CHAPITRE NEUF
Formation et épreuves
Des cours sur la règle, les constitutions, les pratiques appelées coutumier, le catéchisme de la vie religieuse et la théologie, les vœux d’obéissance, de pauvreté, de chasteté et d’hospitalité constituaient la formation des novices. Ils étaient dispensés par la maîtresse et par la sous-maîtresse des novices. Je me souviens de ma première leçon qui se donnait à l’oratoire.
L’une des enseignantes faisait la lecture des articles et nous l’expliquait au besoin.
Coutumier no 16 – Le bon maintien religieux
« Les petites sœurs prendront à cœur l’observance du bon maintien religieux. Pour cela, on marchera les deux mains croisées à la ceinture, d’un pas non précipité, les yeux baissés pour favoriser le recueillement nécessaire à la conscience de la présence de Dieu en soi, en tout temps. »
— Approchez-vous, croisez vos mains à la ceinture et exercez-vous à marcher correctement.
Je m’exécutai docilement.
— Sœur Xavier, baissez moins la tête, vous n’avez pas besoin de vous regarder les mains, elles sont bien mises.
Coutumier no 17 – Le recueillement
« Les petites sœurs garderont la modestie des yeux. Afin de méditer dans son cœur et de ne pas distraire son esprit, il est interdit de regarder dehors par les fenêtres et de se regarder dans un miroir. Cela constituerait une faute contre la modestie et le recueillement et il faudrait s’en accuser au chapitre. »
Je levai la main : « Ma Bonne Mère, c’est quoi le chapitre ? »
— Ah ! ma pauvre enfant, vous voulez toujours devancer les étapes. Vous obtiendrez votre réponse à la leçon de la semaine prochaine. Voyons maintenant les autres points reliés au bon maintien religieux : en dehors des heures de travail, vous devez toujours descendre vos grandes manches afin qu’elles recouvrent entièrement vos mains. Les cheveux ne doivent pas paraître hors du bandeau, ce serait de la vanité.
Je me tenais continuellement unie à Jésus par le cœur et par la pensée. Je m’appliquai très sérieusement à la pratique du recueillement, attentive à la présence constante de l’Époux bien-aimé en moi. Je m’y absorbais tellement que j’étais inconsciente de ce qui pouvait se dérouler autour de moi.
* * *
Un jour, j’enlevais mon tablier et mes manchettes de ménage pour me rendre à l’office, lorsque la Petite Sœur sous-maîtresse m’interpella.
— Sœur Xavier-Marie-de-la-Trinité.
— Oui, ma bonne Petite Sœur.
— Allez, je vous prie, cueillir quelques haricots au jardin.
— Je vous demande pardon, ma bonne Petite Sœur, mais peut-être n’avez-vous pas vu l’heure qu’il est. Je dois me rendre à l’office.
— Vous avez le temps, allez, faites ce que je vous dis.
— Oui, ma bonne Petite Sœur.
J’obéis sans répliquer tout en m’inquiétant sur la nature de cette requête. Il me paraissait évident que ma supérieure voulait me forcer à manquer au règlement qui stipulait que nous ne devions jamais nous présenter en retard aux offices. Mais l’heure n’était pas aux interrogations, je devais faire vite. Une fois ma tâche accomplie, les légumes déposés à la cuisine, je grimpai les escaliers quatre à quatre. À bout de souffle, je fis mon entrée à l’oratoire sous le regard sévère de mère maîtresse. La Petite Sœur sous-maîtresse, pour sa part, me regarda de côté, de son œil déformé. Elle avait l’air satisfaite.
La mère maîtresse, achevant le signe de croix, attendit que j’aie baisé le sol et s’adressa à moi : « Ma bonne Petite Sœur Xavier, votre nouveau statut de novice ne vous accorde pas le privilège d’arriver en retard. C’est un bien mauvais départ pour le noviciat. »
— Merci, ma Bonne Mère, j’y ferai attention avec la grâce du bon Dieu, répondis-je.
— Vous viendrez me voir après la prière, reprit-elle.
Cette fois, pas de doute, je compris que la maîtresse et la sous-maîtresse étaient de connivence pour m’éprouver et pour m’humilier devant les autres novices. Cependant, pour moi, elles avaient raté leur coup : « Pourquoi, me demandai-je, provoquer des situations où elles peuvent me prendre en défaut ? C’est absurde. »
À l’heure dite, tel que demandé, j’allai voir mère maîtresse.
— Ma bonne Petite Sœur, me dit-elle, votre retard vous mérite une pénitence : vous ferez le tour du réfectoire et vous répéterez en alternance les deux phrases suivantes : « Ma Bonne Mère et mes bonnes Petites Sœurs, la Petite Sœur Xavier-Marie-de-la-Trinité a manqué de fidélité à la règle en se permettant d’arriver en retard à l’office… Ma Bonne Mère et mes bonnes Petites Sœurs, j’ai manqué de fidélité… etc. » Et vous terminerez en demandant que l’on prie pour vous. Soyez plus fidèle à l’avenir.
* * *
La vie de Josépha Ménandez faisait partie de mes lectures spirituelles. Elle était une mystique qui dialoguait avec Jésus. Persécutée par le démon, il l’attirait au grenier et la fouettait jusqu’au sang, ce qui m’effrayait. Je ne souhaitais pas devenir mystique et j’implorais Dieu de m’épargner ce genre d’épreuves. Par contre, le doux échange de paroles amoureuses entre Jésus et Bénigna Consolata m’apaisait et me réconfortait. Ce livre devint donc une source constante d’inspiration durant mes heures d’adoration devant le Saint-Sacrement. Je désirais ardemment qu’il m’arrive un tel dialogue entre Lui et moi.
On m’avait également raconté que des jeunes avaient signé de leur sang un pacte avec le diable. Je décidai, en contrepartie, d’imiter leur geste par amour de Jésus. Un soir, assise sur ma paillasse qui s’affaissait à mesure que les écorces de maïs qui la composaient – symbole de la paille de la crèche – s’effritaient, je me saisis d’une lame de rasoir et pratiquai quelques entailles sur le bout de mes doigts. Trempant ma plume dans les gouttes de mon sang qui formaient des petites boules brillantes, je rédigeai mon testament à Jésus. Je m’endormis ensuite dans une paix profonde, sécurisée par mon appartenance éternelle à Jésus, scellée par mon propre sang.
Pendant que les mois succédaient aux mois, je m’exerçais à la perfection dans tout ce que je faisais. Perfection, synonyme de sainteté. L’amour de Jésus, l’amour pour Jésus était mon unique moteur dans mon immense désir de Lui faire plaisir, de m’offrir tout entière à Lui, d’accumuler sacrifices et renoncements pour sauver les âmes des pécheurs et pour la conversion de tous les hommes. J’avais appris que l’esprit du monde le conduit à sa propre perte et qu’il fallait lui opposer l’esprit dit « religieux. »
* * *
Il était primordial pour la maîtresse des novices, mère Marie-Véronique, de se montrer à la hauteur du poste supérieur que mère provinciale lui avait confié ; elle croyait, probablement à juste titre, que l’équilibre spirituel de ses filles allait de pair avec leur santé physique. Pour en faire des modèles de sainteté, elle voulait que la santé des novices et des postulantes soit parfaite.
Je crois que mère maîtresse, malgré ses bonnes intentions, n’était pas à l’abri de terribles erreurs de jugement. L’équilibre qu’elle recherchait s’en voyait malheureusement altéré et dangereusement menacé. En ce qui avait trait à la santé, par exemple, elle se croyait dotée d’une haute compétence et s’arrogeait le droit de décider des quantités de nourriture que nous devions engloutir à chaque repas ainsi qu’aux collations. « Toutes ces jeunettes doivent bien s’alimenter. » Pauvre mère Marie-Véronique ! Ne réalisait-elle pas que l’appétit est quelque chose de particulier à chaque individu ?
Le petit-déjeuner qu’on nous servait, à la façon franco-canadienne, comportait, comme en France, un bol de café au lait, quatre tranches de pain beurré et un fruit ; comme chez nous, du gruau, du bacon et des œufs. Nous mangions debout, c’était une pénitence anticipée pour expier les manquements possibles de la journée à venir. À vrai dire, la station debout ne m’incommodait pas beaucoup. Par contre, les portions astronomiques de nourriture à ingérer ! Je tentais d’expliquer que j’étais incapable d’avaler tout ça, la petite sœur sous-maîtresse ne voulait rien entendre : « Vous devez tout manger ! Vous ne sortirez pas du réfectoire avant d’avoir terminé. Allez, mangez ! »
C’était un véritable supplice : les haut-le-cœur me précipitaient aux toilettes, je vomissais. Lorsque je revenais, soulagée et pensant m’en tirer, une surprise m’attendait : « Venez finir votre repas, tout ceci n’est que caprice. Maîtrisez-vous, vous en êtes capable ! Mangez ! » Je recommençais. Un peu de gruau, une gorgée de café, un haut-le-cœur, une pause : « Sœur Xavier, mangez ! Vous êtes déjà en retard. »
Je me passais des réflexions du genre « Elle ne comprend vraiment rien. C’est fou de me forcer à manger comme ça. » Puis, immédiatement, la componction m’étreignait « Non ! Pardon, Jésus. Je n’ai pas à juger mais à obéir. Il faut te suivre jusqu’à la mort sur la croix. Aide-moi, je veux faire un autre effort. » Je sentais la nourriture qui se frayait une pénible descente dans mon tube digestif, l’estomac me faisait mal. Finalement, je quittais le réfectoire en appréhendant l’heure du supplice suivant, celle du dîner.
Cette scène se reproduisit maintes fois. Je restituais mes repas. Je pris donc la décision de confier ce problème à la mère maîtresse, à l’heure des permissions.
— Ma Bonne Mère, s’il vous plaît, me permettez-vous de dire à la petite sœur serveuse de me servir moins copieusement ? Cette énorme quantité de nourriture provoque des vomissements et je ressens un malaise à l’estomac tout l’après-midi.
— Ma bonne Petite Sœur, me répondit-elle, c’est à votre manque de foi qu’il faut vous en prendre. Vous manquez également à l’obéissance. Nous ne vous donnerons pas moins de nourriture et vous aurez pour pénitence, chaque fois que vous restituerez votre repas, de manger assise dans les escaliers.
— Merci, ma Bonne Mère, je m’y conformerai avec la grâce du bon Dieu.
— Très bien, ma bonne Petite Sœur, vous pouvez aller.
Ces exigences dépassaient mon entendement. Je voulais comprendre et, un autre jour, je demandai une explication à ce sujet à la bonne mère. J’essayais d’être cohérente et logique en la questionnant.
— Ma Bonne Mère, on prétend qu’une telle abondance de nourriture m’est donnée pour me garder en santé alors qu’en réalité c’est tout le contraire. Cela affecte ma santé, cela me rend malade puisque j’ai des douleurs à l’estomac.
— Faites attention ! obtins-je pour toute réponse. Les sœurs qui, comme vous, cherchent à trop raisonner et à tout comprendre finissent par perdre leur vocation. Nous n’avons nul besoin de sœurs « intelligentes », mais de sœurs « obéissantes », ce sont ces dernières qui sont vraiment aptes à la vie religieuse, vous comprenez ?
Non, je ne comprenais pas. Mais je luttais pour étouffer mes commentaires, m’efforçant, comme on me l’enseignait, de « surnaturaliser » ce qui m’apparaissait illogique. L’Évangile dit : « Ce qui est fou aux yeux des hommes est sage aux yeux de Dieu. » Il me fallait donc tout accueillir comme étant la volonté de Dieu, pour mon plus grand bien et exercer ma foi, mon espérance et mon amour. Je priais donc ainsi : « Seigneur, je crois que c’est Toi qui permets ce qui m’arrive. Merci, Jésus, je sais que c’est pour mon bien. Je t’offre cette épreuve en m’unissant à Toi qui t’es fait obéissant jusqu’à la mort sur la croix. Je t’offre cette épreuve pour le plus grand bien de ma famille, pour tous les jeunes du monde, afin que tous grandissent dans ton amour. Je te l’offre pour la paix dans le monde. »
Aujourd’hui, je suis persuadée que la mortification physique va à l’encontre du respect dû à son propre corps, cadeau de Dieu qui nous a créés à son image. J’étais bien incapable de formuler tout cela à la bonne mère, mais je savais confusément qu’une injure faite au corps est une injure à Dieu. Tout cela prit une tournure inespérée quand, un jour de Noël, je me trouvai davantage en difficulté pour terminer mon repas. On nous avait distribué des petites douceurs : un gros morceau de gâteau avec glaçage très sucré, un morceau de sucre à la crème, un bonbon et trois chocolats. La maîtresse des novices me surveillait du coin de l’œil. Bien que le silence eût été levé pour célébrer ce jour de la naissance de Jésus, sœur Rose-de-Saint-Jude, qui souffrait du même problème, et moi n’avions pas envie de parler. Nous étions trop concentrées et occupées à retenir dans nos estomacs ce qui voulait remonter. Nous nous regardions discrètement, compatissant l’une pour l’autre, désespérément unies dans notre épreuve commune. Nous guettions la fin du repas pour courir aux toilettes en déverser le surplus. Dans ma lancée vers ce lieu de soulagement, je fus arrêtée par la bonne mère.
— Venez, me dit-elle, un colis vient d’arriver pour vous.
Elle se faisait une joie d’ouvrir devant moi la boîte de cadeaux que maman avait soigneusement emballée et de m’en montrer le contenu : deux paires de bas, des capsules d’huile de foie de morue, des boîtes de céréales, des bonbons, une boîte de chocolat, etc. Elle extirpa de la boîte une tablette de chocolat qu’elle me présenta. C’en était trop ! Je ne pus rien faire pour retenir le trop-plein du dîner qui, d’un jet, remonta dans ma bouche et alla s’écraser aux pieds de la bonne mère, éclaboussant sa robe et ses souliers. J’étais peut-être devenue mouton pour plaire à Jésus, mais j’avais atteint ma limite. Je me redressai soudainement et, regardant ma supérieure droit dans les yeux, lui lançai en pleurant :
— Vous l’avez voulu, ma Mère ! Je vous l’avais dit… Je ne peux pas manger une telle quantité de nourriture, ni trop de sucre. Quand donc allez-vous comprendre ? Je ne peux pas, je ne peux pas ! Qu’on se rende à la raison !
Et je partis, la laissant nettoyer le dégât elle-même.
Peut-être lui fallait-il cela. Après cet incident, mes repas furent quelque peu allégés, on me força moins et on respecta davantage mon degré d’appétit et mes besoins réels. Un tel incident allait toutefois servir de prétexte à remettre ma vocation en cause.