CHAPITRE DIX
Coulpes et permissions
C’était les mercredis après-midi, à quatorze heures, que toutes les sœurs se présentaient à l’oratoire pour les coulpes9.
Pour cette occasion, les sœurs prenaient place sur deux rangées de chaises disposées face à face, le dossier contre le mur, tandis que la bonne mère s’installait en avant, au milieu. Son rôle consistait à entendre les accusations et à distribuer les pénitences.
À tour de rôle, nous quittions nos sièges pour nous agenouiller en face de la bonne mère. Je donne ici quelques exemples des manquements dont nous avions le devoir de nous accuser :
— Ma Bonne Mère et mes bonnes Petites Sœurs, je m’accuse d’avoir bien manqué au bon maintien religieux en marchant les bras ballants.
— […] d’avoir manqué de respect envers la petite sœur sous-maîtresse en oubliant de la saluer au passage.
— […] d’avoir été bien vaniteuse en laissant paraître mes cheveux hors du bandeau et en me regardant dans une glace.
— […] d’être arrivée en retard à l’office.
— […] d’avoir pris un bain sans permission.
— Ma Bonne Mère et mes bonnes Petites Sœurs, voulez-vous, s’il vous plaît, avoir la charité de prier pour moi afin que je me corrige avec la grâce du bon Dieu.
— Oui, ma bonne Petite Sœur, répondait la bonne mère. Pour votre pénitence, ce soir, vous prendrez votre souper assis par terre au réfectoire et vous baiserez les pieds des sœurs.
Je tiens à préciser que, malgré mon entière soumission, je n’ai jamais ressenti la moindre culpabilité ni l’ombre d’un remords. Je me pliais à ces exigences comme faisant partie du prix à payer pour ma vie religieuse, mais cette attitude de contrition que j’adoptais pour accuser mes soi-disant fautes n’était qu’une façade, je le réalise aujourd’hui. Je me faisais, bien naïvement, complice d’un système que je réprouvais intérieurement, considérant, bien malgré moi, ces pratiques exagérées et ridicules. Nous avions pour consigne l’obéissance aveugle. Donc, j’obéissais, faisant acte de foi et d’humilité ! On cherchait à nous soumettre par l’humiliation, mais personnellement je ne me sentais pas humiliée. Comment, en effet, faire taire la voix de la raison ? J’étais consciente que casser une assiette ou quelque peccadille du genre n’est que pur accident, et que marcher les bras ballants est naturel chez les primates que nous sommes. Je pense qu’au fond je me moquais un peu et mon désir de m’améliorer n’avait d’autre dessein que mon perfectionnement spirituel. Je voulais plaire à Dieu et j’avais confiance en Lui pour discerner le bien du mal, mieux que ne pouvaient le faire mes supérieures humaines.
Je crois me revoir, assise par terre, au milieu du réfectoire. Ma gamelle et mes ustensiles étaient disposés sur un petit tapis. Je mangeais en silence avec l’impression d’avoir tous les regards rivés sur moi – les sœurs étaient placées de la même façon qu’au chœur, avec la différence qu’au chœur il n’y avait que des bancs.
J’appréhendais un peu la fin du repas, sachant que j’avais une pénitence à accomplir. Vingt sœurs ! Quarante pieds à baiser !
Pendant que, accroupie sous les tables, je passais de l’une à l’autre, je songeais que j’aurais aimé avoir un mouchoir pour essuyer leurs souliers avant d’y poser mes lèvres. Naturellement, ce n’était pas permis : la pénitence, pour être une pénitence, devait comporter des difficultés à surmonter.
Ma punition exécutée, j’avais les pommettes rougies en revenant m’agenouiller au milieu de la pièce.
— Ma Bonne Mère et mes bonnes petites sœurs, la petite sœur Xavier-Marie-de-la-Trinité a bien besoin du secours de vos prières pour devenir obéissante à notre sainte règle et au coutumier. Voulez-vous, s’il vous plaît, avoir la charité de prier pour moi, afin que j’y arrive avec la grâce du bon Dieu ?
— Oui, ma bonne Petite Sœur, répondit la bonne mère, d’un ton très maternel.
Il me fallut encore baiser la terre et saluer la bonne mère, après quoi je pus reprendre ma place habituelle.
Aussi contradictoire et étonnant que cela puisse paraître, j’accomplissais tous ces rites avec le plus grand sérieux. J’osais parfois me questionner sur ces pratiques conventuelles, mais je finissais par me persuader qu’elles étaient salutaires pour acquérir l’humilité et la sainteté. Toute critique, tout jugement étaient considérés comme un manquement et, si j’éprouvais des sentiments, quelquefois moqueurs, envers ce mode de vie, c’était toujours moi que je blâmais et non le mode de vie lui-même. Contrairement à l’insouciance intérieure qui m’habitait au chapitre des coulpes, les pénitences provoquaient souvent quelque nervosité, de la gêne et de l’humiliation. Et de la peur ! Combien de sœurs souffraient, ce jour-là, de diarrhée et de crampes d’estomac ! Et combien pleuraient ! Quant à moi, j’en avais l’appétit coupé, car la plupart des pénitences étaient exécutées au réfectoire, à l’heure des repas, devant toutes les sœurs.
Je vivais sous l’emprise d’une tension inconsciente devant toutes ces obligations qui ne me laissaient aucun répit. Il fallait tout accomplir tel qu’enseigné, dans les moindres détails : balayer, épousseter, laver les toilettes, placer les objets sur les tables. Il fallait demeurer fidèle à tout un tas de coutumes : comment plier son tablier, comment rouler ses manches, couvrir ses mains de ses manches, faire la génuflexion au chœur et à la chapelle, dire les noms des sœurs en entier en s’adressant à elles « ma bonne Petite Sœur Irène-de-l’Assomption » et ajouter « ma bonne Petite Sœur » au oui ou au non, en leur répondant. Il fallait s’exercer sans cesse au bon maintien religieux : marcher dignement, droite, les yeux baissés, sans tourner la tête, les bras et les mains à la hauteur de la ceinture. Il ne fallait pas oublier les multiples salutations à la mère maîtresse, les révérences à la sous-maîtresse et toutes les permissions à demander pour la moindre des choses : se laver la tête, se laver les pieds, prendre son bain, se couper les ongles, prendre un mouchoir propre, changer son lit, écrire une lettre, avoir une nouvelle brosse à dents, etc.
Nous demandions les permissions à une heure désignée, le matin après déjeuner. Toutes les sœurs s’alignaient en deux rangées en face de la maîtresse et de la sous-maîtresse et chacune présentait sa requête à son tour ; la requête pouvait être bien reçue ou rejetée.
Toutes ces contraintes trouvaient par contre leur compensation dans la confession. Je considérais ce droit de me confesser comme une grâce. J’appréciais cet examen en profondeur de la conscience qui n’avait rien à voir avec les coulpes qui m’apparaissaient superficielles. Devant le confesseur, en toute intimité, je m’accusais de fautes que je croyais plus réelles : manques d’amour en gestes ou absence de gestes, en paroles et en pensées.
Toute ma vie, j’ai nourri beaucoup d’enthousiasme devant les enseignements de Jésus. Je voulais exceller dans cette voie de l’amour absolu, me conformer aux véritables préceptes chrétiens et je ne me pardonnais rien qui pût être jugé comme une offense à Dieu ou une faute envers mon prochain. La confession revêtait un caractère sérieux pour moi, j’en avais autant besoin que j’aurais pu me passer des coulpes.
Quand je quittais le confessionnal, l’absolution de mes fautes obtenue, j’avais l’impression d’être purifiée dans l’âme et de pouvoir recommencer à zéro sur le chemin de la sainteté. Dans un nouvel élan de joie, je reprenais ma route au service de Dieu et auprès des pauvres, l’esprit libre et tranquille.
J’utilisais cette soupape comme le moyen le plus sûr d’être pardonnée, mais aussi comprise dans mes frustrations. Je n’employais le mot frustration que pour exprimer la blessure causée par les atteintes à l’intimité. Je considérais le fait de recevoir des lettres déjà ouvertes et déjà lues, censure appliquée aussi très strictement à celles que nous écrivions, comme un manque de confiance envers nous qui nous donnions corps et âme à nos obligations religieuses. Il m’arriva de devoir reprendre une lettre à ma sœur jumelle parce qu’elle contenait des propos trop émotifs ou un trop grand nombre de pages. De mon éducation, j’avais retenu qu’il fallait respecter le courrier personnel des autres.
En faisant l’addition de tous les interdits qui nous frappaient, défense de parler à une compagne, défense de développer des amitiés avec des sœurs pour échanger sur nos lectures ou sur d’autres sujets, défense de me retrouver seule au parloir avec mon évêque, etc., j’éprouvais une déception profonde et je me questionnais sur la validité de ces règlements. N’est-ce pas un manque de respect dû à la personne ?
Le contrôle sur notre vie privée ne connaissait aucune limite et le fait qu’on décidât de la fréquence des visites de ma famille ou qu’on fît main basse sur mes humbles possessions sans m’en parler me peinait. Je me rappelle, par exemple, que mon père m’avait fait cadeau d’une très belle valise pour mon entrée à la rue des Seigneurs. Pour moi, elle renfermait plus une valeur sentimentale que celle qui était reliée à son coût. Surprise, au moment de partir pour le noviciat, qu’on ne me remette pas ma valise, je demandai des explications : « Vous devez renoncer aux biens de ce monde… me répondit-on, nous avons donné cette valise à une autre sœur. Rien ne vous appartient plus, ici tout est mis en commun. » Mon père ne l’a jamais su, mais je dus me satisfaire d’une vieille valise dans laquelle je fourrai aussi ma blessure et mon chagrin.
J’allais ensuite à confesse, j’étais une bien mauvaise sœur ; je manquais de générosité. Mais, parfois, la confession elle-même devenait source de mécontentement. On nous obligeait à recevoir ce sacrement de pénitence, qu’on ait ou non des fautes à accuser. Lorsque je ne m’en trouvais pas, je repiquais des manquements çà et là dans ma vie passée.
Note
9. Aveu public des manquements à la règle de l’ordre.