CHAPITRE CINQ

Le noviciat à Saint-Hilaire

On appelle « noviciat » les trois années préparatoires aux vœux temporaires. C’est, en quelque sorte, une école d’endoctrinement. À Saint-Hilaire, en banlieue de Montréal, cette école se distinguait de notre mission principale qui consistait à soigner les vieillards. Elle était constituée de trois constructions distinctes donnant sur la rivière. Le noviciat lui-même, la plus grande des trois maisons, de style familial ancien et à l’aspect des plus ordinaires, était habité par quatre sœurs professes : la supérieure et maîtresse des novices, l’économe, la petite sœur sous-maîtresse et la cuisinière. Le dortoir des postulantes et novices y était aussi. Un oratoire, la chapelle, les dortoirs, la salle de cours et les bureaux des maîtresses et sous-maîtresse s’y trouvaient disposés sur deux étages. Dans la seconde maison étaient installées la cuisine et la salle à manger, nous avions donc à sortir à l’heure des repas, et la troisième habitation était réservée à l’aumônier.

C’était le 27 mai 1951. Place fut faite pour la nouvelle postulante dans le dortoir commun que se partageaient cinq novices.

Cinq minutes plus tard, j’allais perdre mon identité de façon définitive, j’allais me glisser dans le moule des Petites Sœurs des pauvres pour y être façonnée à leur image. J’allais devenir une autre et remettre ma personnalité tout entière entre des mains étrangères.

La mère provinciale ainsi que les autres religieuses me donnèrent une solennelle accolade, après quoi on m’invita à m’agenouiller près d’une chaise rembourrée. La mère provinciale, vêtue du manteau-cape des grandes occasions, y prit place pendant que les sœurs s’alignaient à notre gauche et à notre droite. Prenant la parole, elle m’adressa un mot de bienvenue qu’elle enchaîna immédiatement avec l’attribution de mon nouveau nom.

— Ma bonne Petite Sœur, prononça-t-elle, vous vous appellerez désormais sœur Xavier-Marie-de-la-Trinité.

Se saisissant du goupillon, elle m’aspergea d’eau bénite. Ce geste me donna l’impression qu’elle voulait m’exorciser de l’ancienne Andréa et ainsi bénir la naissance de sœur Xavier-Marie-de-la-Trinité. Très doucement, une larme de déception roula sur ma joue. Xavier, pensai-je, un vieux nom de grand-père… Que diront mes parents ? J’aurais tellement souhaité autre chose. J’aurais voulu m’appeler André-Marie, cela m’apparaissant une heureuse combinaison de mon propre prénom et de celui de mon père. Mais Xavier… ce nom ne signifiait strictement rien pour moi. J’aurais voulu être consultée, je ne voyais pas quel mal il y aurait eu à me demander mon opinion. Quelqu’un a déjà dit que le mot le plus important pour chaque être humain, c’est son prénom, que c’est sans doute le mot que chacun préfère entendre car c’est le sceau de son identité. Pour suivre le Christ, fallait-il à tout prix se perdre entièrement ? Déjà qu’à la naissance le tout petit enfant ne choisit pas son nom parce qu’il en est incapable. Un adulte, par contre, ne devrait-il pas avoir voix au chapitre quand il s’agit de quelque chose d’aussi intime ?

Comme dans un rêve, je me laissais embrasser par les sœurs que l’enthousiasme emportait. Je tentais désespérément de trouver la formule positive, la pensée magique qui eût pu enrober cette pilule et m’aider à l’avaler. On m’entraîna vers la salle de récréation pour célébrer l’événement et je me laissai guider docilement. J’avais peine à dissimuler ma tristesse. Je ne parvenais pas à rompre mon propre silence, j’étais muette comme une carpe. La mère provinciale, remarquant mon état, me passait maternellement la main dans le dos en souriant et en me regardant avec affection.

— Voyons, voyons… votre nom ne vous plairait-il pas, ma bonne Petite Sœur ? Ou bien, est-ce l’émotion qui vous chavire à ce point ?

— C’est que… parvins-je timidement à murmurer, ma famille sera très déçue : chez nous, ce nom, Xavier, est considéré comme très ancien, c’est un nom d’autrefois. Mes parents ne l’aimeront pas, ma Bonne Mère.

— Oh ! ne vous tracassez pas pour si peu, ma Petite Sœur, vous verrez qu’avec le temps, ils finiront par l’aimer puisque c’est vous qui le porterez. D’ailleurs, vous-même, vous vous y attacherez : votre nom vous fera mourir à votre ancienne vie, à la vie du monde. Désormais, vous vivrez tout pour notre Seigneur Jésus. Allez… m’encouragea-t-elle en jetant un regard vers la mère maîtresse.

— Vous lui expliquerez tout cela, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en s’adressant à elle.

— Oui, bien sûr, Mère Provinciale, acquiesça la mère maîtresse en me tendant un verre de jus. Buvez le vin du Seigneur, sœur Xavier, vous serez enivrée de joies célestes.

Je m’efforçais de sourire mais ne pouvais chasser les mornes pensées de mon esprit. Je regardais fixement le verre de jus que je tenais à la main : ne m’apprêtais-je pas plutôt à poser les lèvres à une coupe bien amère ? Ce vin dit « spirituel » n’allait-il pas, comme je le redoutais, produire en moi un effet apparenté davantage à celui d’un terrible lavage de cerveau ? Et tout cela, dans quel but ? Fallait-il à tout prix balayer le naturel pour s’engager dans cette voie supposément surnaturelle ?