CHAPITRE DIX-SEPT

La vie continue

Les mois s’ajoutaient aux mois, les jours défilaient dans la même fébrilité routinière. Je quêtais depuis trois ans déjà quand, un jour, je commençai à ressentir une violente douleur aux jambes. Était-ce une résultante de ces marches interminables sous un soleil de plomb ou encore sous une pluie glaciale ? Toujours est-il que je me mis à boiter et à ralentir le pas. Le jour même, sœur Marie et moi rapportâmes la chose à la supérieure qui fit la sourde oreille et refusa de me retirer de la quête. Durant les jours qui suivirent, sœur Marie demanda à la supérieure de me remplacer, tentant de lui faire voir que ma lenteur nuisait considérablement à notre travail et qu’il serait peut-être sage de me faire examiner par un médecin. La supérieure acquiesça à une partie de sa requête en lui fournissant une autre compagne, mais elle refusa d’appeler un médecin : « Tout ça, c’est de la comédie… J’imagine que vous inventez cela pour être exemptée de la quête. Sans doute l’idée de vous faire carmélite y est-elle pour quelque chose… Bien, vous allez voir, ma petite carmélite, que je vais vous guérir, moi ; vous irez désormais à la cave tous les jours pour préparer les boissons des vieux. »

Que pouvais-je faire d’autre que d’obéir ? D’ailleurs, j’espérais sincèrement que ce changement allait améliorer mon état. Tous ces paniers remplis de bouteilles à porter, après les avoir préparés, c’était vraiment trop lourd pour mes bras chétifs qui se mirent à me faire mal. Je m’affaiblis donc encore plus et mes douleurs aux jambes s’aggravèrent. Quand je crus avoir atteint la limite du supportable, la supérieure se décida enfin à consulter le médecin.

Le docteur m’examina soigneusement, me fit marcher devant lui et m’interrogea :

— Que faites-vous comme travail, ma sœur ?

— Je travaille à la cave, je prépare les boissons des vieillards, docteur.

— Quand avez-vous commencé à boiter ?

— Ça fait plusieurs jours déjà, je marchais beaucoup pour aller quêter. C’est arrivé soudainement, en pleine rue.

— Je lui ai retiré ce travail, docteur, s’empressa d’ajouter la supérieure. Voyez-vous, je crois que sœur Xavier voulait arrêter de quêter et qu’elle a trouvé ce prétexte parce qu’elle veut aller au Carmel.

— Quoi ! s’exclama le médecin.

Me regardant bien droit dans les yeux, il refit les examens, posa encore des questions, me fit marcher de nouveau et, avec beaucoup de fermeté dans la voix, il s’adressa à la supérieure :

— Non, ma Mère, cette sœur ne fait pas semblant. Écoutez-moi bien : non seulement elle ne doit plus retourner à la quête mais, pendant les trois prochains mois, il lui faudra marcher le moins possible. Je la reverrai ensuite. Et retirez-la de la cave, il faut la mettre au repos immédiatement !

Le ton était si énergique que la supérieure n’osa pas protester. Elle lui dit seulement :

— Très bien, docteur. J’en informerai notre mère provinciale.

— Votre vieille mère est partie ? demanda le médecin.

— Oui. Et c’est moi qui la remplace.

— Dommage, c’était une personne admirable, pleine de sagesse. Tout le monde l’aimait beaucoup. Faites-lui prendre ce médicament et exigez du repos, tout en lui remettant une ordonnance.

* * *

La mère provinciale, alertée par notre supérieure, vint me rendre visite quelques jours après que le médecin eut fait ses recommandations.

— Puisque vous ne pouvez plus marcher, me dit-elle, je vais vous confier une autre obédience. À ce qu’on m’a dit, vous entretenez toujours cette idée de partir pour le Carmel… je crois que l’occasion se prête parfaitement pour que vous preniez davantage connaissance de notre vie et de l’esprit qui anime notre communauté. Vous irez donc à Reims où une infirmière diplômée vous donnera des cours ; vous étudierez et ferez avec elle un peu de pratique. J’ose espérer qu’ensuite votre obsession vous quittera. Vous partirez dans deux semaines. D’ici là, afin de vous conformer aux directives du médecin, vous travaillerez assise à la lingerie au pliage du linge.

Fin de novembre 1956

Quand je partis pour cette nouvelle obédience, à Reims, j’eus l’impression, une fois encore, de me séparer d’une famille. Je m’étais attachée aux sœurs de Levallois, mais je fus si occupée dans mes nouvelles fonctions que je n’eus guère le temps de m’apitoyer sur mon sort.

D’abord, le matin, initiation aux soins des malades par une petite sœur : prises de tension, piqûres sous-cutanées et intramusculaires, les injections intraveineuses relevant de l’infirmière diplômée, et toilettes des patients. Pendant mes heures de repos, une heure l’avant-midi et une heure l’après-midi, je devais étudier les matières du cours d’infirmière auxiliaire qui m’était donné par l’infirmière. J’avais des livres à lire, des notes à prendre et beaucoup de choses à mémoriser. Tout ce que j’apprenais en médecine m’intéressait beaucoup. Pour la théorie, ça allait ; mais pour la pratique ! Ma vieille répugnance ressurgissait, quand il me fallait nettoyer les malades mentaux qui baignaient parfois dans leurs excréments et c’est en réprimant avec peine mes haut-le-cœur que j’accomplissais ces tâches.

L’après-midi, c’était le nettoyage des lits, des sommiers et des matelas infestés de puces que je saupoudrais d’un produit exterminateur. Je n’aimais guère ce travail non plus, je le trouvais ennuyeux et ce qui m’affligeait plus que tout, c’était que cette vermine venait sur moi ; la nuit, les petits vampires dérangeaient mon sommeil, me piquant tellement que je me voyais obligée de me mettre en chasse. Et chez les sœurs, bains et douches n’étaient autorisés qu’aux quinze jours !

Cependant, au bout de six mois, mes douleurs aux jambes avaient complètement disparu. Je marchais de nouveau normalement. La mère provinciale m’appela alors à Saint-Laurent, la résidence provinciale.

— La sœur infirmière de Tours est tombée malade, me dit-elle. Comme je n’ai personne pour la remplacer, c’est vous qui irez. Je crois que vous en savez suffisamment pour vous charger de l’infirmerie ; avec les cours que vous avez suivis, et au noviciat et à Reims, vous vous débrouillerez parfaitement.

Nouveau départ et arrivée à Tours, le 29 mai 1957, où une surprise de taille m’attendait. On me prévint que j’aurais beaucoup à faire parce que la sœur que je devais remplacer était une personne très âgée. Ses forces l’abandonnant, son courage aussi, probablement, elle avait beaucoup négligé son office d’infirmerie depuis un certain temps. La supérieure me demanda de relever le défi. Un désordre indicible régnait. Tout était sale, les vieilles avaient manqué de soins et il faudrait s’attaquer aux punaises et aux poux qui s’en donnaient à cœur joie dans ce capharnaüm. Il y en avait partout. Ce fut une guerre sans merci qui dura tout un mois. Pour célébrer ma victoire sur l’armée piqueuse, j’entrepris de frotter les planchers, tâche pour laquelle une sœur eut la bonté de m’aider.

Pendant six mois, je m’appliquai à redonner sa vocation à l’asile, c’est-à-dire offrir des soins adéquats aux pensionnaires. Dur labeur auquel je m’adonnais en supportant les exigences de certaines grandes malades, dont l’une n’était pas très commode. Il y avait aussi une quinzaine de handicapées dont certaines très confuses, deux ou trois « innocentes » que nous devions traiter comme des bébés.

Quelle pénible expérience ! Et la supérieure qui, en plus, se mettait de la partie. On l’avait prévenue de mon intention de partir au Carmel et, afin de m’en enlever l’envie, elle me privait des seuls moments d’oraison auxquels j’avais droit. Le dimanche après-midi, elle me faisait sortir de la chapelle, interrompant mes prières, pour que j’aille changer un vase de place ou pour une quelconque bagatelle. Il fallait me séparer de Jésus pour me faire oublier mon obsession.

* * *

Mes quatre années en mission allaient bientôt se terminer et je me réjouissais à l’idée de partir pour le grand noviciat où nous étions envoyées pendant la cinquième année de vœux temporaires. Pendant cette dernière année, nous recevions une formation religieuse supplémentaire et suivions des cours plus avancés sur la vie auprès des vieillards. Cependant, comme nous étions presque cloîtrées, tout n’était que pure théorie. Je me sentais fébrile à l’idée de quitter l’infirmerie puisque je n’étais décidément pas à ma place.

Avant cette importante étape, la mère provinciale nous fit sa visite annuelle.

— Ma Petite Sœur Xavier, me dit-elle, comme vous le savez, le moment du grand noviciat est venu. Compte tenu de vos aspirations… je parle de votre désir d’aller au Carmel, nous avons pensé retarder d’un an cette période préparatoire aux vœux perpétuels. Enfin, nous avons besoin de vous ici, pour l’infirmerie. La supérieure me dit que vous vous acquittez très bien de votre travail, je l’ai d’ailleurs constaté par moi-même puisque j’ai visité votre infirmerie. J’ai parlé avec vos petites bonnes femmes et toutes disent vous aimer beaucoup.

À l’annonce de ce changement de programme, mon cœur palpita dans une accélération de battements qui se répercutèrent jusqu’à mes jambes, devenues molles comme du papier, mais je me ressaisis.

— Je fais mon travail aussi bien que je le peux, ma Bonne Mère. Par amour de Dieu, par devoir d’état et pour ces pauvres vieilles qui en ont tellement besoin. Je les aime. Mais, croyez-moi, je n’ai pas la vocation d’infirmière. Je dois constamment me stimuler car c’est un grand effort que je fournis. Je préfère aller maintenant au grand noviciat. J’en sais suffisamment sur la vie des Petites Sœurs en maison, je suis prête à partir tout de suite pour La Tour, afin d’étudier et d’analyser ma vocation. Je souhaite voir clair dans mes aspirations et régler la question le plus vite possible.

— Vous me surprenez, ma Petite Sœur. Je croyais que vous étiez bien adaptée, ce sont les échos qui me parvenaient des sœurs de la communauté, de la supérieure et des vieillards. Vous avez été assez vertueuse pour ne rien laisser paraître de votre tourment et je vous en félicite. Vous avez réellement mis en pratique ce que vous avez appris au petit noviciat. Vous méritez qu’on vous laisse partir pour le grand noviciat et peut-être après pourrons-nous vous confier autre chose qu’une infirmerie.

— Merci ! Merci, ma Bonne Mère.

Jubilant de joie, soulagée à l’idée qu’enfin je pourrais quitter ce lieu dont l’atmosphère me pesait tant, je me hâtai de lui poser la question :

— Puis-je connaître la date de mon départ ?

— Vous partirez le 8 novembre, avec trois autres petites sœurs de la province. Je vais prévenir votre bonne mère.