CHAPITRE SIX

Univers planifié

Les novices vivaient complètement isolées du monde et je qualifierais leur vie de « monastique » par opposition à « active ». Tout, absolument tout, y était planifié du lever, à cinq heures, jusqu’au coucher. Nos journées se déroulaient dans un ordre immuable et comportaient des temps de méditation que j’appréciais plus que tout. Rien de comparable au rythme trépidant auprès des vieillards ; la vie était calme, tout était silencieux et les heures s’égrenaient dans une atmosphère plus favorable à l’intériorité et à la prière du cœur. Je n’aimais pas davantage mon nom, mais, en compensation, je me plaisais réellement au noviciat. Enfin, je pouvais me retirer en moi-même, sans distractions, dans cet univers intime de l’âme où il m’était possible de m’entretenir avec Dieu, Jésus, la Vierge Marie, les anges et les saints. Quel refuge ­bien­faisant ! Ainsi écartée de tout ce qui est incarné, je pouvais m’enfuir dans ce monde illusoire que se forge la vie des religieux et religieuses.

Le réveil était suivi d’une demi-heure de méditation. Durant l’après-midi, une heure d’adoration personnelle devant le Saint-Sacrement nous était accordée. Cet encadrement qui s’étalait sur toutes nos activités me convenait et je m’y insérais sans grandes difficultés puisque le silence, le recueillement et l’austérité favorisaient mon ascèse et, partant, une plus grande intimité avec Jésus. C’était donc dans un esprit de foi que je me conformais à cette vie organisée : lever, méditation, bréviaire, permissions à demander, travail assigné, repas, chapitre des coulpes et récréations de trente minutes après les repas du midi et du soir.

Notre emploi du temps comprenait une large part d’enseignement : cours du grand catéchisme de la vie religieuse, du coutumier, des constitutions et de la règle et, ce que j’appréciais le plus, la théologie. Ces cours me plaisaient et leur contenu attisait ma curiosité ; j’avais soif de savoir et de connaître tout ce que renfermait cette voie mystérieuse qu’on appelait « religieuse ».

Bien sûr, il y avait place pour l’épreuve susceptible d’acheminer la novice vers la sainteté, l’épreuve provoquée par les supérieures, l’épreuve acceptée par les novices malgré les pensées rebelles qui pouvaient parfois nous pousser au raisonnement. Il ne fallait surtout pas tenter de raisonner. Il était écrit au coutumier : « La maîtresse des novices éprouvera ses novices. » Le père Leblanc me dira plus tard : « On aurait dû écrire : “La maîtresse des novices aimera ses novices”. »

* * *

Ce fut pendant une récréation du soir que la cloche de la porte retentit. Quelques instants plus tard, mère portière vint s’agenouiller aux pieds de la bonne mère :

— C’est une visite pour sœur Xavier, son frère.

Sur quoi, la bonne mère m’appela.

— Oui, ma Bonne Mère, répondis-je en m’approchant.

Obéissant au règlement du coutumier, j’imitai mère portière et m’agenouillai devant elle.

— Vous êtes attendue au parloir, c’est votre frère. Vous pouvez y aller, mais rappelez-vous que les complies sont à dix-neuf heures trente.

Après lui avoir répondu poliment, je la saluai et hâtai le pas vers le parloir. J’étais très contente, le nombre de visites autorisé était limité. En apercevant mon frère, je courus pour me jeter dans ses bras.

Étienne terminait un congé de son service militaire et il avait eu l’idée de venir me saluer. Nous avions tant de choses à nous raconter. Mais surprise ! La conversation à peine entamée, j’entendis frapper à la porte. J’allai ouvrir à une sœur.

— Ma bonne Petite Sœur, mère maîtresse m’envoie vous dire que la cloche a sonné et qu’il faut que vous veniez à complies.

— Mais, c’est impossible ! mon frère est venu de Montréal spécialement pour me voir. Nous ne nous sommes pas vus depuis un an, m’écriai-je.

La sœur hocha la tête et, voyant mon désarroi, me dit qu’elle allait le dire à la mère maîtresse. Mais à peine Étienne et moi avions-nous rouvert la bouche que la messagère revint pour me dire que mère maîtresse exigeait que j’obéisse à la règle. Étienne, visiblement déçu et fâché, la pria d’un ton ferme de prévenir la mère maîtresse qu’il désirait un entretien avec elle.

— Écoutez, ma Sœur, lui dit-il, j’ai payé un taxi de Montréal à Saint-Hilaire pour rendre visite à ma sœur, je ne peux repartir comme ça, à peine arrivé.

Nouvelle tentative auprès de ma supérieure et nouveau refus catégorique. La messagère m’annonça d’ailleurs que mère maîtresse me faisait demander.

— Attends-moi, Étienne, je reviens, je vais lui parler..

Je plaidai notre cause de mon mieux en expliquant à mère maîtresse que mon frère avait payé un taxi à partir de Montréal, que je ne l’avais pas vu depuis longtemps, que je n’avais même pas eu le temps de lui dire bonjour et la suppliai de me permettre quelques minutes de plus avec lui.

— Non, ma bonne Petite Sœur, me répondit-elle implacablement, vous devez obéir au règlement car c’est sur cette obéissance que repose votre vocation. Je vous ordonne donc, au nom de cette même obéissance, de dire au revoir à votre frère et de venir à complies immédiatement.

Mon pauvre frère fut complètement bouleversé et se mit à pleurer quand je le rejoignis au parloir pour lui dire que la décision de mère maîtresse était inflexible.

— Andréa ! Je t’en prie, ne t’en va pas. J’ai besoin de te parler, c’est pour cela que je suis venu.

Je me sentais déchirée par ce cri du cœur d’Étienne, mais je trouvai la force de lui dire que je n’avais pas le choix. Il fallait que je me plie à la règle.

— Étienne, laisse-moi partir, fais-le pour moi. La bonne mère me renverra si je désobéis. Je vais offrir ce sacrifice pour toi. Crois-moi, je trouve cela aussi difficile que toi, mais je n’y peux rien. Nous prierons l’un pour l’autre, d’accord ?

Dans les bras l’un de l’autre, nous pleurions tous les deux, sentant que les secondes nous échappaient. Je m’arrachai soudain à son étreinte et le regardai une dernière fois dans les yeux.

— Au revoir, Étienne ! Bon courage !

Je m’attardai quelques instants pour le regarder partir, tête basse et cœur brisé. C’est le visage ruisselant et les yeux baignés de larmes que je me présentai à complies.

C’était un vendredi soir et le vendredi était le « jour de la discipline ». La discipline est un fouet, fabriqué par les sœurs elles-mêmes avec de la grosse corde rugueuse. On y fait de gros nœuds très serrés et on imbibe la corde de cire pour rendre la discipline plus blessante. Au son du psaume 50, Miserere, récité par la bonne mère, les sœurs se plaçaient face au mur et roulaient le devant de leur robe jusqu’à la ceinture. Elles en attrapaient ensuite l’arrière qu’elles faisaient glisser sur le côté jusqu’en avant. Elles se penchaient, fesses nues – nous ne portions jamais de culotte – et se fouettaient le derrière en serrant les coudes contre les hanches pour donner une meilleure prise et obtenir des coups plus cinglants.

Ce soir-là, c’est en pleurant que je me donnai le fouet. Et plus fort que jamais ! J’offrais cette mortification pour mon frère afin qu’il ne se révolte pas contre la « folie de la Croix », qu’il comprenne cette folie, qu’en toute bonne foi je croyais rédemptrice pour l’humanité.

Était-ce là l’une des épreuves dont parlait le coutumier ? Je n’ai jamais accepté ce qui, au fond, m’est toujours apparu comme un acte inhumain que j’essayais de sublimer à force d’efforts. Révéler ce fait me permet peut-être de dénoncer ces contraintes auxquelles nous étions assujetties, contraintes cruelles et inutiles, au nom d’un Dieu qu’on nous représentait exigeant, demandant toujours plus, et qu’on appelait pourtant le « bon » Dieu. Ce Dieu était-Il bien le Dieu d’amour que décrivait saint Jean dans l’évangile ?

Le lendemain matin, la raison l’emporta sur la soumission quand la bonne mère aborda d’elle-même le sujet.

— Sœur Xavier, ne soyez pas chagrine. Dieu bénira votre sacrifice d’hier.

— Ma Bonne Mère, pardonnez-moi, mais je crains qu’il s’agisse là d’un terrible manquement à la charité : mon frère avait réellement besoin de me voir. Je suis très peinée et déçue que vous m’ayez refusé la possibilité de lui apporter mon soutien.

Et comme cela se produisit plusieurs fois par la suite, la bonne mère me mit en garde contre le raisonnement : « Les sœurs qui laissent parler leur intelligence perdent souvent leur vocation. »

Comme s’il eut fallu abdiquer à toutes nos facultés intellectuelles pour devenir une bonne religieuse !