CHAPITRE VINGT-DEUX

Elbeuf

Bien décidée à ne rien laisser transparaître de mes pensées profondes, je fis, le 15 novembre 1962, mon entrée à Elbeuf. Bien que j’eusse demandé un travail différent, on m’assigna à l’infirmerie des femmes. Rien de bien neuf là-dedans, les supérieures semblaient croire que je ne pouvais rien faire d’autre. J’acceptai donc mes tâches dans la foi et la soumission : « Merci, Jésus. Je pense, comme mère provinciale, que c’est un grand privilège que de Te servir à travers les malades. Je ferai de mon mieux, comme je l’ai toujours fait dans le passé. Je surmonterai dans la dimension spirituelle ce qui, humainement, m’est un fardeau. »

Un mois à peine après mon arrivée, l’aumônier dut être remplacé pour des raisons de santé. Je fis alors la connaissance de l’abbé Réal Vagenheim qui se présenta, arborant un large sourire :

— Bonjour, ma Petite Sœur, je suis l’abbé Vagenheim, remplaçant de votre aumônier. Je viens confesser vos grands-mères…

Je l’invitai à mon bureau qui deviendrait son confessionnal et conduisis, une à une, les handicapées dans leur fauteuil roulant. Alors que nous marchions côte à côte pour aller chercher une dernière pénitente, il me regarda et, sans à-propos, me dit :

— Vous savez, ma Petite Sœur, j’aurais aimé être bénédictin.

— Ah ! lui répondis-je sur un ton léger, bien moi, j’aurais voulu être carmélite… mais c’est fini maintenant, j’y ai renoncé.

En arrivant à l’infirmerie, deux jours plus tard, je vis une patiente qui me faisait des signes tout en me disant :

— Ma Petite Sœur, ma Petite Sœur ! monsieur l’abbé est passé et m’a laissé une lettre pour vous.

Qu’est-ce que ça signifiait ? Aucune lettre ne devait normalement parvenir à sa destinataire sans avoir été scrutée à la loupe par la supérieure. Mais je n’en étais plus à ce genre de scrupules ; aussi pris-je la lettre et me retirai-je dans un coin pour la lire.

« Ma Petite Sœur,

Vous ne devez pas dire que c’est fini pour le Carmel. Dès que je vous ai vue, et cela ne m’était jamais arrivé avant pour d’autres sœurs, une pensée m’a traversé l’esprit. Je me suis dit, avant même que vous m’en ayez fait la confidence, que le Seigneur vous appelait certainement au Carmel.

Si vous acceptez de répondre à l’appel, faites-moi signe, je pourrai vous aider. Je passerai demain. »

Mon cœur ne fit qu’un bond dans ma poitrine et je me tournai intérieurement vers le Seigneur : « Mon Dieu, cette fois, ce n’est pas moi qui ai pris les devants. Il semble que ce soit Vous. Que votre volonté soit faite. Aidez-moi. »

Le jour suivant, l’abbé se présenta à l’infirmerie et m’observa pendant que je donnais des soins à une infirme. Ensuite, il me fit un signe de la tête pour que je le suive dans mon bureau. Après quelques salutations d’usage, il passa au sujet qui m’intéressait :

— Bien, dit-il, puisque vous voulez aller au Carmel, je vais aller voir le cardinal Lalonde. Ne me demandez pas comment je le sais, mais je sais que vos supérieures vous dressent des embûches, vous savez qu’elles n’ont pas le droit de vous en empêcher ?

Nous dûmes interrompre notre conversation puisque la sœur assistante arrivait. Notre tête-à-tête semblait avoir piqué sa curiosité.

— Vous désirez quelque chose, monsieur l’abbé ? s’enquit-elle.

— Non, ma Sœur, répondit-il.

L’air embarrassé, elle lui expliqua qu’il devait normalement s’adresser à elle ou à la supérieure puisque les autres sœurs n’avaient pas le droit de parler au prêtre en dehors du confessionnal.

— Ma chère Sœur, lui jeta-t-il froidement, je ne suis pas tenu à vos règlements, moi, et je ferai bien ce que je voudrai !

La sœur assistante s’empressa, naturellement, de rapporter l’incident à la bonne mère qui, à son tour, la chargea d’agir en tant qu’« espionne ». La sœur assistante faisait son devoir si consciencieusement que mes contacts avec l’abbé en souffrirent mais, bizarrement, je n’en fus pas affectée le moins du monde. Il me plut, au contraire, de prendre une part discrète aux ruses que l’abbé inventait pour communiquer avec moi : il me glissait des lettres, murmurait quelques mots codés en venant voir les malades.

J’appris de la sorte qu’il voulait aller voir la prieure de Lisieux pour solliciter qu’elle me reçoive. Il effectua cette démarche qui se solda par un échec : « La prieure m’a dit qu’elles n’ont jamais reçu de sœurs provenant d’un autre ordre. Il paraît que ça ne se fait pas. »

Je montrai évidemment un visage attristé, mais il me ramena à l’espoir en un rien de temps : « Allons ! confiance, ma Sœur, confiance. Avez-vous confiance ?

— C’est difficile d’avoir confiance, mon Père.

— Confiance, vous dis-je. Nous allons commencer ce soir une neuvaine à Notre-Dame-de-la-Confiance. »

Il me remit une image de Notre-Dame-de-la-Confiance avec la prière de la neuvaine au verso. Pendant que je priais la Vierge, en union avec lui, il rendit, sans me le dire, une visite au cardinal Lalonde. C’était le 2 juillet. Après cette démarche, il me rapporta une photo du cardinal et une image de sainte Thérèse d’Avila, toutes deux signées par monseigneur Lalonde. Sur l’image de la sainte, il y avait une citation : « Que rien ne te trouble… que rien ne t’épouvante… la patience tout obtient. » L’abbé Vagenheim me remit également une croix que m’offrait le cardinal et me bénit en son nom.

— Ma Petite Sœur, le cardinal me charge de vous dire…

Oups ! la sœur assistante, comme par hasard.

— Excusez-moi, mon Père, notre bonne mère désire voir sœur Xavier.

— Bien, dites-lui qu’elle ira après les soins aux malades. Ne voyez-vous pas qu’il y a une malade qui sonne ?

Feignant de partir, l’assistante se planta dans l’entrée pour mieux exercer sa surveillance. Je me rendis au chevet de ma patiente où l’abbé me rejoignit.

— Bonjour, ma petite dame, entama-t-il, vous souffrez beaucoup ?

Pendant que la vieille lui racontait ses misères, il chuchotait :

— Monseigneur Lalonde désire que vous lui écriviez, il veut connaître les raisons qui vous poussent vers le Carmel. Je passerai mercredi pour prendre votre lettre. (Revenant à la patiente) pauvre madame, la vie ne vous a vraiment pas épargnée !

Nous vîmes l’assistante sortir de sa cachette et s’esquiver ; sans doute allait-elle au rapport. Cette complicité avec l’abbé m’enchantait ; il me semblait enfin avoir un ami, quelqu’un qui voyait clair en moi et qui me soutenait avec sincérité. Dès que j’eus terminé mes soins, je me rendis au bureau de la bonne mère.

— Cela fait une demi-heure que je vous attends, ma Petite Sœur. Écoutez, vous devez me dire ce qui se passe entre l’abbé Vagenheim et vous. On m’a dit que vous vous parlez beaucoup.

Sachant qu’elle disait vrai, je me sentis incapable de me défendre et me contentai de lui dire timidement :

— Oui, ma Bonne Mère.

— Bon ! cela doit cesser. Si j’apprends que vous parlez encore avec lui, je le mettrai à la porte. Vous me comprenez bien ?

— Oui, ma Bonne Mère.

Mais oui, je comprenais très bien et je n’avais pas l’intention de tout gâcher en cherchant à me défendre. Pour protéger la mission de l’abbé, je ne lui adressai plus la parole, mais je confiai la lettre destinée au cardinal à une petite grand-mère qui se fit une joie d’être notre complice.

— Il ne faut rien dire à personne, vous comprenez ?

— Soyez sans crainte, ma Sœur. Vous pouvez compter sur moi.

Deux semaines plus tard, l’espionne toujours à ses trousses, l’abbé remit à notre vieille intermédiaire une note dans laquelle il me pressait de me rendre au confessionnal : « Venez après la messe de seize heures, nous pourrons parler plus librement. »

Je me sentais nerveuse et émue. J’avais la certitude que ma vie allait changer.

— Monseigneur Lalonde s’est montré très satisfait du contenu de votre lettre, il m’en a remis une.

L’abbé roula l’enveloppe pour la faire passer à travers la grille. J’ai presque tout oublié des mots du cardinal tellement l’émotion était grande quand je pus enfin prendre connaissance de sa missive. Il me promettait d’accomplir personnellement les démarches auprès de mes supérieures en précisant qu’advenant un refus de leur part il ferait lui-même, par l’intermédiaire de son vicaire, ma demande d’admission au Carmel de Rouen.

Monseigneur Lalonde tint parole. Quelque temps encore, je fus l’objet d’une surveillance très stricte : les supérieures locale et provinciale vinrent me voir et ne cachèrent pas leur colère contre moi et contre l’abbé Vagenheim, qu’elles m’interdirent de revoir.

Dans une lettre qu’il écrivit à la mère générale, le cardinal Lalonde ordonna de me laisser partir pour le Carmel et de cesser toute opposition à ma vocation de carmélite : « Mon vicaire général a vu la prieure de Rouen et celle-ci croit que sœur Xavier est bel et bien destinée au Carmel, d’autant plus qu’elle y songe depuis bon nombre d’années. La prieure est prête à la recevoir. Vous n’avez aucun droit, mes révérendes Mères, d’empêcher sœur Xavier de poursuivre sa route et c’est en tant que cardinal que je vous donne l’ordre de la libérer. Elle est attendue au Carmel. »

Dieu avait manifesté sa volonté. Mes supérieures, devant l’obligation de m’accorder la permission de quitter la congrégation, firent quelques manières. Elles m’imposèrent de garder le silence sur mon prochain départ. Je ne pus donc dire la vérité à mes compagnes qui, croyant qu’on me chargeait d’une nouvelle obédience, ne comprirent pas qu’on l’entoure d’un tel mystère. Il en fut de même pour mes bons vieillards ; on m’interdit de leur faire mes adieux. La supérieure justifia sa décision par la crainte que « d’autres sœurs soient tentées de faire la même chose que vous ». Mais je pouvais dorénavant tout accepter, Dieu avait parlé en ma faveur et rien d’autre ne comptait. J’allais enfin goûter les délices de la contemplation, cela valait bien encore quelques petits sacrifices.

Quand le jour du départ arriva, la bonne mère me demanda à son bureau. Elle me sourit affectueusement et me pria de m’asseoir.

— Je vous ai fait souffrir, n’est-ce pas ?

Je me contentai de sourire de connivence en baissant les yeux.

— Je l’ai fait exprès, poursuivit-elle, pour voir si vous aviez vraiment la vocation. Puis, c’est comme ça qu’on peut juger de la vertu d’une sœur. Elle me fit ensuite la lecture d’une lettre de mère générale qui m’assurait qu’il y aurait toujours une place pour moi chez les Petites Sœurs des pauvres. Si, comme elle en était persuadée, je me rendais compte de mon erreur et si je ne restais pas au Carmel, je n’aurais qu’à prévenir la bonne mère des Petites Sœurs, à Rouen. Elle-même s’occuperait ensuite de me donner une obédience dans une autre province.

La bonne mère m’embrassa et, à ma grande surprise, éclata en sanglots.

Je ne savais quoi lui dire.

— Savez-vous pourquoi je pleure ?

— Non, ma Bonne Mère.

— C’est que, moi aussi, avant vous, j’ai voulu aller au Carmel et on me l’a toujours refusé. Je craignais que les supérieures majeures me reprochent de vous encourager. Je crois en votre vocation, depuis longtemps. Je vous souhaite de persévérer. Je vous envie. J’irai personnellement vous conduire à Rouen.