CHAPITRE VINGT

Saint-Omer

Quand je fis mon entrée à Saint-Omer, le 6 janvier 1960, j’avais, il me semble, le cœur plus léger. La perspective de travailler en musique me réjouissait et j’espérais pouvoir accepter plus facilement mes récents déboires. Mais ma joie fut de courte durée : on me confia, encore, l’infirmerie des femmes où logeaient vingt-deux malades plus ou moins handicapées ou confuses et l’infirmerie des sœurs.

Je n’eus pas le loisir de m’apitoyer sur mon sort. Je cumulais les fonctions de ménagère, d’infirmière et d’infirmière auxiliaire. Et vogue la galère ! Et tourne le manège ! Planchers à laver et à cirer, toilettes à nettoyer, il me fallait ramasser les excréments que les « innocentes » semaient involontairement ici et là, injections à donner, cas à étudier avec le médecin qu’il me fallait accompagner dans ses tournées, etc. Mes journées étaient à ce point remplies que j’en oubliais ma propre réalité.

Je puisais mes forces à la communion, chaque matin, suppliant Jésus de me soutenir. Je lui offrais le sacrifice quotidien de retourner à ce travail, dont il me semblait ne pas avoir la vocation. « Jésus, mon Maître, implorais-je, prends la journée que je t’offre… c’est Toi que je soigne dans la personne du pauvre. Je vais faire de mon mieux, encore aujourd’hui, pour l’amour de Toi. »

Parfois, un incident se produisait et rompait pour quelques heures la routine de l’infirmerie. Un jour, par exemple, je partis avec une compagne pour ramener à l’asile une vieille femme qui vivait dans des conditions d’extrême pauvreté. Elle habitait une sorte de hangar, couchait sur un tas de chiffons sales à même le sol et ne possédait qu’un chat et une statuette de la Vierge. Avant d’accepter de nous suivre dans la camionnette, elle tira la statuette qu’elle conservait sous son tas de guenilles et l’emporta. Abandonner son chat, infesté de parasites tout comme elle, lui brisa le cœur.

Elle était si sale que nous la fîmes entrer par une porte de côté pour la soustraire au regard des autres vieillards. J’éprouvais à la fois de la pitié pour elle, et un certain dédain des odeurs pestilentielles qu’elle dégageait. Je devais faire sa toilette. Ses ongles d’orteils et ceux des mains n’étaient guère mieux. Sous de longues griffes s’incrustait la vermine. Sa chevelure n’était qu’un enchevêtrement de nœuds aussi crasseux que sa peau. Je n’avais de toute ma vie jamais vu cela !

J’entrepris donc de la nettoyer et la fis entrer dans une baignoire. Pendant que je la frottais, elle ne cessait de m’injurier. Le travail dura un long, très long moment. Quand j’eus enfin terminé, elle dut se sentir mieux puisqu’elle avait retrouvé son calme. Elle prit mes mains et les baisa. Je vis qu’une larme glissait dans un sillon de ses joues cuivrées lorsqu’elle me dit « merci petite ». Je l’avais affectueusement baptisée « ma petite sauvageonne ».

* * *

Comme je l’ai déjà dit, le règlement nous interdisait de communiquer avec les autres sœurs. Nous ne pouvions donc jamais faire de confidences ou recevoir celles d’une compagne et cet état de fait provoquait l’ignorance et l’indifférence envers les soucis des autres. J’en étais presque venue à croire que j’étais la seule à avoir des problèmes tellement l’absence de contacts personnels m’avait plongée dans l’inconscience.

Je me trouvais un jour dans l’ascenseur en même temps que la petite sœur Yvonne. Elle serrait les poings et semblait incapable de contenir la rage qui l’habitait. Quelques mots lui échappèrent avant qu’elle n’éclate en sanglots :

— La supérieure… c’est une personne haïssable… elle est toujours sur mon dos… je n’en peux plus.

Touchée par son désespoir, je m’apprêtais à lui parler pour la consoler lorsque la porte s’ouvrit sur la supérieure. Sans un mot, elle saisit sœur Yvonne par le bras et l’entraîna avec elle. Demeurée seule avec sœur Céline-du-Cœur-Immaculé-de-Marie qui allait au même étage que moi, je l’entendis me dire :

— Vous avez de la chance, vous, sœur Xavier. Vous avez toujours eu les supérieures dans la manche. Je sais qu’elles vous aiment et sans doute le méritez-vous mais… la pauvre sœur Yvonne, elle, la supérieure ne la comprend pas et c’est trop souvent qu’elle la gronde et la punit injustement.

— J’ignorais tout à fait cela, ma sœur, et c’est la première fois que je suis témoin d’une telle scène, répondis-je.

— Bien sûr ! Vous êtes tellement recueillie et… vous vous mêlez si peu aux autres.

Ce fut un choc. Je croyais vraiment qu’il fallait se plier à cette loi du silence que les autorités ne cessaient de prôner. Et cela m’avait pratiquement rendue indifférente. Ce soir-là, à la visite du Saint-Sacrement, j’aperçus sœur Yvonne-de-Saint-Barnabé, tout près du tabernacle. Elle semblait profondément recueillie. Mon cœur fut envahi d’une grande sympathie à son endroit et je priai ainsi : « Oh ! Mon Jésus, je m’offre à Toi. Prends-moi comme victime à la place de toutes les incomprises de cette communauté. Accorde aux supérieures la compréhension et la justice afin que toutes trouvent la paix. »

Quelques jours plus tard, après le salut au Saint-Sacrement, je rangeai mes cahiers de chants pendant que les religieuses et les vieillards sortaient de la chapelle. Le père Vaderbeken se retira également et m’attendit à la porte pour engager avec moi une banale conversation. Non loin de là, se trouvait probablement une sœur qui nous observait puisque je fus appelée au bureau de mère Adolphe de Saint-Joseph.

— Ma bonne Petite Sœur, vous semez le scandale parmi vos compagnes.

— Je ne comprends pas, ma Bonne Mère.

— Voyons, une sœur, aussi jeune que vous, qui s’attarde tous les soirs avec un prédicateur. Les autres sœurs sont scandalisées et elles m’ont prévenue. Je vous interdis désormais de parler à ce prêtre.

— Mais, ma Mère ! Nous ne faisons ni ne disons rien de mal !

— Puisque je vous dis que votre conduite est scandaleuse, vous devez m’obéir.

J’étais bouleversée, incapable de donner un sens à cette allégation de sœur Adolphe, ni aux accusations des autres. Agissaient-elles par simple jalousie ? En quoi ma conduite pouvait-elle les scandaliser ? Je n’y comprenais rien. Et que la bonne mère voie du mal là où moi je voyais du bien me paraissait absurde.

Lorsque je fis part de cela au père, il manifesta un grand étonnement.

— J’ignorais, dit-il, que vos règlements étaient aussi sévères.

Craignant d’être vue par les sœurs qui passaient près de nous, je me retirai rapidement : « Au revoir, mon Père et merci pour tout. »

Le jour suivant, alors qu’il passait près de l’orgue avant de quitter la chapelle, il y déposa une lettre pour moi. Je ne sus malheureusement jamais ce que contenait la missive car mère Adolphe, agenouillée à son prie-Dieu, à l’arrière, avait tout vu. Elle s’approcha rapidement de moi pour m’arracher l’enve­loppe des mains.

Tout de suite, un parallèle s’établit dans mon esprit entre ce geste de la mère et un autre, perpétré contre moi, bien des années auparavant. J’avais alors quatorze ans. Mon père dirigeait une industrie de pulpe et il arrivait souvent que ses ouvriers eussent à charger, sur le quai de Bouctouche, des bateaux venus d’Angleterre. Le capitaine invitait alors mon père à visiter le bateau avec toute la famille. Lors d’un tel événement, je fis la connaissance d’un aimable matelot qui s’appelait Michael. Très beau, il était de douze ans mon aîné. Sur son invitation, je fis avec lui, à l’insu de mes parents, une longue promenade. Main dans la main, nous parcourûmes tout le village en bavardant. Comme son bateau reprenait la mer le lendemain, l’idylle ne dura, à mon grand regret, que le temps de ces quelques pas et d’une forte étreinte éveillant en moi le désir de le retrouver un jour.

Un mois plus tard, je reçus une lettre d’Angleterre. Ça ne pouvait être que Michael ! Mon cœur battait très fort, j’étais excitée et j’allais me retirer pour la lire lorsque Huguette se précipita sur moi et m’enleva brusquement la lettre des mains. Puis, elle la déchira sous mes yeux, impitoyablement. J’en eus le cœur brisé.

Ce fut mon père qui parvint à m’apaiser et à sécher mes larmes. Il m’expliqua qu’Huguette avait voulu me protéger en agissant de la sorte et ajouta que lui, il n’accepterait jamais de voir sa petite fille partir pour un pays lointain.

L’indiscrétion de mère Berthe ranima mon sentiment de révolte à l’égard de ceux qui s’autorisent de telles intrusions dans la vie privée des gens. Ce soir-là, accablée par cette nouvelle injustice, je pris la ferme résolution d’entrer au Carmel et de ne renoncer à aucun effort pour parvenir enfin à vivre la vie des contemplatifs.

J’ignore s’il existe un lien entre les événements et la relation de cause à effet sur ma santé, mais je me réveillai avec un nouveau mal de cou, à gauche, exactement comme en 1955. La supérieure imputa cela à la fatigue « vous travaillez trop fort » et fit appeler le médecin qui, à son tour, me dirigea vers un spécialiste. Deux jours plus tard, j’étais sur la table d’opération, à la clinique. On préleva ce que je crois avoir été un kyste. Je ne pus savoir de quoi il s’agissait puisque la supérieure refusa qu’on fît les analyses appropriées.

En tant qu’être humain, je considérais bien légitime mon droit à un diagnostic, et, pourtant, je n’avais aucun choix, je devais m’incliner devant le jugement de mère supérieure. Au nom de la sainte obéissance, je devais mourir à moi-même. Mais n’y avait-il pas confusion dans l’interprétation des termes ?

Je pus retourner à mes tâches deux jours après l’opération.

Il me semble qu’à partir de ce moment je devins une observatrice plus impartiale, sans toutefois le laisser paraître. Je remarquais davantage l’illogisme de cette vie et je m’embrouillais sur la raison d’être de toutes ces contraintes, de tout ce lavage de cerveau. Servions-nous mieux notre Dieu en devenant ces robots à figure mystique ? Bien sûr, je me culpabilisais de ma liberté de pensée et je demandais pardon de raisonner autant, m’imposant des sacrifices pour me remettre à ma place.

Le jour où mon frère Bernard vint me voir pour m’annoncer que ma jumelle était gravement malade et avec l’espoir de me ramener auprès d’elle, je demandai l’autorisation de repartir avec lui. Huguette était mourante, j’aurais souhaité la voir et l’assister. On parlait de leucémie et les médecins ne laissaient aucun espoir. Permission refusée ! Surprise par cet exercice abusif de l’autorité, je réagis violemment de l’intérieur. On tranchait pour moi, on décidait tout ! Aucune situation ne paraissait suffisamment dramatique pour qu’on fît preuve de compassion : ma jumelle était en train de mourir ! Cette fois, c’en était trop ! « Tant pis, me dis-je, je me passerai de leur permission. Je quitte la communauté immédiatement ! Je repars avec Bernard.

Oui, je m’en vais. » Au cœur d’un douloureux dilemme, je suppliai à nouveau la mère, elle me répéta ce qui m’avait déjà, au noviciat, été injecté dans le cerveau :

— Le sacrifice que vous ferez en acceptant de ne pas voir votre sœur portera des fruits pour elle, et pour votre sanctification aussi, plus encore que si vous y alliez.

Ce fut encore à la chapelle, devant le crucifix cette fois, que j’allai consommer mon sacrifice et celui de ma famille. C’est là aussi que je puisai la force d’acquiescer à la soi-disant volonté de Dieu.

Une fois mon frère reparti, peiné et vraiment déçu, j’écrivis à ma famille, leur exprimant mes regrets de ne pouvoir me trouver auprès d’eux dans de tels moments et leur recommandant une neuvaine à sœur Marie-de-la-Croix, notre fondatrice. Je leur envoyai une relique que je leur demandai d’appliquer sur le corps de ma sœur. Et je me mis, moi aussi, en grande prière. « Sœur Marie-de-la-Croix, je t’en supplie, guéris-la si cela ne doit pas l’éloigner de Dieu mais, au contraire, la sanctifier. » J’y passai tout un après-midi à la fin duquel j’acquis la certitude qu’Huguette serait guérie.

Huguette était populaire et les journalistes suivaient de près la suite des événements. Un matin, sa mort fut annoncée. Son état avait tellement empiré qu’on la tint pour morte. C’était pourtant une erreur.

Mes prières y étaient-elles pour quelque chose ?

* * *

Alors que tant de souvenirs remontent à ma mémoire, je suis consternée par la présence dans certains couvents, et encore de nos jours, de ce système. Je suis tout aussi étonnée d’avoir pu, moi-même, m’y prêter aussi longtemps. Je me souviens, par exemple, d’une de mes patientes, gravement malade, qui avait reçu la communion. Elle était inconsciente et ne pouvait contrôler les mouvements de sa bouche. Aussi cracha-t-elle l’hostie sur son châle. L’aumônier était déjà reparti pour la messe et je croyais fermement que c’était un sacrilège de toucher une hostie avec nos mains, jugées indignes par la hiérarchie de l’Église. Pourtant, il fallait faire quelque chose, je ne pouvais abandonner le corps du Christ.

Rassemblant tout ce que j’avais de courage, je me penchai au-dessus de la malade et recueillis l’hostie, enduite d’un peu de crachats. Me concentrant fortement sur Jésus, présent dans cette hostie, je l’avalai en fermant les yeux.

Ce fut un acte d’héroïsme, rien de moins, car je parvins à oublier les filets de salive qui dégoulinaient sur ma langue et à me réjouir d’avoir été sauvée d’un sacrilège.