CHAPITRE VINGT-HUIT
Ombre et lumière
Je m’étais promis de réfléchir, le temps était venu de le faire. Le Carmel de Dolbeau était maintenant ma demeure, même si j’avais l’impression d’être retombée sous le joug de la sainte règle. Je tenais à bien me préparer, spirituellement, émotivement et physiquement, pour faire preuve de discernement dans cette importante remise en question. Aussi, je méditai longuement avant de l’entreprendre.
Au début, je me contentais de revivre tous les événements qui avaient jalonné ma vie dite religieuse. Je fus stupéfaite des contradictions dans lesquelles je m’étais si souvent égarée. Lorsque je faisais partie d’une congrégation active, les Petites Sœurs des pauvres, j’idéalisais la vie contemplative des cloîtrées ; à présent que je connaissais la version réelle, mon admiration allait plutôt vers ces petites religieuses dévouées, dont la vie était remplie de responsabilités. Certes, toutes leurs obligations et leurs tâches, entièrement consacrées au secours des pauvres et des malades, leur laissaient moins de temps pour la prière mais lesquelles, parmi leurs œuvres respectives, plaisaient davantage à Dieu ? Les sœurs appartenant aux ordres actifs m’apparaissaient plus responsables et beaucoup moins centrées sur elles-mêmes. Les contemplatives n’avaient aucun obstacle à surmonter, aucun souci autre que leur petite sanctification personnelle, ni aucune responsabilité ou décision à prendre.
Dans un milieu aussi hermétique que celui d’un cloître, les distractions étaient si rares que le moindre petit détail prenait des proportions astronomiques ; on y avait du temps à perdre. Les contemplatives, bien à l’abri et dans l’ignorance des véritables problèmes du monde, se laissaient vivre en se donnant bonne conscience grâce à l’observance de la règle. Mais n’était-ce pas plus simple de passer des journées entières en oraison ou en prière que de retrousser ses manches pour travailler ? Dieu les avait choisies, belle excuse, et cela leur valait de n’avoir jamais à souffrir d’insécurité. Les vœux perpétuels leur assuraient un toit, de la nourriture, des soins pour la vie entière. Et notre sainte mère l’Église ne considérait-elle pas les ordres contemplatifs comme les joyaux les plus précieux de sa couronne ?
Je ne croyais pas avoir la capacité de juger les unes ou les autres des actives ou des contemplatives et je ne voulais pas le faire ; je m’efforçais simplement d’être rationnelle dans mes constatations. J’étais à Dolbeau, au Carmel, et j’avais l’impression d’être redevenue une collégienne. Comme au pensionnat, j’étais traitée en irresponsable par la supérieure qui exerçait une autorité paterne déroutante. Et mon vœu de pauvreté ? J’ai connu bien des pauvres qui n’en avaient pas fait le vœu et qui auraient sans doute apprécié tout ce qui m’était offert dans la gratuité. Tout appartenait à la communauté, mais j’en avais ma large part.
Je ne voulais pourtant pas faire le procès de la vie religieuse ! Mais je ne pouvais plus arrêter la machine. Tout ce que je vivais m’était une occasion de voir clair. Un jour, par exemple, où je devais me rendre chez le dentiste, la sœur tourière qui devait m’accompagner tomba malade. Comme aucune sœur de chœur ne pouvait, sous aucun prétexte, sortir sans la permission de l’évêque, on demanda à une dame, une mère de famille, de venir avec moi. Dans la salle d’attente, elle me dit :
— Je ne comprends pas que, sur dix-sept sœurs qui n’ont rien à faire, aucune n’ait pu vous accompagner alors que moi j’ai dû quitter ma maison, mon mari et mes enfants pour le faire. Normalement, je devrais être chez moi à leur préparer leur repas.
Cette pauvre femme n’avait-elle pas raison ? Qu’est-ce qui nous donnait le droit d’obliger les autres à nous servir comme si nous avions été Dieu en personne ? Dieu Lui-même, qui est amour, n’exigerait pas cela.
En croyant servir Dieu, je m’étais soumise à la loi des hommes. C’était ça la vérité. Cette loi née de dictature qui régissait jusqu’à nos pensées ! Non, Dieu ne pouvait vouloir cela, c’était impossible.
Lors d’une visite de mes parents, je remarquai que mon père ne restait que quelques minutes à l’intérieur du parloir. Il sortait quelques minutes, revenait, puis sortait de nouveau.
— Maman, m’informai-je, papa a l’air ennuyé, qu’y a-t-il ?
— Pour dire la vérité, Andréa, ton père et moi aussi, nous avons la triste impression de venir te voir dans une prison. Nous t’avons donné la vie et nous t’aimons beaucoup, c’est pourquoi nous trouverions plus normal de pouvoir te toucher, t’embrasser. À croire que nous sommes contagieux ! Andréa, que vous acceptiez de faire tous ces sacrifices par choix, d’accord. Mais nous, nous trouvons injuste que vous nous obligiez à faire les mêmes sacrifices sans que nous l’ayons choisi. D’ailleurs, si tu veux mon avis, ce que vous faites va à l’encontre des enseignements évangéliques.
— Que voulez-vous dire ?
— Jésus a laissé sa mère le suivre jusqu’à la croix, physiquement. Il n’a élevé ni mur, ni barricade, ni grille de fer entre elle et Lui.
Cette observation de ma mère ainsi que sa justesse m’amenèrent à réfléchir et à m’interroger sur les nombreuses pratiques symboliques de la vie dite religieuse. Toutes ces mortifications corporelles étaient-elles réellement exigées par Dieu ? Jésus avait été flagellé mais ne s’était pas infligé ce supplice Lui-même ! Quand nous prétendions L’imiter en nous fouettant, n’imitions-nous pas plutôt les barbares qui L’avaient crucifié ?
Nos règlements ne devaient-ils pas être révisés ? J’avais besoin d’en parler à quelqu’un et je choisis mère prieure. Naïvement j’espérais pouvoir établir un dialogue intelligent avec ma supérieure et ainsi contribuer à l’amélioration de notre mode de vie. Je lui racontai l’entretien que j’avais eu avec maman.
— Faites attention ! me conseilla-t-elle, l’esprit du monde, auquel vous prêtez une telle attention, vous fera perdre votre vocation.
— Dois-je comprendre, ma Mère, que vous refusez de remettre certains de nos règlements en question ?
— Parfaitement ! Notre mère, la sainte Église, approuve tous nos règlements. Ils sont sacrés et nous, nous sommes consacrées à Dieu. Nous devons, nous, les contemplatives, vivre retirées du monde et c’est là tout le sens de notre profession. Sœur Marie-Andrée, je vous en conjure, demandez l’aide de l’Esprit-Saint, qu’Il vous guide et vous éclaire. Toutes vos pensées vous sont dictées par le démon.
L’Esprit-Saint ! Le démon ! Tout demeurait désespérément pareil. Mais oui, je demandais les lumières de l’Esprit-Saint, mais je refusais de croire que Dieu me voulût bornée. Plus je priais pour être éclairée, plus je voyais avec clarté la fausseté des choses qui m’entouraient. Je repoussais autant que possible la grande question, la seule que je savais devoir me poser tout en réalisant que la réponse n’attendrait pas que je fusse prête à l’entendre, la réponse se passerait de la question et s’imposerait. Et c’est ce qui arriva.
Je ne pouvais plus me mentir à moi-même, j’avais soif de vérité et je demeurais persuadée que Dieu m’inspirait dans ma démarche intérieure. Qu’est-ce qui me retenait réellement ? La vie religieuse ne m’apportait plus rien. La vie n’était-elle pas le don le plus précieux ? Avais-je encore le droit de me dissimuler derrière le masque de la sanctification en étouffant la vie qui voulait s’exprimer par moi ? La religion ne devait-elle pas traduire les rapports existant entre l’homme et le sacré ? Fallait-il, pour qu’existent ces rapports entre Dieu et moi, m’emmurer vivante et me soumettre à des lois établies à partir de pouvoirs que se sont arrogés les hommes pour décider de la volonté de Dieu et de la vie « dite » religieuse ?
Rome, comme elle le fait généralement, refuserait de rompre mes vœux perpétuels, mais Rome, c’était encore les hommes ! Si je désobéissais à Rome, cela mettrait-il en péril mon authentique union avec le Christ ?
Un soir, sur ma paillasse, je fus engloutie par une vague de révolte si violente que j’eus envie de me lever et de frapper les cloisons de ma cellule à grands coups de poings ; j’eus envie de m’enfuir, de sauter le mur de brique qui entourait le monastère. Toute l’absurdité de mon existence retranchée m’apparut alors et dans une rage dont je ne m’étais jamais crue capable, je fus prise d’assaut par ma cruelle désillusion. Sidérée par ce déchaînement d’émotions, je crus entendre une voix qui, du tréfonds de mon être, tenta de me rassurer : « Andréa, cette colère ne vient pas de toi. » C’est à ce moment que je vis, au pied de ma couche, un grand chien noir qui, chassé par cette pensée, fit un large bond pour s’enfuir.
Mon âme s’apaisa sur-le-champ et, bien que cette vision me parût bien réelle, le chien symbolisant le démon venu m’insuffler cette révolte, je me posai cette question : « Ne serais-je pas plutôt en train de devenir folle ? »
Eh bien, plutôt que de sombrer dans la démence, je préférais retourner dans le monde. Je demanderais la révocation de mes vœux. Mieux valait perdre ma chère « vocation » que ma raison.
*
J’avais pris une décision ferme, je voulais partir et je partirais. Néanmoins, ma récente acceptation canonique au sein du Carmel de Dolbeau me faisait hésiter à révéler mes intentions. Je ne flancherais pas dans ma détermination, je le savais, mais j’ignorais quand et comment je franchirais le pas. En attendant, je ne voyais plus la vie au monastère du même œil.
Dom Antoine Matteau, père abbé de Mistassini, venait de temps à autre nous donner des conférences, ce qui rompait un peu la monotonie. Après sa causerie, les Canadiennes s’attardaient avec lui et poursuivaient un échange de propos des plus intéressants. Dès la première fois, je fus agréablement surprise de constater que nos pensées se rencontraient : il était d’avis que la vie monastique avait grand besoin de renouveau. Je formulai intérieurement le désir de m’entretenir seule avec lui. Mes compagnes, sœur Francine et sœur Jeannine, devenues des amies, me dirent, deux jours plus tard :
— Toi, tu devrais rencontrer dom Matteau, vous pensez exactement de la même manière.
Je le rencontrai donc et entre nous s’établit instantanément une belle et profonde amitié. Nous étions vraiment sur la même longueur d’ondes. J’adorais bavarder avec lui et nos rencontres créaient l’indispensable diversion qui m’aidait à tenir le coup derrière les murs du Carmel. Mère prieure considérait que, lui et moi, nous nous voyions trop souvent, aussi, malgré mon immense désir de me retrouver en sa compagnie, je n’osais pas demander à ma supérieure de me le permettre. Je me concentrais alors, je pensais à lui très fort et j’essayais de lui transmettre mon besoin de le revoir. Télépathie ? Influence à distance ? Par trois fois, le père Antoine sembla avoir capté le message et se présenta au parloir. Mère prieure ne pouvait tout de même pas refuser cela à un père abbé ! Séparés par la grille, nous nous confiions l’un à l’autre, grandissions l’un par l’autre dans une bienfaisante réciprocité d’idées et de sentiments.
En dehors de ces conversations avec dom Matteau, je ne pensais qu’à une seule chose : m’en aller, partir. Je me sentais impuissante, quelque peu craintive, et j’attendais. Ce fut encore la Providence qui se chargea de faire avancer les choses.
Je fis une rechute de tuberculose ganglionnaire et fus envoyée au sanatorium de Roberval. Dom Matteau, que j’appelais familièrement Antoine, ne se priva pas de me rendre visite. Comme c’était bon de pouvoir lui serrer la main, plaisir tout innocent auquel les gens du monde avaient accès sans se douter du privilège qu’il constituait.
Quand mon séjour au sanatorium s’acheva, le médecin me dit :
— Ma Sœur, vous ne possédez pas la santé qu’il faut pour demeurer au Carmel ; si vous restez là, des maladies, vous en développerez bien d’autres. Dites à votre supérieure qu’il vous faut une convalescence de six mois à l’extérieur des murs, qu’elle vous trouve un endroit où aller.
Lorsque je fus raccompagnée au monastère par Antoine, pendant le trajet, il me dit :
— Dieu ne te demande pas de rester au Carmel, Andréa. Va en convalescence puisque c’est le médecin qui le recommande. La prieure se soumettra à cette consigne, tu verras. Je pourrai aller te voir et nous passerons en revue toutes les perspectives d’avenir pour toi ; ton Carmel acadien ou bien une autre façon pour toi d’enseigner aux gens à prier. Tu sais, tout cela peut se réaliser en dehors du Carmel et pas nécessairement au Nouveau-Brunswick.
Antoine avait vu juste. La prieure ne fit pas d’histoire, mis à part le fait qu’elle retarda mon départ pour m’empêcher d’assister au mariage de mon frère Luc ; c’était jugé « non convenable ». Luc était mon filleul, mais cela ne devait pas compter. Quand il fut trouvé « convenable » de m’autoriser à partir, je me séparai de mes deux amies Canadiennes et de mère Irène qui pleuraient en me disant que j’allais leur manquer.
— Les prayer meetings et les réunions que tu nous as obtenus, me dirent-elles encore, c’était tellement enrichissant, tellement bon.
— Mais ça le sera encore. Continuez, vous êtes capables et puis je reviendrai, je ne pars que pour six petits mois.
Mon ton n’était convaincant ni pour elles ni pour moi. Au fond, j’espérais ne jamais revenir.
Le 12 juin 1971, le père de Montigny me conduisit chez les sœurs de l’Enfant-Jésus, à Rivière-du-Loup. Huguette devait venir m’y prendre pour m’emmener au Nouveau-Brunswick.
Les sœurs de Rivière-du-Loup insistaient pour entendre la carmélite. Je leur donnai donc une causerie et animai pour elles un temps de prière, expérience que je renouvelai le lendemain pour les pensionnaires du couvent.
Le 19 juin, j’arrivais à Bouctouche, en compagnie de ma jumelle.
Toute la famille s’était réunie dans une atmosphère de fête, même Isabelle était venue de Montréal. J’étais un peu gênée dans mon costume de carmélite ; mère prieure, à qui je m’étais engagée à rendre compte mensuellement de toutes mes allées et venues, ne m’avait pas autorisée à m’habiller en laïque. Devant ma plus jeune sœur et ses amis, il me semblait provenir d’une autre planète.
Après un agréable souper au homard servi sur le patio, papa nous emmena tous au boudoir et nous fit la projection des films qu’il avait tournés pendant notre enfance et notre adolescence : là, c’était Pierre, muni de son petit arrosoir, qui inondait les fleurs du gazon ; là, Andréa qui patinait avec David, un ami de la famille, au son du Danube bleu ; et nous tous à la plage, en pique-nique ; et encore toute la famille en route vers Tracadie pour rendre visite à tante Caissie ; et là, oui, c’était Topsy, notre beau poney ! Nous étions les seuls à en posséder un. Je me rappelais l’employé de papa, Arthur, qui m’avait appris à monter sur une selle.
En visionnant ces magnifiques souvenirs, je me disais que nous avions eu de la chance d’être aussi choyés. Nous n’avons jamais manqué de rien et nous avions été traités avec amour. Quelle enfance privilégiée ! Et quel bonheur d’être tous réunis ce soir-là, tous devenus adultes. J’allais bien profiter de ce séjour, même si je me sentais un peu dépaysée, pour faire plus ample connaissance avec mes jeunes frères et sœurs, mes beaux-frères et belles-sœurs, mes neveux et nièces et pour me rapprocher d’eux. J’avais l’impression d’être partie depuis des siècles !
Mes supérieurs m’avaient accordé une prolongation de convalescence de quelques mois que je décidai de passer à Québec. Je serais ainsi plus près de dom Matteau et aussi du monastère de Dolbeau. C’était le temps ou jamais de reconsidérer mon appartenance au Carmel et d’envisager d’autres avenues.
Dès les fêtes de Noël et du Nouvel An passées, après sept mois de vacances très salutaires, Isabelle et Benoît, son mari, me conduisirent chez les augustines de Sillery, à Québec. Nous étions en janvier 1972.
J’avais enfin revêtu des habits civils que je portais lorsque je rencontrai le père Louis Guillet, carme provincial, de Sainte-Thérèse. Ses premiers mots furent de me demander si je ne me sentais pas mal à l’aise ainsi habillée. Il ne se gêna pas pour exprimer son insatisfaction à ce sujet. Pourtant, le costume que je portais ressemblait fort à celui des sœurs actives. Je me souvenais de ce même père Guillet, deux ans plus tôt, qui s’était excusé devant les carmélites de Dolbeau de s’être présenté en tenue laïque, ajoutant même qu’il se l’était permis parce qu’il était accompagné d’une jeune fille. Il avait condamné ceux et celles qui s’attardaient sur l’habillement quand il s’était agi de lui-même, mais il en parlait le premier avec les autres. J’étais loin de me douter qu’une autre personne se mêlerait de mon habillement. Voilà que, chez les augustines de la Fédération, l’attitude « paternaliste » de mère Brigitte, la directrice, m’agaçait : « Vous êtes carmélite ! Vous ne devez pas porter le pantalon ! » Valait-il mieux offrir mes jambes gelées en sacrifice ? Elle voulait tout savoir à mon sujet et cela m’exaspérait quelque peu. Je constatai que les sœurs de sa communauté souhaitaient la voir repartir pour l’Hôtel-Dieu de Québec où elle était avant. Une dominicaine en stage, sœur Jeanne-d’Arc, nourrissait de l’aversion contre mère Brigitte pour de multiples raisons – injustice, attitude de supériorité abusive, etc. – et le manifesta très ouvertement.
Je ne ferai pas la liste de tout ce qui, maintenant, me sautait aux yeux et qui m’avait échappé pendant si longtemps.
Le père Lacasse, prédicateur de la retraite de Saint-Ignace23 que je venais de commencer, m’interdit de porter mes vêtements laïcs, de me lever plus tard même si j’étais en congé de maladie et même, un jour, de me rendre à mon rendez-vous chez le médecin. Je lui dis donc que j’interrompais la retraite, mon premier devoir envers moi-même étant de me reposer pour recouvrer la santé. Très en colère, il m’ordonna de poursuivre ma retraite sinon, dans le cas contraire, je me priverais de bien des grâces. Eh bien, grâces ou pas, je ne fis pas cette retraite. C’en était assez ! Je ne supportais plus qu’on me traite comme une enfant.
À la même époque, je consultai un psychologue de l’université pour m’aider à réorienter ma vie. Monsieur Abyven, que je rencontrais une fois la semaine, me fit passer des tests d’évaluation :
1. Échelle de goûts professionnels Kuder ;
2. Inventaire de tempérament Guilfort Zimmerman ;
3. Inventaire multiphasique de la personnalité (Minnesota), Jean-Marc Chevrier.
Le rapport des tests révélait de grandes possibilités de communion aux êtres, aux choses et à Dieu. Ma vie contemplative m’avait permis de développer une très grande concentration dans ce qui m’intéressait. On dénotait un fort penchant pour la lecture et l’étude. Toujours selon ce rapport, il était faux de prétendre que je souffrais d’instabilité, comme le disaient mes supérieures, mes treize années chez les Petites Sœurs des pauvres faisant foi du contraire. Mon potentiel intellectuel, n’ayant pu être comblé dans les études, avait été dérivé dans la spiritualité. De plus, je savais ce que je voulais et mon évolution s’effectuait de façon normale. Ma pensée et ma philosophie s’adaptaient tout simplement à cette évolution. En résumé, les structures du Carmel m’empêchaient d’être moi-même et ne me convenaient plus.
Encore plus ferme dans ma détermination, je songeais plus sérieusement que jamais à quitter le Carmel. Le psychologue m’avait assuré que je pouvais parfaitement me réaliser hors des murs et moi-même j’en étais persuadée.
Lorsque ma prieure me fit appeler pour que je lui fasse le compte-rendu de ma vie à Québec, je compris immédiatement que je ne pourrais même pas rester au monastère pendant les trois jours convenus. J’aspirais maintenant à retrouver ma totale autonomie et le climat de dictature du cloître me parut plus évident encore. J’éprouvais même une grande pitié pour les sœurs que je retrouvais et qui m’apparaissaient comme des petites filles naïves et soumises.
Cette communion aux êtres, aux choses et à Dieu dont avait parlé le psychologue s’exprimait en présence de Francine, d’Irène ou d’Antoine avec qui je goûtais les délices de l’amitié ; elle s’exprimait dans la contemplation des fleurs, d’une flamme, d’un coucher de soleil sur un lac, d’une mosaïque de couleurs sur un carreau vitré ; elle s’exprimait dans l’immobilité quand je me sentais proche de Dieu que je découvrais en moi et dans toute sa création. Dieu me montrait son vrai visage et Il continuait d’être mon refuge bienfaisant.
Tout se passait maintenant dans une profonde tranquillité d’esprit et je puisais en moi-même la force d’avancer vers la nouvelle vie que je choisissais librement. Oui, je savais ce que je voulais. Je voulais vivre la prière et l’enseigner dans le monde. Je voulais y consacrer le reste de ma vie et, jusqu’à présent, c’est ce que j’ai fait.
J’aurais encore quelques embûches à surmonter, mais je savais que plus rien ne m’arrêterait. Jamais je ne m’étais sentie aussi authentique.
Je rentrai donc à Sillery, chez les augustines, en me demandant seulement où et comment allait se concrétiser ma mission. Je me remis à la lecture : philosophie, psychologie et, pourquoi pas ?, quelques romans. Je privilégiais les lectures spirituelles avant-gardistes dont les auteurs s’attiraient les critiques de Rome. En les lisant, je comprenais pourquoi mes supérieurs me traitaient moi-même d’avant-gardiste tant leur ligne de pensée recoupait la mienne.
Le père Jean-Marie Gingras, un père oblat de Trois-Rivières, qui était en route vers le bas du fleuve, fut retenu à Québec, un soir de tempête. La visibilité devenue nulle à cause des bourrasques de vent et de la poudrerie, il vint passer la nuit à Sillery.
Pendant que nous soupions, ma voisine de table me donna quelques informations sur lui. Le père Gingras était le fondateur d’une communauté religieuse ainsi que de deux instituts séculiers. « C’est l’homme qu’il me faut », pensai-je et, à la fin du repas, je m’approchai de lui.
— Père, accepteriez-vous de me rencontrer ce soir ?
— Ah ! s’exclama-t-il, c’est vous la petite Richard ? J’ai déjà entendu parler de vous et de votre famille quand je suis allé à Bouctouche, en 1950. On y commentait à l’époque l’entrée chez les Petites Sœurs des pauvres de la fille d’un homme d’affaires de la région. Ma pauvre enfant, malheureusement, j’ai déjà accepté de voir cinq ou six autres sœurs et je dois partir très tôt demain matin.
— Eh bien, lui dis-je sans perdre contenance, s’il est dans les desseins de Dieu que je vous rencontre, la tempête fera encore rage demain !
— On verra ! dit-il en riant de bon cœur.
Le lendemain, le père Gingras partit comme prévu, mais il fut forcé de revenir. Après une accalmie, une seconde tempête lui bloqua la route. Il me fit donc demander.
— Dites donc, la petite Richard, avez-vous une ligne directe avec en haut ? J’ai dû rebrousser chemin !
L’ambiance était détendue, c’était idéal pour lui confier mes projets. La conversation dura longtemps. Il s’informa sur ma vie passée que je lui relatai dans ses grandes lignes et je terminai en lui faisant part de mon désir de fonder une maison de prière ouverte aux laïcs.
— Vous là, finit-il par me dire, avec tout ce que vous avez vécu et toute cette expérience que vous avez acquise, je crois bien que Dieu vous a préparée pour quelque chose de bien spécial. Venez donc au début d’avril chez les oblates, à Trois-Rivières. J’y donnerai la session Rochais24 ; vous pourrez la suivre et je vous aiderai ensuite à trouver une maison. Prenez l’autobus, c’est facile.
C’était facile, mais je n’avais que cinq dollars et je n’aurais jamais osé demander de l’argent au père Gingras. Ni à quelqu’un d’autre d’ailleurs… Je remis tout cela entre les mains de la Providence sans davantage me préoccuper. On verrait bien le moment venu.
Au sortir de la messe, j’avais pris place dans une balançoire et une sœur était venue m’y rejoindre.
— Pendant la messe, me dit-elle, j’ai eu comme une inspiration du Seigneur, il m’a semblé qu’il fallait que je vous donne ceci. C’est peu, mais…
Et elle me plaça une enveloppe dans la main.
— Je vous en prie, n’en dites rien à personne, c’est une idée qui m’est venue comme ça, j’ignore pourquoi. Excusez-moi…
Et elle repartit comme elle était venue. Incroyable ! Il y avait dans cette enveloppe un beau billet de cent dollars. « Bien, moi, je sais pourquoi », pensai-je. Les religieuses étaient foncièrement bonnes et généreuses.
Entretemps, le père Ovila Chiasson, que je ne connaissais pas, me convoqua par l’entremise de la supérieure des sœurs de Béthanie.
— Ma Sœur, on me dit que vous êtes carmélite et que vous désirez quitter le Carmel ?
— Oui, mon Père…
Il prit un ton autoritaire pour continuer :
— Il est de mon devoir de vous dire que c’est un péché mortel de rompre des vœux solennels et que je crains pour votre salut. J’ai l’expérience des âmes et, en particulier, des religieuses que je dirige depuis plus de trente ans. Si Dieu vous a appelée au Carmel, Il vous y veut encore. C’est Satan qui vous attire sur le chemin de la perdition. Je vous le dis au nom de Dieu qui m’a placé sur votre route : retournez de toute urgence au Carmel et n’en sortez plus. Vous êtes en état de péché grave, ma Sœur, bien grave !
Je lui promis de réfléchir et me retirai pendant toute une journée pour faire le point. Ce qu’il m’avait dit sonnait faux et je ne fus pas longue à sortir du doute. Illusion, péché grave, retour au Carmel… Par l’intelligence du cœur, je sentis qu’une douce lumière inondait ma vie. Telle une source d’eau pure, la vérité jaillissait pour évacuer les eaux sales du mensonge et de l’abus de pouvoir de ceux qui parlaient et organisaient nos vies sous le couvert de Dieu.
Il n’était plus question, jamais plus, de laisser quiconque me dicter ma conduite, pas plus le père Chiasson qu’un autre. Tous ces hommes et toutes ces femmes qui se faisaient appeler hommes de Dieu et qui prenaient, justement, sa place pour endormir nos consciences péchaient peut-être plus gravement que moi. Les mettre en face de leur propre conscience ne m’appartenait pas, mais ce qui m’appartenait, par contre, c’était ma propre vie et ma liberté de choisir ma voie. Je me demandais qui, d’eux ou de moi, se trouvait dans l’illusion. En tout cas, moi, j’avais l’impression d’avoir brisé ma coquille et il me tardait de sortir de l’œuf.
* * *
À Trois-Rivières, lieu de résidence du père Gingras, les oblates m’engagèrent temporairement comme réceptionniste, ce qui me permit de gagner un peu d’argent. C’était temporaire parce que je le voulais ainsi, juste le temps d’obtenir les permissions nécessaires à ma sortie du Carmel, après quoi je me mettrais à la recherche d’une maison et des moyens de réaliser mon projet.
Je ne voyais pas souvent le père Gingras, mais il m’écrivait pour m’assurer qu’il me soutenait.
« Vous avez d’abord voulu un Carmel acadien renouvelé et ouvert sur le monde. Vos idées ont changé et vous désirez à présent une maison de prière accessible au public. Je ne vous le reproche pas, il est normal que les idées changent avec le temps. Je veux seulement que vous ne vous étonniez pas de la réaction négative de la prieure de Dolbeau qui y voit une marque d’instabilité. La formation religieuse traditionnelle leur a inculqué la stagnation comme étant la vertu qui conduit à la perfection. Comme vous, je crois que la perfection s’atteindra davantage dans l’évolution que dans la stagnation, considérant le flux et le reflux de la vie d’aujourd’hui. La preuve en est que Vatican II a autorisé des expériences nouvelles permettant le libre-arbitre, ce qui n’existait nullement autrefois. Dans cette perspective, nous pourrions constituer un groupe à la manière des premiers chrétiens (Actes 2, 42-47). Ne laissez planer aucun doute sur vos intentions même si nous devrons, au départ, faire preuve de discrétion. L’Église n’aime pas beaucoup ceux qui prennent des risques et, justement, le renouveau exige que nous en prenions. »
Notes