CHAPITRE SEIZE

Voilà la carmélite !

Deux ans s’écoulèrent ainsi dans cette communauté de Levallois dont je conserve un excellent souvenir. J’aimais beaucoup les sœurs et la supérieure. Toutes m’étaient devenues très sympathiques et nous étions très unies. Toutefois, l’agréable climat qui régnait dans cette maison ne me convenait pas vraiment. Je me sentais attirée par une vie davantage contemplative et Levallois ne m’offrait pas suffisamment de temps pour l’oraison. Une toute petite demi-heure le matin, que je savourais à l’extrême et je devais partir à la quête. Sœur Marie-de-Saint-Hubert me tenait l’esprit occupé toute la journée car elle voulait que j’observe bien tous les endroits où nous allions, aussi bien le nom des rues que les édifices : « Vous devez bien connaître les lieux car vous serez peut-être appelée à me remplacer un jour comme responsable de la quête… »

Un jour, je confiai à mère Irène que le Carmel avait toujours exercé un attrait sur moi. Très bonne et compréhensive, elle m’invita à rencontrer le père confesseur au petit parloir après la confession des sœurs. Vêtu d’une robe de bure brune, le père paraissait très âgé avec sa barbe blanche. Il était assis à une table où on lui servait un breuvage, des biscuits et d’autres amuse-gueules. Mère Irène, qui m’avait accompagnée, prit la parole :

— Voici, mon Père, la petite sœur Xavier désire la vie du Carmel. Nous aimerions savoir ce que vous en pensez, en aurait-elle la vocation ?

— Assoyez-vous, mes sœurs. En vérité, ce que vous m’apprenez ne me surprend pas, ma Mère. J’ai bien remarqué cette petite sœur qui m’a toujours impressionnée dans ses confessions. Je la crois capable de profondeur, elle est sérieuse et possède un je-ne-sais-quoi qui la distingue des autres. Et vous, ma Mère, qu’en pensez-vous ?

— Je suis bien de votre avis, mon Père. Sœur Xavier est la plus sage des jeunes dont j’ai été supérieure. Elle fait preuve de maturité, ne se permet pas d’enfantillages et elle est très fidèle en tout. D’ailleurs, je peux vous dire qu’elle passe tous ses temps de loisirs du dimanche devant le tabernacle.

Elle enleva l’assiette du père et se retira. Pure délicatesse de sa part puisque, normalement, j’aurais dû être chaperonnée par une autre sœur.

— Bien. Sœur Xavier, dites-moi un peu ce qui vous fait croire que Dieu vous préférerait au Carmel ?

— Mon Père, la vie active des Petites Sœurs, quoique très louable, ne me laisse pas assez de temps pour prier. Je ne suis pleinement heureuse que dans l’oraison, devant le tabernacle. J’entre alors en étroite communication avec Jésus et avec Dieu… mais cette intimité est presque impossible lorsqu’on ne jouit d’aucun temps d’arrêt. Je souffre de ce vide.

— Mais ne vous sentez-vous pas unie à Lui lorsque vous parcourez les rues pour recueillir des aumônes ? Ne le faites-vous pas par amour pour Lui ? Votre travail n’est-il pas prière ? J’imagine qu’en marchant vous priez ?

— Oui et non, mon Père. J’essaie de le faire mais ce travail, justement, me ramène constamment à moi-même et la nostalgie du tabernacle que j’éprouve se fait ressentir d’autant plus, mon Père, que sœur Marie-de-Saint-Hubert a rapporté à mère provinciale que j’étais beaucoup trop recueillie à la quête, de sorte que, malgré qu’elle m’exhorte à les apprendre, j’ignore encore le nom de plusieurs rues et le trajet à emprunter pour atteindre nos destinations, c’est-à-dire les marchés d’Asnières, de Paris, de Neuilly et de Bois-de-Boulogne. Elle dit vrai et j’en suis désolée. En conséquence, mère provinciale m’en a fait la remarque et m’a demandé d’être plus attentive désormais. Elle souhaite que je remplace sœur Marie et, pour cela, je dois apprendre et retenir tous ces noms et ces endroits. C’est pourquoi je suis dans l’impossibilité de me consacrer à la prière.

— Je crois qu’en effet, ma Sœur, Dieu vous appelle à une vie différente. Le cloître vous conviendrait sans doute davantage et cela pourrait être le Carmel. N’oubliez pas cependant que vous avez prononcé des vœux temporaires pour une période de cinq ans. Votre mère m’a dit qu’il vous restait encore trois années. Ah ! la voilà qui arrive (et se tournant vers elle), je pense, ma Mère, que sa vocation de carmélite est bien réelle. Je suggère qu’elle attende l’expiration de ses vœux ; elle pourra alors en parler avec sa supérieure générale. (S’adressant de nouveau à moi), allez bien dans la paix, ma Petite Sœur et, si vous avez besoin de me revoir, faites-en la demande à votre bonne mère qui acceptera de me prévenir, n’est-ce pas, ma Mère ?

— Mais oui, bien sûr, bien sûr, répondit-elle avant que nous prenions congé et que nous quittions le parloir toutes les deux.

Deux mois après cette rencontre, notre supérieure, mère Irène-de-Sainte-Thérèse se vit confier une obédience dans une autre maison et, au plus grand regret de nous tous, vieillards et religieuses, elle dut nous quitter. Elle fut remplacée par mère Adolphe-de-Saint-Joseph. Pour faire connaissance avec nous, elle nous reçut une à une à son bureau.

Plus jeune que mère Irène, dans la quarantaine, mère Adolphe allait élever des obstacles auxquels j’étais loin de m’attendre. Quand mon tour fut venu de la rencontrer, elle s’adressa à moi avec un air moqueur.

— Ah ! Voilà la carmélite ! lança-t-elle.

— Vous savez ?

— Mais oui, je sais. Votre mère Irène m’a mise au courant et m’a demandé de vous laisser voir le père confesseur qui, à ce qu’elle m’a dit, vous aide dans votre cheminement. Sachez tout de suite qu’il n’en sera pas question. Au contraire, j’ai reçu des directives de la mère provinciale et j’ai bien l’intention de vous aider à vous enraciner davantage dans votre vocation de Petite Sœur des pauvres.

— Mais… Mère Irène…

— Mère Irène est trop bonne, c’est probablement dû à son grand âge. Elle est trop crédule et soutient trop les jeunes. Comprenons-nous bien : je ne dis pas que vous mentez, vous faites preuve d’une telle simplicité et de tant de candeur, mais je crois que vous êtes dans l’illusion et que c’est le démon qui veut vous détourner de votre vocation. Que lisez-vous en ce moment comme nourriture spirituelle ?

— Le père confesseur m’a donné la vie de sainte Thérèse d’Avila et la vie de sainte Catherine de Sienne.

— Ah ! (prenant un air désolé) ce n’est pas possible, le père n’a pas de discernement. Je ferai une demande pour qu’il soit changé, ce n’est pas ce qu’il vous faut. Vous allez me remettre ces livres (et se tournant vers sa toute petite bibliothèque dont elle extirpa trois bouquins) vous lirez plutôt ceci. Vous en profiterez pour étudier un peu.

Je regardai les titres, tout était centré sur ce que j’avais déjà lu, au noviciat.

Fidélité à la sainte règle et aux vœux de religion,

Vie d’une Petite Sœur des pauvres, sœur Émilie-de-la-Sainte-Face

et Comment voir le Christ dans nos vieillards.