CHAPITRE VINGT-SEPT

Retour au bercail

Le 1er août 1969, après une absence de presque deux ans, je réintégrais le Carmel de Rouen, comme une épouse revient au foyer conjugal. Toutes les sœurs se montrèrent ravies de mon retour, bien que les supérieures, constatant que mon périple au Canada et aux États-Unis m’avait fait mûrir, craignaient que je cherche à implanter des idées révolutionnaires au sein du monastère.

Le pape venait d’autoriser des modifications au costume des religieuses et mère prieure voulait sonder les opinions, et subtilement la mienne, tout en laissant transparaître sa désapprobation. Nous réunissant toutes au chapitre, elle lança le débat.

— Mes chères Sœurs, les évêques nous demandent de faire connaître nos décisions quant à l’éventualité de modifier notre costume. Chacune d’entre nous peut donner son avis et je vais commencer par vous dire ce que, personnellement, j’en pense : ces changements s’appliqueraient davantage, selon moi, aux congrégations dont les sœurs portent d’incommodantes cornettes, comme les sœurs de la Charité. Je ne crois pas qu’une telle modification soit indiquée pour les carmélites ; une carmélite qui souhaiterait changer son costume renierait l’esprit qui nous habite depuis si longtemps. À vous maintenant d’émettre votre opinion.

Interpellées une à une, d’un signe de la main de la prieure, en commençant par les plus âgées, les sœurs ne purent qu’abonder dans son sens. Comment pouvaient-elles exprimer leur véritable souhait, je savais, puisque nous en avions parlé ensemble, qu’elles désiraient autant que moi ces modifications, quand la prieure venait de poser sur leur front l’étiquette de la trahison ? Toutes, donc, prétendirent penser comme elle. Le costume était très bien comme il était ; il n’y avait pas lieu de faire de changements.

— Et vous, Sœur Marie-Andrée, qu’en pensez-vous ?

La réaction de mes compagnes me décevait, mais je les comprenais : elles étaient retranchées du monde depuis tant d’années, la peur et la soumission étaient leur unique motivation. Mais moi, j’avais eu la chance de voir autre chose.

— Ma Mère, répondis-je, je regrette vraiment d’être la seule à penser différemment et je ne voudrais pas jouer les provocatrices, mais je serais plutôt en faveur de ces modifications. Par exemple, ne pourrions-nous pas, pour des raisons d’hygiène, porter un pyjama pour dormir ? N’est-il pas malsain de nous coucher avec la tunique que nous portons toute la journée ? Je crois également que la cagoule et le voile qui nous enserrent la tête pourraient être modifiés de façon à nous libérer les oreilles ; un médecin m’a affirmé que mes otites répétées étaient dues à ce manque d’air qui favorise la prolifération des bactéries.

Pas un seul commentaire ne suivit mon intervention et je fus peut-être la seule à dire franchement ce que je pensais.

— Je suis édifiée, mes Sœurs, termina la prieure, par votre attachement à la tradition monastique, je vous remercie.

À peine étions-nous sorties de la salle du chapitre que la prieure, comme je m’en doutais, m’appela à son bureau. La maîtresse des novices se trouvait avec elle lorsque j’entrai.

— Sœur Marie-André, votre long séjour à l’étranger est responsable de la perte du bel esprit contemplatif qui vous habitait. Vos idées diffèrent des nôtres parce que vous avez vécu dans des communautés actives. Vous avez été influencée par tout ce que vous avez vu ailleurs. Nous ne vous reconnaissons plus !

— Mais, ma Mère, je ne préconise que des changements d’ordre secondaire. Nous demeurons d’accord sur l’essentiel.

— Non ! Vos idées ne sont pas d’ordre secondaire, c’est là l’essentiel, justement ! Il ne s’agit pas ici des détails du costume, mais de vos idées. Je préférerais sacrifier une sœur qui pense de la sorte.

Elle me fit un monologue d’une demi-heure pendant lequel je me rendais compte que je n’étais plus, en effet, la petite carmélite innocente et soumise. Elle n’avait aucune chance, à présent, de me laver le cerveau.

Ma difficulté à me réadapter au Carmel de Rouen me surprit. Je ne croyais pas avoir autant changé. Les coutumes et les règlements ne signifiaient plus la même chose pour moi et ma vie intérieure en souffrait. Je ne parvenais plus à l’épanouissement spirituel que j’avais déjà connu et j’avais, de plus en plus, l’impression d’avoir été piégée dans le faux.

La nostalgie du Canada minait ma santé physique et mentale et je sus, pour la première fois peut-être, ce qu’était être vraiment malheureuse.

Le père provincial des Carmes, lors d’une visite, demanda à rencontrer celles d’entre nous qui n’avaient pas dix ans de vie au Carmel. Il put ainsi constater que les carmélites de Rouen vivaient au passé, sans aucune adaptation aux changements apportés par cette nouvelle ère, au sein de l’Église. Alors, tout ce que j’avais retenu comme critiques, comme opinions, comme désirs explosa devant le provincial dont les idées, manifestement, penchaient du côté des jeunes et du renouveau dans la foi chrétienne. Obéissant aux prescriptions de Vatican II, il voulut nous aider en exerçant certaines pressions sur notre prieure. Elle pouvait bien s’assouplir un peu de façon à contribuer à l’avancement de ses sœurs, elle pouvait bien trancher un peu dans ses mesures intégristes.

La tentative du père provincial se solda par un échec. La prieure ne l’entendait pas ainsi. Elle fit donc enquête afin de connaître les noms des sœurs qui s’étaient ouvertes au provincial de leur désir de changements. Se sentant menacée dans ses habitudes et dans sa façon de diriger son Carmel, elle parvint à obtenir les noms de quatre religieuses qu’elle classa parmi les révolutionnaires qui faisaient, selon elle, acte de trahison. Elle décida de se débarrasser des dangereuses : sœur Cécile-Marie, une novice provenant d’un ordre actif, ainsi que les sœurs professes Marie-Fabienne, Marie-Béatrice et moi-même. La prieure outrepassait ses pouvoirs. Expulser des professes allait à l’encontre du droit canon.

Une nouvelle fois clouée au lit par une hémorragie intestinale, de moindre importance cependant que la première fois, je reçus, un soir, un billet qu’on avait glissé sous ma porte :

Ma sœur Marie-Andrée,

Je suis renvoyée du Carmel par la prieure. Je quitte la maison demain, aux petites heures. Notre mère invoque mon manque de jugement dans mes positions et prétend que je peux nuire aux sœurs plus intègres dans leur vocation. Vous savez, au fond, je crois que c’est mieux comme ça. L’essentiel n’est-il pas notre union dans le Christ ? À quoi servent, croyez-vous, ces hauts murs qui nous entourent sinon à la conservation de vieilles filles rigides et ignorantes ? J’ai trouvé le courage, avant de partir, de dire à la prieure le fond de ma pensée. Sœur Marie-Andrée, si je peux vous donner un conseil amical, ne restez pas ici où votre seule perspective est la souffrance. Je vous laisse mon adresse pour le cas où vous en auriez besoin.

Je prie pour vous et compte sur vos prières.

Sœur Cécile-Marie (Yvette Rousseau)

Puisque c’était comme ça, mon tour n’allait sûrement pas tarder à venir. J’étais encore au lit lorsqu’un soir la prieure se présenta à ma cellule.

— De nouvelles postulantes doivent bientôt arriver, ­m’annonça-
t-­elle froidement. Les postulantes représentent notre seul espoir pour l’avenir. Nous devons donc leur faire de la place et il n’y a plus de cellules disponibles. De plus, le nombre de sœurs est limité par le règlement. Vous êtes malade et vous occupez une place qui conviendrait à une sœur capable de travailler. Votre mentalité diffère tellement de celle des Françaises… et votre philosophie, vous le savez, ne cadre plus avec l’esprit que je tiens à conserver ici…

J’interrompis son bla-bla.

— En d’autres mots, ma Mère, vous êtes en train de me signifier mon congé ? Vous désirez que je parte ?

— Oui, c’est ça, me répondit-elle, nullement troublée. Nous en reparlerons demain. Bonne nuit.

Et vlan ! En même temps que la porte de ma cellule se referma celle de toutes les illusions de ma vie. Toute la nuit, je me tournai et me retournai sur ma paillasse avec, pour compagnons d’insomnie, des torrents de larmes successifs qui arrosaient les sentiments contradictoires que j’éprouvais : angoisse et soulagement, acceptation et révolte, indignation, insécurité, incertitude.

J’allais, le lendemain, partir pour mon dernier examen médical quand la prieure m’arrêta.

— Non, vous n’avez pas à y aller, le médecin m’a dit que tout était rentré dans l’ordre. Vous pouvez donc vous préparer à partir au Canada.

— Au Canada ? Mais où, ma Mère, à Dolbeau ?

— N’y songez pas ! J’ai écrit à mère Stéphanie, mais elle ne veut plus de vous. Vous êtes partie de vous-même, n’est-ce pas ? Elle refuse à présent de vous reprendre.

Complètement bouleversée, je lui demandai la permission d’appeler quelqu’un à mon secours mais, pour comble, elle me l’interdit. Elle allait, disait-elle, préparer mon départ elle-même et ce départ, je n’en doutais point, serait définitif.

Pendant le repas du midi, je feignis d’aller aux toilettes et me rendis rapidement au bureau de mère prieure. Il y avait là un téléphone et je priais pour que la porte ne fût pas fermée à clé. La porte s’ouvrit. J’allais composer le numéro que j’avais en tête lorsqu’une sœur m’aperçut. La prieure rappliqua dans l’instant et m’enleva l’appareil des mains.

— Vous vous permettez ! me dit-elle. Et qui appelez-vous, s’il vous plaît ?

— Le père de Montigny…

— Ah ! mais oui ! Appelez-le et dites-lui de venir vous chercher au plus vite.

— Mais, ma Mère, le père de Montigny se trouve au Canada ! Je voulais seulement lui demander conseil, attendre de lui qu’il vienne, je n’oserais pas.

— Eh bien, je vais le lui demander, moi.

Et elle composa le numéro.

— Mon Père, sœur Marie-Andrée se trouve en difficulté. Pourriez-vous venir ? Je vous expliquerai. Elle doit quitter notre monastère, peut-être pourriez-vous lui trouver une place.

Ne me permettant pas de parler au père de Montigny, elle raccrocha.

— Il m’a dit qu’il viendrait. Il prendra l’avion d’ici deux jours.

Je me sentais honteuse. Comment le pauvre père s’arrangerait-il ? C’était abusif de lui demander une pareille chose.

Informée par le père de Montigny du peu qu’il savait, ma sœur Huguette, comprenant seulement qu’il était urgent de me venir en aide, lui fournit généreusement l’argent nécessaire à son voyage. Arrivé à Rouen, il ne cacha pas à la prieure que son attitude lui paraissait excessive et lui rappela qu’elle outrepassait ses droits en prétendant pouvoir me renvoyer de l’Ordre.

— Vous ne pouvez, ma Mère, décider ainsi du sort de cette carmélite. Rome aura le dernier mot et ne lui permettra pas de quitter vos rangs aussi facilement.

Elle l’écoutait plutôt distraitement pendant qu’il continuait :

— Je ferai en sorte qu’elle aille au Carmel de Verdun où se trouve ma nièce. J’ai bon espoir qu’elles l’accepteront.

— Oui, oui, c’est très bien, mon Père, vous êtes très bon. Je vais écrire pour sœur Marie-Andrée une lettre en sa faveur. Cela vous aidera sûrement.

Elle aurait fait n’importe quoi pour se décharger de ses responsabilités envers moi. Elle insista d’ailleurs pour que je parte le jour même et je savais fort bien qu’elle voulait par là m’empêcher de parler aux autres sœurs21. J’étais consternée. Était-ce bien la même mère prieure, mère Joséphine-de-Jésus qui, quelques années plus tôt, me considérait comme sa meilleure carmélite ? J’avais presque peur de cette vérité que je découvrais. Il y avait, à mon avis, moins de charité et plus de bassesse dans les communautés religieuses que dans le monde ! Mère prieure ne bronchait pas, insensible à la douleur que j’avais de devoir partir inopinément sans qu’elle prononçât à mon endroit la moindre parole de réconfort.

À Verdun, malgré l’optimisme du père de Montigny qui croyait que la lettre de Rouen arrangerait tout, la prieure, après consultation avec son conseiller, nous assura qu’elle regrettait infiniment mais… elle ne se donna pas la peine d’expliquer.

L’hospitalité nous fut offerte par les sœurs de Saint-Cloud, à Paris. Durant la nuit, avec l’insomnie découlant de toutes ces émotions, je contractai une forte grippe. Toute force m’ayant abandonnée, je levai des yeux fiévreux sur le père de Montigny.

— Mon Père, je suis incapable de réfléchir. Que vais-je faire ? Que pouvons-nous faire ?

— Courage, je suis avec vous, je ne vous abandonnerai pas. Que diriez-vous d’un petit séjour à la campagne ? Prenez une semaine pour vous reposer. Ma famille vit en banlieue de Paris, vous y serez bien reçue. Après cela, je vous ramène au Canada.

— Au Canada mon Père, où irai-je ?

— Vous ne pouvez quitter le Carmel sans une dispense de vos vœux. Nous procéderons par étapes. Premièrement, remettez-vous de cette mauvaise grippe et, ensuite, vous rentrerez au Carmel de Dolbeau.

— Mon Père, vous savez bien que mère Stéphanie ne veut plus de moi.

— Laissez-moi m’en occuper, vous verrez qu’elle vous acceptera.

Quelle charmante famille que celle du père de Montigny ! La porte me fut ouverte comme si j’avais été des leurs. La nièce de mon protecteur s’appelait Yolande. Le premier jour, elle me conduisit dans une boutique de vêtements et m’aida à choisir quelque chose de plus léger que ma lourde robe de bure. Voyant ma gêne à l’idée de m’habiller en laïque, elle me dit : « Vous êtes en vacances, pas vrai ? Alors, vous serez bien plus à l’aise. »

Le lendemain, voyant Yolande et ses deux oncles, dont le père de Montigny, raquettes de tennis à la main, je ne résistai pas à l’envie de leur dire :

— Je crois qu’il vous manque un joueur, ou une joueuse !

— Ne me dis pas que tu sais jouer au tennis ! s’écria Yolande.

— Mais oui ! Quand j’étais jeune, c’était mon sport préféré. Nous avions un court derrière notre maison et mes frères et moi jouions beaucoup. J’étais assez bonne, mais, à présent, ça fait tellement d’années que je n’ai pas pratiqué.

— Ça ne fait rien, nous jouons pour nous amuser. Tiens, prends une raquette. Tu vas faire équipe avec moi, d’accord ?

C’était merveilleux de courir au-devant des balles, de transpirer, de rire. Les femmes gagnèrent la partie et le frère du père de Montigny me lança un défi.

— Vous avez eu une victoire trop facile, ma Sœur. Vous sentez-vous d’attaque pour m’affronter seule ?

— Mais oui, pourquoi pas ? Allons-y !

Quarante à zéro ! Je l’avais battu à plate couture, ou peut-être me laissa-t-il gagner. Peu importait, l’exercice m’avait redonné des couleurs et m’avait rendu mon sourire.

Je n’avais pas oublié mes problèmes, je les avais mis en veilleuse. Chaque fois que ma pensée se dirigeait vers mère Joséphine-de-Jésus, le cœur me faisait très mal. Je me sentais meurtrie par la dureté dont elle s’était montrée capable.

Les petites vacances prirent fin et je me retrouvai dans l’avion pour rentrer dans mon pays. Quelque chose en moi était en train de changer, je le sentais confusément et cela me troublait.

— Père de Montigny, dis-je, j’éprouve une étrange sensation. Tout ce que je trouvais normal m’apparaît maintenant anormal.

— Que voulez-vous dire ?

— En passant ces quelques jours auprès de votre famille, j’ai vraiment eu l’impression que c’était eux qui vivaient normalement. Au cloître que je vais retrouver, par contre, je ne me sens plus moi-même dans ce costume, ni vis-à-vis des gens, comme si quelque chose me séparait d’eux. Je me sens arriérée par rapport au monde que je viens de quitter. Je crois que j’ai besoin de faire le point, j’ai le goût de réfléchir.

— À Dolbeau, vous ferez le point.

— Si elles m’acceptent, oui. J’ai l’intention de me montrer loyale, autant dans l’essai que je vais tenter que dans la remise en question que j’entreprends.

— Êtes-vous en train de me dire que vous remettez votre vocation en cause ?

— Peut-être pas ma vocation, mais je tiens à réviser mes positions sur la vie en communauté, sur ses structures, ses règlements, ses contraintes.

— Oubliez-vous vos vœux perpétuels ?

— Non, je ne les oublie pas, mais ces vœux sont-ils la volonté de Dieu ? N’est-ce pas une dictature établie par les hommes ? Alors, dans ce cas, contre qui pécherait une sœur qui casserait ses vœux, aussi perpétuels qu’ils fussent ? C’est jouer avec des mots, rien de plus. Mais Dieu, mon Père, Dieu ! Que veut-Il vraiment ?

— Je constate que votre réflexion est bien amorcée. Cela me pousse moi-même à réfléchir.

* * *

Dès notre arrivée à Dolbeau, je me hâtai de téléphoner au Nouveau-Brunswick.

— Pourquoi n’as-tu pas téléphoné de Montréal ?, me demanda maman. Nous aurions pu aller à ta rencontre, ou toi, tu aurais pu venir ici. Nous sommes très inquiets, que se passe-t-il donc ?

— Je suis désolée, maman, je ne me sens pas capable d’en parler pour le moment. C’est encore très frais ; j’ai besoin d’un peu de recul.

— Andréa, nous savons que tu as de gros problèmes. Papa te fait dire de revenir avec nous si jamais on te fait des misères. Tu n’es pas obligée de rester là-bas, tu as toujours, tu le sais, ta place parmi nous. Ici, c’est encore chez toi, ne l’oublie pas.

Retenant dans ma gorge les sanglots qui me secouaient, je pris congé de maman en la chargeant de bien embrasser mon père. Une fois la communication coupée, je me tournai vers le père de Montigny qui m’attendait.

— Mon Père, si je ne suis pas acceptée ici, je m’en vais chez nous, à Bouctouche.

— Vous savez bien que vous ne pouvez pas, il vous faut un indult22 pour cela.

— Je ne serai pas coupable, lui dis-je en pleurant. Si elles me mettent à la rue, je n’aurai pas le choix. D’ailleurs m’a-t-on jamais laissé le moindre choix ? On m’a même retiré le droit de penser par moi-même.

— Vite ! Séchez vos larmes, la mère prieure s’en vient.

Quand le rideau noir glissa derrière la grille, je le vis comme un linceul, mon linceul ! Car ce Carmel, si j’y étais admise, était bien le cercueil qui se refermerait sur moi à jamais.

La prieure me demanda de me retirer à la chapelle : elle voulait voir le père de Montigny seul. Dans la confusion la plus totale, je me mis à prier en marchant nerveusement de long à large.

— Mon Dieu, je suis dans la noirceur, je ne vois plus rien comme avant, pas même moi. Donne-moi le courage d’accepter leur décision.

Mes pensées se bousculaient dans ma tête : « Papa avait raison, c’est une prison. La règle dit qu’il faut mourir à soi-même ; je comprends maintenant le sens de ce précepte. Il faut mourir à tout, voilà ce que cela signifie ; mourir à sa personnalité, à ses goûts, à ses aspirations. Mourir à la raison ! Lavage de cerveau, pour nous emprisonner dans le fond d’un cloître muet, pour nous sacrifier à Dieu ! »

Et je reprenais mes prières :

— Jésus, Jésus, peux-Tu vraiment souhaiter cela pour les pauvres créatures que nous sommes ? Tout me semble mort. C’est à mon propre enterrement que j’assiste aujourd’hui. Jésus, éclaire-moi, sois ma force, sois mon soutien, j’ai tellement besoin de Toi.

J’avais l’impression de devenir confuse : un instant, je demandais d’être refusée au Carmel, l’instant d’après, d’y être acceptée. Je finis par m’agenouiller jusqu’à ce qu’une main se pose sur mon épaule. C’était le père de Montigny qui se mettait à genoux à mes côtés et qui se recueillait. Quelques minutes plus tard, il m’apprit que les sœurs allaient passer au vote pour décider de mon sort.

— Je souhaite qu’elles votent non, ça répondra peut-être à toutes les questions que je me pose.

Au bout d’une heure qui me parut une éternité, sœur Irène vint nous rejoindre.

— Au chapitre, dit-elle en s’adressant au père, mère prieure Stéphanie a dit que, lors de son séjour chez nous, sœur Marie-Andrée avait beaucoup manqué à son vœu de pauvreté. Ce ne sont en réalité que des peccadilles, elle n’a rien de sérieux à vous reprocher : vous avez demandé trop souvent des brosses à dents ; vous aviez trop de correspondance, trop de visiteurs du Nouveau-Brunswick ; vous avez répondu, une fois, au téléphone. Mais ce qui est sérieux, à mon avis, c’est de remettre une vocation en question pour de telles banalités.

— Donc, elles ne m’acceptent pas ?

— Vous connaissez les Vietnamiennes, ce sont de véritables enfants qui disent comme leur petite maman, mère Stéphanie ; elles n’oseraient pas la contrarier.

— Et les autres, les Canadiennes, les Françaises dont vous êtes, que disent-elles ?

— Nous sommes peu nombreuses, six en tout. Mais voilà, étant donné que les Vietnamiennes sont majoritaires, nous avons exprimé notre désaccord sur un jugement aussi superficiel et avons demandé une heure d’adoration devant le Saint-Sacrement, ce soir. Nous reviendrons au chapitre demain matin et une décision sera prise. Il ne vous reste plus qu’à unir vos prières aux nôtres.

Nous passâmes la nuit au tour, c’est-à-dire à l’extérieur du cloître, et au matin du 21 janvier 1970, à dix heures, sœur Irène nous apparut, toute souriante, derrière la grille.

— Vous êtes acceptée !

— Qu’est-ce qui les a fait changer d’idée ? demandai-je.

— Vous auriez dû voir la scène et entendre mère prieure ! Comme toujours, elle a pris la parole en premier et elle a dit : « Mes sœurs, j’ai longuement prié et réfléchi. Après tout, sœur Marie-André n’a pas que des défauts. Lorsqu’elle était ici, elle était très gentille avec nous, très sociable aussi. Nous pourrions lui accorder sa chance. Je propose de la reprendre pour une période de probation. Cela nous donnera le temps d’obtenir le consentement de Rouen et celui de Rome. Quand tout sera en bonne et due forme, elle appartiendra canoniquement à notre Carmel. » Naturellement, les Vietnamiennes ont toutes dit comme elle : « Oui, Mère Prieure, petite sœur Marie-Andrée très gentille avec nous ; oui, nous aimons petite sœur Marie-Andrée ; oui, bonne idée probation ; oui, Mère Prieure, moi pense comme vous. » Les Canadiennes cachaient leur envie de rire et, bien sûr, elles ont trouvé d’autres raisons positives à votre admission. Je veux dire, elles ont plaidé autre chose que votre simple gentillesse ; elles vous aiment, vous savez, et elles sont très contentes que vous reveniez parmi nous.

Notes

21. La prieure de Rouen fut démise de ses fonctions par l’évêché à la suite de plaintes formulées contre elle – abus de pouvoir et mensonges – relativement à ces renvois.

22. Privilège accordé temporairement par le pape.