CHAPITRE VINGT-QUATRE

Insondables desseins

Nous étions en mars. Je devais attendre qu’une deuxième religieuse accepte de voyager avec moi mais, personne ne consentant à cette mission, la date de mon départ fut fixée au 16 mai, fête de saint Simon Stock. Lorsque tout fut prêt, mon billet de bateau obtenu, mes supérieures avaient consenti à un voyage par mer ; j’en rêvais depuis si longtemps, je fis un rêve prémonitoire : j’étais étendue sur une table de rayon-X, à l’hôpital. Trois ou quatre médecins m’entouraient, m’examinaient et me posaient des questions tout en prenant des radiographies.

Le lendemain matin, je chassai bien vite le pressentiment qui m’habitait : « Sotte, ce n’est qu’un rêve ! » Mais, le soir du 19 mars, je fus prise de coliques et d’une poussée diarrhéique. À mon grand étonnement, j’expulsai, au lieu d’une selle normale, du sang rouge et noir. Je me hâtai de prévenir notre mère. J’étais infirmière et je savais pertinemment qu’en cas d’hémorragie il faut bouger le moins possible et appeler un médecin. Je me disais que ce n’était rien, je refusais de m’inquiéter, mais les douleurs au ventre m’empêchèrent de dormir : « Mon Dieu, si je suis malade, il me sera impossible d’aller à Dolbeau. Je m’abandonne à ta volonté, mon Dieu, mais je désire tant retourner au Canada. »

Pendant une semaine, je m’efforçai de supporter mes douleurs au ventre et à l’estomac, n’osant pas trop en parler. Lorsque je demandais la permission d’aller me coucher, la prieure me taquinait : « On va se coucher pour un petit mal de ventre ? » Mais la douleur s’intensifiait et, au matin du 27 mars, elle devint carrément insupportable. Une seconde hémorragie, plus abondante, m’affaiblit au point que le poids de ma robe de bure me parut comme celui d’une armure. Je ne pouvais plus cacher cette situation et rapportai le tout à la mère prieure.

— Il faut aller à la messe, sœur Marie-André, nous verrons cela après.

— Une hémorragie, c’est sérieux, ma Mère, la suppliai-je.

— Entrons à la chapelle, nous sommes déjà en retard.

Figée dans la stalle, à la chapelle, j’attendis la fin de la messe et m’approchai de la prieure.

— Ma Mère, il me faudrait un médecin ou bien qu’on me conduise à l’hôpital, je ne suis vraiment pas bien.

— Allez déjeuner, on verra cela plus tard, m’ordonna-t-elle sur un ton impatient. Donnez-moi le temps, voyons.

— Pardonnez-moi d’insister, ma Mère, mais dans un cas d’hémorragie il ne faut ni boire ni manger. Il faut se coucher et voir un médecin au plus tôt.

— Sœur Marie-Andrée, coupa-t-elle, je vous dis de venir déjeuner !

— Mais, ma Mère, je ne peux pas.

— Vous pouvez ; allez, obéissez.

Que pouvais-je faire ? Il n’était pas question d’appeler le médecin moi-même, le seul téléphone du monastère se trouvait dans le bureau de la prieure, fermé à clé. Je voulus me retirer, mais elle me prit par le bras et me poussa à l’intérieur du réfectoire.

Je grignotai du bout des lèvres un petit croûton et bus une gorgée de café ; aussitôt un haut-le-cœur me secoua et je me précipitai hors de la pièce. Mère prieure m’avait suivie et me fit signe d’entrer à l’infirmerie. « Enfin, me dis-je, elle a compris, elle va me faire soigner. » Mais non. Elle prit tout son temps pour me dire :

— Nous allons consulter le livre de médecine pour savoir ce qu’il faut faire.

— Mais, ma Mère, lui dis-je fermement, je sais quoi faire, j’ai de l’expérience auprès des malades. Il faut soit me faire transporter à l’hôpital, soit que je m’allonge en attendant un médecin. Il me faut un hémostatique.

— Un quoi ? Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un produit coagulant pour arrêter l’hémorragie.

Juste à ce moment, entra une sœur plus âgée qui avait déjà soigné des malades. Mère prieure la mit au courant de la situation.

— Mais, notre Mère, s’écria-t-elle, il faut qu’elle se couche tout de suite et appelez un médecin sans tarder !

— Je n’ai personne pour donner la piqûre de sœur Agnès, alitée et souffrant d’un cancer. S’adressant à sœur Alphonsine, elle demanda d’aller vite chercher sœur Marie-Fabienne.

« Pourquoi ? » me demandai-je. Je ne fus pas longue à obtenir une réponse.

— Sœur Marie-Andrée, vous allez montrer à sœur Marie-Fabienne comment faire des injections et donner la piqûre à sœur Agnès. Vous irez ensuite vous coucher et j’appellerai le médecin.

— Ma Mère, sœur Marie-Fabienne ne peut pas faire de piqûres intramusculaires sans y être autorisée par un médecin.

— Allez, vous dis-je, et cessez de vouloir tout décider.

En faisant moi-même la piqûre à ma malade, j’expliquai la procédure à sœur Marie-Fabienne.

— Je vous montre comment faire, lui dis-je, mais vous n’avez pas le droit de donner ce genre d’injection sans autorisation du médecin. Notre mère semble bien ignorante de tout cela.

J’allai ensuite m’étendre sur ma paillasse. J’étais profondément déçue de constater que même les meilleures parmi les supérieures pouvaient se comporter de façon inhumaine et je n’y comprenais rien. Sœur Alphonsine m’apporta un seau en me recommandant d’y faire mes selles plutôt que d’aller aux toilettes. Le médecin pourrait ainsi constater l’importance du saignement.

Un quart d’heure plus tard, une nouvelle et cuisante colique me précipita sur le seau dont la moitié fut remplie de sang rouge et noir. « Je suis en train de mourir, pensai-je, je perds tout mon sang. » Dans un état d’extrême faiblesse, j’ouvris la porte de ma cellule, espérant apercevoir quelqu’un. Mes jambes se dérobant sous moi, je finis par m’asseoir sur le sol. Après quelques instants, sœur Fabienne-de-Saint-Barnabé passa par là.

— Que faites-vous là ? s’enquit-elle, inquiète.

— S’il vous plaît, allez vite prévenir mère prieure, c’est grave, je perds tout mon sang. Si elle n’appelle pas un médecin, je vais mourir.

— Comptez sur moi, me répondit-elle en m’aidant à me relever et à m’installer sur ma paillasse. J’y vais tout de suite.

Au bout d’un moment, elle revint près de moi.

— Mère prieure ne parvient pas à rejoindre un médecin, c’est lundi de Pâques, ils sont tous en congé. Mais elle continue de chercher.

Enfin, dix minutes plus tard, un médecin fit son entrée dans ma cellule. Ayant soulevé le couvercle du seau qui dégageait une odeur putride, il s’empressa de retirer une seringue de sa trousse, me fit une injection et me fit avaler une ampoule hémostatique. S’adressant à la prieure qui était présente, il lui ordonna de faire venir une ambulance.

— Elle doit être hospitalisée sans délai, dit-il sur un ton qui n’admettait aucune réplique.

— Je veux qu’elle aille à l’hôpital de la Compassion, répondit-elle, ce sont des sœurs qui y travaillent.

— Révérende Mère, nous n’avons pas le temps de considérer ce genre de chose. Je vous dis de faire venir une ambulance, ça presse, vous m’entendez ? Puis il dit à sœur Alphonsine : je pratique à l’hôpital Charles-Nicole, c’est donc là qu’elle ira.

Mère prieure passa outre aux directives du médecin et me fit transporter en ambulance à la Compassion. Elle m’y accompagna. Dès mon arrivée, on commença des transfusions. La nuit suivante, alors que le sang giclait hors de moi par le haut et par le bas, je fus entourée d’infirmières et un médecin accourut. « Jésus, priai-je secrètement, j’accepte de mourir si telle est ta volonté. Je T’offre ma vie en sacrifice pour qu’un jour un Carmel soit fondé en Acadie. D’autres que moi s’en chargeront. »

Au matin, le médecin me fit de nouveau transporter en ambulance, cette fois vers l’hôpital Charles-Nicole doté d’un meilleur équipement pour les examens radiologiques qui s’imposaient. Puis je me retrouvai en salle, avec cinq autres malades.

Durant la journée, mère prieure, la sœur tourière et un prêtre me proposèrent l’extrême-onction.

— Suis-je en danger de mort ? demandai-je.

— Oui, me répondit mère prieure, le médecin nous a prévenus. Faites votre sacrifice du Canada, ma fille, même si vous guérissiez, Dolbeau ne voudra pas d’une sœur dont la santé laisse à désirer.

Quatre médecins, des internes, sans doute, entouraient mon lit et m’assommaient de questions. Je subis ensuite des examens radiologiques, on me fit des prises de sang et on poursuivit les transfusions. Il m’était interdit de quitter mon lit. Me voyant, crâne nu, deux infirmières s’approchèrent de moi en ricanant.

— Vous vous rasez la tête, les sœurs ?

— Oui, soufflai-je, en remettant mon voile de nuit blanc.

— Vous êtes obligée de garder cela sur votre tête ?

— Je serai plus à l’aise, répondis-je timidement, « et vous ne vous moquerez pas de moi », pensai-je.

Dans les jours qui suivirent, en apprenant que j’étais religieuse, carmélite par surcroît, des malades, des infirmières et des préposés me rendirent visites par-dessus visites. Les uns pour satisfaire leur curiosité, les autres pour se confier ou pour me demander de prier pour eux. Je les accueillais avec bonté, en souriant, mais j’aurais préféré qu’on me laisse à moi-même. Tout ce va-et-vient me fatiguait, mais je ne me sentais pas capable de repousser ces gens qui attendaient de moi d’être écoutés et encouragés. Il y eut une vieille patiente qui s’amena en me disant :

— Ma Sœur, vous savez, dans la chambre voisine, il y avait une personne qui souffrait d’hémorragie, comme vous. Elle, le sang a fini par lui sortir par la bouche, par le nez et même par les oreilles ! La pauvre en est morte, on vient tout juste de la conduire à la morgue.

Encourageant !

Chose incroyable dans un hôpital, où l’hygiène devrait être une priorité, nous conservions dans le tiroir de notre table de nuit les ustensiles dont nous nous servions pour les repas. Nous les lavions nous-mêmes sous les robinets de l’unique petit lavabo qui servait également à la toilette personnelle des six malades de la salle. Comme je ne pouvais descendre de mon lit, c’est une autre patiente qui lavait mes ustensiles et qui les essuyait aussi bien avec l’essuie-mains qu’avec le torchon de vaisselle. Avant de les utiliser, je les frottais avec ma serviette de table, espérant tuer les microbes provenant du lavabo.

Les médecins n’arrivaient pas à trouver ce que j’avais. Une forte fièvre, accompagnée de migraine, s’empara de moi. Toute médication me fut refusée. Trois jours après, tout mon corps se couvrit de boutons rouges qui démangeaient énormément, jour et nuit. On me transféra dans une chambre isolée. J’ignorais si cela signifiait que j’étais mise en quarantaine, si j’étais contagieuse ; on ne me disait rien.

Au cœur de ma solitude, vulnérable comme le deviennent parfois les malades, je repensai à sœur Adrienne. Je fus alors victime d’une nouvelle attaque suicidaire : une envie persistante et une terrible peur de me jeter par la fenêtre de ma chambre me tourmentèrent alors sans répit. Lorsque j’en parlai à l’aumônier Bonneau, venu me visiter, il sortit de sa poche un petit flacon d’eau bénite et se mit à m’en asperger.

— C’est le diable qui veut votre perte, m’affirma-t-il. Dieu doit avoir de grandes vues sur vous. Priez, priez, ma sœur, Dieu veillera sur vous et vous empêchera de commettre un tel acte. Vous ne vous tuerez pas, votre ange gardien vous retiendra. Ne craignez pas, ayez la foi.

Avant de partir, il prit ma tête entre ses mains et l’approcha de sa poitrine en priant à voix basse, puis il me bénit.

Les sœurs tourières venaient me visiter chaque jour. Sœur Alice-de-l’Assomption, précisément celle qui m’en avait voulu d’avoir été reçue professe avant elle, me fit parvenir une lettre.

« Ma chère petite sœur,

J’ai reçu votre courte lettre. C’est moi qui aurais dû vous écrire la première. Votre petit mot m’a grandement touchée et je sens le besoin de vous demander pardon pour les difficultés que je vous ai causées par mon mauvais caractère dont je suis la victime, malheureusement, et, ce qui est pire, dont les autres sont les victimes. Priez pour moi, c’est si difficile de me corriger. Je vous admire et vous souhaite de guérir très vite pour revenir auprès de nous. »

Le 12 mai, le médecin me faisait part de ses conclusions.

— Nous ne trouvons pas la cause de vos hémorragies. Nous avons décelé une hernie hiatale. Vous pouvez rentrer au monastère, mais reposez-vous pendant un mois. Le 2 juin, vous serez admise dans un hôpital, à Paris, et des recherches plus approfondies seront faites.

Mais tout ne se passa pas du tout comme ça. Mon père, averti de mon état de santé, téléphona à la prieure.

— Ma Mère, l’état de santé de notre fille nous préoccupe énormément. Puisqu’il a été question qu’elle revienne au Canada, acceptez que je l’envoie chercher, à mes frais. Nous verrons à ce qu’elle soit soignée à l’Hôtel-Dieu de Montréal ; sa sœur, Isabelle, y exerce la médecine et s’en occupera avec beaucoup d’amour.

— Cher monsieur, il m’est impossible de vous donner une réponse immédiatement ; je dois obtenir la permission des pères carmes de Rome. Vous comprenez, une carmélite n’a pas le droit de voyager.

Permission fut donc demandée et accordée, au grand soulagement de mes chers parents.

Lorsque je fus suffisamment bien pour voyager seule, le père Raoul Leblanc, un ami de notre famille résidant à Paris, vint me chercher. Nous étions le 3 juin. Me témoignant beaucoup de sympathie et de bonté, il me conduisit chez les religieuses de Sion où je passai la nuit.

— Reposez-vous bien. Demain, je vous conduirai à l’aéroport.