés, leurs dossiers sont à l’étude. Mais il n’en fait pas partie. Vous voyez, nous faisons du cas par cas, nous sommes humains. »
Nabou était en larmes, elle cachait son visage car elle avait toujours détesté pleurer en public. Houcine se mit à protester :
« Mais vous n’avez pas le droit, pas le droit ! C’est de l’arbitraire et du racisme. Nous allons tout de suite porter plainte et alerter la presse nationale et internationale. Oui, on va vous dénoncer, faire un scandale. Et je ne pense pas que vos chefs apprécieront. Vous ne respectez rien, pas même le chagrin d’un père qui vient de perdre son fils ! »
Justement, arriva un supérieur, sans doute un super chef, quelqu’un du moins qui avait l’air d’être un peu plus responsable que les autres. Il était grand, mince, le visage coupé au couteau et ressemblait étrangement au général Oufkir. Il avait un dossier jaune dans la main.
« Calmez-vous, monsieur, il n’est pas parti. Il a été transféré à l’hôpital, à Beni Makada… »
Houcine se tourna vers sa mère qui avait séché ses larmes :
« Maman, ils l’ont envoyé chez les fous. Beni Makada, ce n’est pas un hôpital, c’est un asile.
— En effet, nous avons préféré l’envoyer dans un asile psychiatrique pour quelques examens. Il a perdu la raison durant l’interrogatoire. Il nous a tenu des propos incohérents, a affirmé que sa mère était un âne et que son père était un arbre, il a déchiré ses vêtements, a fait sur lui…
— Un cheval, rectifia l’agent à côté.
— Bref, il délirait, disait n’importe quoi. Alors on a préféré le faire examiner pour savoir s’il simulait juste pour se moquer de nous. Il affirmait que son frère jumeau était blanc ! »
Houcine cria :
« Mais c’est parfaitement vrai, c’est moi son frère. Hassan est mon jumeau. »
Le chef regarda Houcine, stupéfait :
« On n’a jamais vu ça, l’un noir et l’autre blanc.
— Ça arrive, monsieur, lui dit calmement Nabou, c’est très rare, mais ça existe. Ça ne fait pas pour autant de mon fils un aliéné. »
C’est à ce moment-là que Karim surgit comme un éclat de lumière dans ce commissariat misérable, gris et humide :
— Ha… Hassan, mo… mon frère, où est Ha… Ha… Hassan ? »
Le chef :
« Mais c’est une famille de fous, ma parole ! »
Karim prit le bras du chef, ce qui ne se faisait pas, mais il se laissa faire. Il le regarda en souriant, puis se mit à lui raconter l’histoire de cette « famille de fous ». Il mimait des scènes, répétait des mots, jurait sur le Coran, parla d’un arbre magnifique en Afrique, de l’île de Gorée, entreprit cet homme à l’apparence dure et impitoyable jusqu’à le faire sourire et même s’excuser au nom de ses agents qui avaient maltraité Hassan.
Le chef parla avec quelqu’un au téléphone, on l’entendit dire : « Oui, non, je ne sais pas… Bien sûr… Oui, oui… Bon, je vous attends. » Puis il se tourna vers Nabou et les garçons :
« Une ambulance va le ramener. C’est une erreur, ça nous arrive, vous savez avec tous ces Africains sans papiers qui ne parlent pas, nous sommes très embarrassés. On est complètement dépassés et on attend en vain des ordres de Rabat. Mais votre fils Karim, je sais bien qu’il ne peut pas mentir, ça se voit tout de suite sur son visage, cet homme est une lumière. Mais, pardonnez-moi, Karim c’est aussi votre fils ? Il est blanc, même très blanc… »
Nabou baissa la tête puis dit :
« Oui, Karim est aussi mon fils, je ne suis pas sa mère, mais il est la lumière qui illumine notre famille. Je me demande ce que je serais devenue sans lui. »
Karim prit Nabou dans ses bras et la couvrit de baisers.
Le chef s’essuya le front. Accablé par tant de choses étranges, il retourna vers son bureau. Après avoir refermé la porte, à un de ses agents il ne put s’empêcher de demander : « Explique-moi comment une femme noire, très noire, peut donner naissance à un enfant aussi blanc et à des jumeaux noir et blanc ? »
L’agent se contenta de dire :
« Ça doit être la volonté de Dieu tout-puissant !
— Cherche-moi dans un dictionnaire une explication scientifique, imbécile ! Au lieu d’invoquer Dieu chaque fois que ton ignorance se révèle. »
Hassan arriva deux heures plus tard, l’air égaré, les habits sales et le regard vide. Il sentait mauvais. Ni sa mère ni ses frères n’osèrent s’approcher de lui. C’était un homme abîmé, revenu d’un voyage où il avait failli perdre la raison et peut-être la vie. Pour lui, s’absenter avait été son unique moyen de répondre à la bêtise et à la cruauté. La folie est souvent fabriquée, astiquée, préparée, mise en route par les autres. Même s’il est exagéré de dire que « la folie c’est les autres », les autres y sont souvent pour quelque chose, pour beaucoup même. Son crime, Hassan le portait non sur le visage mais sur tout le corps. Il était noir, et il était puni pour l’inconvénient d’être né ainsi. Ce n’était pourtant ni une tare ni une erreur. C’était humain, tout simplement. Il faudra un jour qu’on sache pourquoi la couleur d’une peau détermine à ce point le destin des hommes, pourquoi elle sauve certains, tandis qu’elle envoie d’autres directement en enfer.
Le chef maladroitement voulut leur donner un dernier conseil :
« Surtout ne sortez jamais sans vos papiers. Une erreur est vite commise… »
Hassan balbutia le mot « hammam », puis rejoignit sa mère d’un pas hésitant, prit Karim et Houcine dans ses bras et resta immobile un long moment.
Ils partirent tous les quatre à pied, se tenant par la main, et ne se retournèrent pas.
*
Le conteur ramassa ses effets, laissant là le bol rempli de pièces, s’empara de sa canne et disparut au moment où le soleil se couchait sur les dunes de Fès.