CHAPITRE DOUZE

La grâce passe

À Queens, je fus appelée un jour par l’une des sous-maîtresses qui me gronda fortement pour avoir laissé une pièce en désordre. Ce n’était pas moi. Immédiatement, je me référai à un point de la règle qui disait de ne pas s’excuser ou se justifier. C’était correspondre à la grâce que d’obéir à la voix du Bien-aimé.

Le lendemain, alors que je balayais dans un dortoir, je m’attristai soudainement de cette ingrate et fatigante besogne dans la saleté. On me donnait toujours les ménages à faire, ce que je n’aimais pas, mais je n’osais cependant pas m’en plaindre ouvertement puisque c’était une occasion supplémentaire de pratiquer la vertu que Jésus exigeait de moi. Je me désolais de cette monotonie et du fait que je n’avais que de la poussière à respirer. Mes réflexions aboutirent sur l’humiliation que la fausse accusation de la sous-prieure m’avait infligée. Ce n’était vraiment pas moi la coupable et j’avais été réprimandée à la place d’une autre.

Cet apitoiement sur moi-même déboucha tout à coup sur un autre raisonnement, comme l’effet d’une nouvelle grâce : qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Me lamenter sur mes petits malheurs alors que Jésus, Lui, a supporté sans se plaindre d’être crucifié ! Tout en méditant sur la Passion du Christ, je goûtai subitement la douceur du dialogue avec Lui. Je retrouvai toute mon ardeur au travail et ne vis plus le temps passer. Je me sentis en paix en accomplissant ma tâche parce qu’Il était là, bien présent, uni à moi par ses souffrances bien plus grandes que les miennes.

Je passai le reste de la journée dans une sorte de contemplation intense qui dura jusqu’à complies. Vers la fin de l’office, nous élevâmes bras et mains pour entonner le Monstra te esse Matrem. Soudain, je me sentis projetée hors de moi-même par une force supérieure à laquelle je ne pus, malgré mes efforts, résister. J’étais surprise et effrayée. Dans un éclair de lucidité, je craignis d’être observée par mes voisines immédiates, mais je n’y pouvais rien.

En extase, je flottais dans un univers insoupçonné jusqu’alors. À cet instant, je perçus avec clarté des choses qui, d’ordinaire, m’auraient paru mystérieuses ou impossibles : je voyais Jésus, couronné d’épines ! Je fus saisie d’une cuisante douleur. J’entendais sa voix : « J’ai soif, sœur Xavier. Ton cœur, donne-moi ton cœur ! »

Je lui répondis, sans qu’un seul son s’échappe de ma bouche. Le dialogue intérieur, entamé plus tôt dans la journée, connaissait son couronnement : « Mon cœur ? Tu le possèdes déjà. Il est tout à Toi, je Te le donne. »

Comment décrire la sérénité qui m’envahit par la suite ? Chaque parcelle de moi s’en trouvait comblée, une incomparable paix m’enveloppait, une éclatante lumière m’entourait. J’eus la nette sensation que je comprenais que « Dieu est tout », que moi, que le reste du monde « ne sommes rien ». Le Dieu vivant se trouve à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’univers, Il l’enveloppe, le remplit et le déborde. Je réalisais que tout ce qui est existe en Lui et que, sans Lui, c’est le néant, la non-existence.

Aucun langage humain ne parviendra à traduire cette expérience unique en Dieu. Il est dit dans notre petit catéchisme que « Dieu est en tout et partout ». C’est cette notion du « tout » et du « rien » qui s’imprima le plus fortement en moi, notion absolue de l’existence de Dieu.

Mon extase se poursuivit, même pendant que les sœurs quittaient l’oratoire à la fin de la prière. Ramenée peu à peu à la réalité terrestre, je sortis donc la dernière. La petite sœur sous-maîtresse m’attendait.

— Que se passe-t-il, ma bonne Petite Sœur ? m’interrogea-­
t-elle.

Je ne pus répondre immédiatement, je n’avais pas encore réussi à rompre le fil d’intimité avec Jésus.

— Alors ? insista-t-elle, dites-moi. Elle comprit que mon état de béatitude exigeait son respect et, sans terminer sa phrase, elle me laissa poursuivre mon chemin.

Je vécus sous le charme pendant une semaine entière ; ce que j’avais vécu avait posé un baume sur mon cœur. Mon bonheur était si grand, ma paix si profonde, mon recueillement si bienfaisant que je pris la résolution de vivre exclusivement pour le Christ une vie aux couleurs de la sainteté.

Jamais je n’avais imaginé ou même souhaité qu’une telle chose pût se produire. Cette expérience, d’ailleurs, est jusqu’ici demeurée unique, mais elle eut pour effet de rendre mon âme à jamais « sûre de Dieu ».

De grands auteurs n’ont pas hésité à affirmer que les hommes sont tous des « petits dieux » parce qu’ils font partie de Dieu. C’était exactement ce que j’expérimentais dans un ravissement, j’étais en Dieu et Lui en moi.

De ce moment extraordinaire était née pour moi la véritable contemplation. Il m’arriva souvent, par la suite, de ressentir dès le début de l’oraison ou en d’autres temps un bien-être que je qualifierais de surnaturel découlant de la certitude toute simple d’être en Dieu et d’être aimée de Lui. Je me sentais nourrie pas son omniprésence, sa miséricorde, sa sagesse. Nous vivons tous en Dieu, et Lui, en nous, comme les éponges gonflées de l’eau de la mer où elles baignent.

J’en conserve aujourd’hui un bon souvenir et quand, à l’époque, je repensais à cette expérience, les images étaient très nettes, comme au retour d’un beau voyage. Les évoquer me renvoyait en ces autres lieux et c’est en ces moments uniques que le mot « contemplative » prenait tout son sens.

Environ deux semaines après cet épisode particulier, mère maîtresse s’enquit des faits, à la rencontre habituelle.

— Aimeriez-vous parler de ce qui s’est passé à l’oratoire pendant les complies ?

— Non, ma Mère, lui répondis-je d’une voix teintée de surprise. Je suis habitée d’une très grande paix, je n’éprouve aucun besoin d’en parler. Au contraire, en ce moment, la solitude et le silence me conviennent davantage.

Elle n’insista pas. Toutefois elle crut plus sage de me donner quelques informations et les conseils qu’elle jugeait pertinents.

— Je vois que vous êtes dans de très bonnes dispositions, me dit la bonne mère. Ne refusez donc rien à Jésus, Il vous aime. Je vous recommande toutefois de n’en parler à personne, sauf au confesseur qui saura analyser vos états particuliers et vous conseiller adéquatement.

— Merci, ma Bonne Mère.

Obéissant à ce conseil et désireuse d’en savoir davantage sur ce qui m’était arrivé, je révélai cette lévitation au confesseur.

— Ma chère Sœur, me dit-il, pour vous avoir favorisée ainsi, Jésus doit avoir de grandes vues sur vous. De deux choses l’une : Il vous confiera une grande œuvre ou vous aurez à souffrir beaucoup pour Lui. Tenez-vous étroitement unie à Lui dans l’humilité.

Je me retirai en me questionnant sur ces paroles mystérieuses et en souhaitant que l’œuvre dont il avait parlé soit grande sans que la souffrance en soit le prix à payer.