CHAPITRE TRENTE

Nouvel envol

Ma première idée fut de rentrer à Bouctouche pour me refaire des forces et pour réfléchir. Vivre un an chez nous me ferait peut-être du bien. Toutefois, au lieu de cela, je partis pour Paris où j’avais été invitée à donner une session. J’avais quitté l’Alliance, mais on réclamait mes sessions à plusieurs endroits, ce qui m’encouragea à reprendre le collier sur-le-champ. Pour répondre à la demande, il me fallait une maison. J’achetai donc, à Shawinigan, un ancien hôpital, pas très grand, pour lequel je donnai, à titre de premier versement, les seuls dix mille dollars que je possédais et que j’avais reçus de l’Alliance. C’est à l’aéroport, juste avant de m’envoler pour la France, que je révisai tous les documents notariés et signai les ententes avec celui qui deviendrait l’administrateur du nouvel organisme, monsieur Dupont. C’est de cette façon que l’Arche d’Alliance vit le jour, à Shawinigan, en 1977.

Durant l’année 1978, j’entrepris à l’université des cours de théologie auxquels, par la suite, j’ajoutai des cours de pastorale, de catéchèse, de Bible, d’animation et de dynamique de groupe. J’eus bien à souffrir de quelques attaques des dirigeants de l’Alliance qui considéraient, à tort, le succès de ma mission comme un acte de rivalité. Heureusement, leurs tentatives pour me poser des embûches furent vaines : j’étais entourée d’un grand nombre de bienfaiteurs et de merveilleux bénévoles.

C’est également en 1978 que j’écrivis un premier livre intitulé Prière et rythme de vie, publié en 1979 chez Bellarmin. C’était une approche démystifiante de la prière, tendant à la rendre accessible à tous. Un premier tirage de quatre mille exemplaires, vendus en moins d’un an, déboucha sur un second de deux mille exemplaires qui connurent le même heureux sort. Il n’en reste plus actuellement sur le marché et je n’en ai conservé moi-même qu’un seul.

Je ne pouvais certes pas renier mon attachement à l’Alliance et, lorsque mon année d’absence fut écoulée, je pris contact avec eux. Après avoir dépassé de quelques mois la date d’échéance de mon congé, j’écrivis aux dirigeants de l’Alliance une lettre dans laquelle j’exprimais le désir de demeurer membre actif de leur communauté, leur proposant même d’unir nos deux maisons ; l’Arche pourrait devenir une filiale de l’Alliance qui, ainsi, aurait essaimé. Je terminais en disant qu’advenant un refus à cette proposition je retournerais à l’Alliance. Ce n’était pas mon désir profond, mais si cela devait être le prix à payer pour demeurer « membre »… Je ne souhaitais en fait que sonder leur position à mon égard puisque j’étais loin de vouloir réintégrer leurs rangs.

La réponse du directeur me bouleversa : comme je n’avais pas donné signe de vie une fois mon année d’absence terminée, on m’avait retiré ma carte de membre, pourtant permanente, et je ne pouvais plus retourner à l’Alliance. Je fis part de cette nouvelle à monseigneur Éric qui, bien qu’il comprit mon désarroi, me recommanda de me conformer à leur décision.

— Andréa, me dit-il, il est préférable que tu n’y retournes pas. Je vais te faire une confidence. Il y a des personnes, là-bas, qui te jalousent et qui répandent leur venin sur toi. Elles savent que les gens t’aiment et te veulent, tu comprends ? Pourquoi irais-tu là où tu es certaine de souffrir ?

Le père Gingras se rallia à cette opinion.

— Toi, Andréa, tu es si absorbée par ta mission que tu ne vois pas ce que, moi, je constate. Il y a des jaloux qui craignent d’être éclipsés par toi parce que tu attires les gens avec ton charisme naturel. Consacre-toi plutôt à l’Arche où tout va tellement bien. Tu n’as pas besoin de l’Alliance, tu peux continuer ton œuvre sans eux.

En effet, la mission de l’Arche d’alliance battait son plein. J’étais demandée dans des paroisses, écoles, polyvalentes, cégeps, communautés religieuses. On m’envoyait des séminaristes, ou j’allais chez eux, pour les initier à la prière, cette dernière mission n’ayant pas eu lieu à l’Alliance. La réputation de l’Arche d’alliance était de beaucoup plus positive que celle de l’Alliance, grâce à son aspect beaucoup moins charismatique.

Ils avaient raison, le temps était venu de me détacher pour de bon de mon bébé. Je devais le laisser poursuivre sa route seul.

Cette fois, avec l’Arche, j’avais bien l’intention de me montrer plus clairvoyante. Je voulais une maison d’apostolat laïque dont l’unique mission serait de vivre l’oraison et d’en favoriser l’enseignement. Je souhaitais que des laïcs puissent témoigner que la vie dite « religieuse » n’est pas uniquement réservée à une élite de consacrés et qu’elle peut prendre bien des formes. Tous les baptisés étaient en droit d’être initiés à la vie intérieure et je comptais m’appliquer à cet unique objectif. Et pour éviter tout risque de répétition, je me fis très présente et intervenante dans toutes les questions à débattre.

Très tôt, nos statuts et nos engagements furent comparés par les membres à ceux d’une communauté religieuse. Ce n’était certainement pas mon désir ! Certains souhaitaient des règlements, d’autres préconisaient une structure libérale et conséquente au statut de laïc. Par exemple, le bréviaire : certains le voulaient libre, d’autres n’en voulaient pas du tout. Nos membres étant divisés sur la question, je pris moi-même la décision de laisser chacun libre de dire le bréviaire ou de s’en abstenir. Personne ne serait obligé et chacun serait respecté dans ses choix.

Quand certains voulurent que des vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté soient prononcés, je m’opposai fermement :

— Pour obéir à qui ? demandai-je. Il n’en est pas question ! Je ne jouerai pas à la mère supérieure. Je veux avoir affaire à des adultes responsables de leur propre vie. Même chose pour la pauvreté et la chasteté ; ce que contient le compte en banque de quelqu’un ne m’intéresse pas plus que la qualité de vie qu’il décide de s’octroyer. Que chacun décide pour lui-même de sa façon de vivre. Il ne m’appartient pas de juger de la valeur du mariage par rapport aux autres options qui s’offrent aux couples. Ici, il ne sera tenu compte que de la ferveur qu’on mettra dans les activités qui nous concernent, c’est-à-dire la compréhension de la prière et la pratique de la véritable charité.

Le seul engagement que nous prenions en devenant membres de l’Arche d’alliance était renouvelable chaque année et ne touchait que l’aspect administratif. Chacun pouvait habiter où il voulait et ceux qui choisissaient de vivre dans la maison de l’Arche ou qui s’y installaient, pour la durée des travaux qu’ils effectuaient, signaient un contrat d’un an (sans clauses surprises) aux seules fins d’assurer la stabilité des services. Personnellement, je pris la décision d’habiter l’appartement. Lorsque, même scénario qu’à l’Alliance, la maison de l’Arche devint trop petite, je n’avais pas les moyens d’acheter autre chose ; aussi, je remis ce problème entre les mains de la Providence, imitant en cela Thérèse d’Avila, considérée aujourd’hui comme une pionnière de la pensée positive. En effet, lorsqu’elle avait, pour résoudre un problème, épuisé tous ses moyens, elle s’écriait : « Enfin, Dieu va pouvoir agir ! »

Par un heureux concours de circonstances, les ursulines m’offrirent leur couvent qui, depuis plus d’un an, n’était plus habité. Elles étaient prêtes à me le donner à condition que je l’utilise à des fins religieuses. C’était très généreux de leur part mais, si elles-mêmes ne parvenaient plus à faire vivre ce couvent, comment en serais-je capable ?

Après avoir consulté quelques personnes averties qui me conseillèrent d’accepter l’offre des ursulines, je fis l’achat symbolique, pour un dollar, de l’édifice qui abrite encore aujourd’hui l’Arche d’alliance. C’était en mars 1979.

J’abrège ici la suite des événements, mais je tiens à souligner l’incroyable soutien que j’ai obtenu pour organiser cette immense maison qui comportait d’un côté une école et de l’autre la résidence des religieuses. Ce que me rapporta la vente inespérée de l’ancien hôpital, l’aide physique et financière obtenue de sources tout aussi généreuses que variées, l’excellent travail des administrateurs et, naturellement, la fidélité du public qui assistait aux sessions ont contribué à la réussite de cette entreprise. La Providence y était aussi pour quelque chose !

Vers la fin de l’année 1985, à l’approche de Noël, l’idée de passer les fêtes en famille germa dans mon esprit. L’hiver s’annonçait plutôt doux ; vers le 15 décembre, il n’y avait pas encore de neige, les routes seraient peut-être belles. Bien que la tentation fût grande, une intuition, aussi puissante que mon désir de me retrouver sous le toit paternel, m’avertit qu’un danger me guettait sur la route. Cela m’était déjà arrivé de pressentir des événements, il n’y avait pas de doute, c’était le même genre de phénomène. Je savais qu’en de telles circonstances il était inutile de chercher à raisonner. Je crus donc plus sage de remettre ce déplacement à plus tard.

Mes parents, qui souhaitaient ma présence, me téléphonèrent pour m’inviter. Au lieu de chercher des prétextes, je fus très franche avec eux et leur fis part de ce qui était plus qu’un pressentiment.

— Allons, Andréa, disait papa, toute la famille sera là, si tu ne viens pas, il ne manquera que toi.

Je savais aussi que mes arguments paraissaient insolites, que l’inexplicable ne pouvait être expliqué et que mon père ne pouvait pas chercher à comprendre ce qui était impossible à comprendre.

— Écoute, ta mère et moi, nous tenons absolument à ce que tu sois là. Si tu as peur de venir en auto, prends l’avion. Ne t’inquiète pas pour le billet, ça me fera plaisir de te l’offrir. Ce sera ton cadeau de Noël.

Je n’eus pas le courage de refuser. J’avais été absente pendant tellement d’années ! Et ça leur faisait tellement plaisir ! J’aurais dû, normalement, me sentir rassurée, l’avion était la meilleure solution. Mais, étrangement, mon trouble augmenta. J’allai frapper chez le père Lucien, un capucin qui habitait l’un de nos appartements.

— Lucien, lui confiai-je, j’ai dit à mes parents que j’irais à Bouctouche pour Noël, mais j’ai une drôle d’impression, quelque chose me dit qu’il ne faut pas que j’aille. Je suis allée bien des fois au Nouveau-Brunswick, mais jamais je n’ai ressenti ce genre de crainte, je pense qu’un malheur va m’arriver… Je crois que je vais les rappeler et leur dire que je reste ici.

— C’est ton imagination, Andréa, me répondit-il, rien que ton imagination. Que veux-tu qu’il t’arrive ? Vas-y, ne t’arrête pas à ça.

— Tu crois ?

— Puisque je te le dis, fais-moi confiance. Tiens, si tu veux, j’irai moi-même te conduire à l’aéroport.

Malgré le ton rassurant de Lucien, ses paroles ne firent qu’ajouter à ma certitude que quelque chose de mauvais se préparait pour moi. Je savais faire la distinction entre les fantaisies de l’imaginaire et la voix de l’intuition ; j’avais expérimenté ce phénomène nombre de fois. Je ne voulais pas déplaire à ma famille et je pris la décision d’y aller malgré tout. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvai le besoin de mettre mes papiers en ordre et, avant mon départ, je rédigeai mon testament.

Au matin du 25 décembre, très tôt le matin, je partais pour Dorval en compagnie de Lucien qui garderait ma voiture et qui l’utiliserait pour revenir me chercher une semaine plus tard. Depuis quelques jours, la neige s’était mise à tomber, mais ce matin-là la température était belle. Il faisait beau. J’étais installée au volant quand il me dit :

— Non, non, laisse-moi conduire, je t’en prie.

— Ah ! les hommes ! Vous ne faites pas confiance aux femmes. Sais-tu que je conduis depuis sept ans et que je n’ai jamais eu le moindre accident ?

— C’est seulement parce que j’aime conduire, voyons.

— D’accord, d’accord, si ça peut te faire plaisir.

Comme j’avais réveillonné la veille, je ne fus pas longue à m’endormir, appréciant finalement les services de mon chauffeur privé. Nous roulions sur l’autoroute à la hauteur de Joliette lorsque j’ouvris les yeux. La voiture tournait sur elle-même et se dirigeait vers un ravin ! Quelques millièmes de secondes me suffirent pour réaliser qu’il ne servait à rien de tenter quelque chose pour échapper à la catastrophe. Il n’y avait rien à faire ; j’allais mourir. Il valait mieux m’abandonner et relâcher tous mes muscles. Avant d’exécuter quelques tonneaux, la voiture heurta durement quelque chose et, sous la force de l’impact, je fus éjectée de mon siège et projetée à l’extérieur, évanouie, par la vitre de la porte que je n’eus absolument pas conscience d’avoir fracassée. Quand je repris connaissance, j’étais à plat ventre sur un banc de neige, à plusieurs pieds de la voiture que j’aperçus écrasée au fond du ravin, les quatre roues sciant l’air froid. Mon Dieu ! Lucien ! Il devait être mort. Je me levai péniblement et fis quelques pas en direction de l’auto. Je vis aussitôt Lucien qui se glissait par le trou de la fenêtre que j’avais brisée. Il arriva à ma hauteur et, nous soutenant l’un l’autre, nous avançâmes vers la route dans le but d’obtenir l’aide d’un autre automobiliste. Nous faisions de grands signes pour attirer l’attention, mais il était très tôt, la circulation n’était pas très dense. Deux autos passèrent, apparemment, les conducteurs ne nous avaient pas vus. Je sentais la chaleur du sang qui coulait sur mon visage et sur mes mains ; mon cou se mit à faire mal.

« Ceux qui sont passés sans s’arrêter, me dit Lucien pour me rassurer, ils vont sûrement prévenir au poste de péage… ils vont nous envoyer du secours. »

À ce moment, une auto s’arrêta près de nous. On nous fit monter. Quelle chance ! À l’intérieur, se trouvaient un couple et un enfant. Et la femme était infirmière ! Immédiatement, l’homme sortit pour arrêter une autre voiture et demander qu’on appelle une ambulance pendant que la femme, assise près de moi, prenait mon pouls en me rassurant doucement. L’ambulance nous conduisit à l’Hôpital de Joliette où les médecins de l’urgence nous examinèrent. Lucien s’en tira avec quelques égratignures tandis que mon état nécessita qu’on fasse venir un spécialiste. Mes paupières étaient très enflées et un de mes yeux refusait de s’ouvrir. On craignait que des débris de verre s’y fussent logés. Mon visage était complètement tuméfié et j’avais très mal au cou et à un bras. Pendant qu’on m’emmenait en radiologie, Lucien téléphona à l’aéroport de Moncton pour prévenir ma sœur Huguette.

Et dire que mon pressentiment n’était que le fruit de mon imagination !

Chancelant sous l’effet de désagréables vertiges, je rentrai chez moi quelques jours plus tard, incommodée par le port d’un collet cervical. Les étourdissements me forcèrent à garder la chambre pendant quelques jours. Fort heureusement, il n’y eut aucune séquelle et je récupérai ma vision en même temps que mon visage reprenait ses dimensions normales.

Avec l’argent de l’assurance, je fis un prêt à l’Arche pour acquitter une facture de mazout de cinq mille dollars. Le patron de la compagnie avait consenti à attendre le règlement de ma réclamation afin de ne pas nous priver de chauffage. J’étais heureuse de payer cette dette, mais je me retrouvais sans auto. La Toyota Tercel que je venais de perdre était neuve au moment de l’accident et ce qui me chagrinait plus que tout, c’était un cadeau de mon père.

Je devais me déplacer très souvent pour mes sessions. J’avais vraiment besoin d’une voiture et je me demandais comment j’allais résoudre ce problème. Mon père était généreux, mais il ne comprendrait certainement pas que j’aie utilisé l’argent des assurances pour payer une dette de l’Arche plutôt que de m’acheter une voiture. Lui demander de l’aide aurait été de l’abus.

Je reçus, dans les jours suivants, une visite providentielle. Un certain monsieur Tremblay se présenta à l’Arche et demanda à me voir :

— Madame Richard, me dit-il, mon neveu fait partie de l’une de vos équipes… j’ai appris par lui que vous aviez perdu votre auto dans un accident. Je voulais… enfin, aimeriez-vous conduire une grosse Buick ?

— Je ne comprends pas, Monsieur Tremblay.

— Voici… je viens de m’acheter une auto neuve. Si vous la voulez, je suis prêt à vous donner ma vieille Buick. Elle est en bon état, je l’entretenais bien.

— Comment pourrais-je refuser une offre pareille ! Merci, merci beaucoup, Monsieur Tremblay !

C’était incroyable ! Encore une fois, j’y vis l’intervention de la Providence qui jamais ne m’avait laissée tomber.

En 1987, toujours pour pallier le manque d’argent, j’eus l’idée de convertir les ailes du couvent réservées aux chambres en appartements destinés aux personnes âgées à la retraite. Ce que j’avais vu dans certains foyers où les aînés étaient traités de façon inhumaine acheva de me convaincre. Chez nous, les gens trouveraient un véritable « chez-soi ». Il n’était pas question de chambres simples ou doubles, mais bien d’appartements studios de deux et de trois pièces. Ces personnes allaient nous fournir notre gagne-pain, elles auraient donc droit à notre respect et au bien-être le plus complet. Je verrais à ce que leur bonheur soit notre principale préoccupation.

Encore là, je fus estomaquée devant l’appui inconditionnel que je reçus. Un premier appartement fut construit et un premier pensionnaire arriva, puis les demandes se mirent à affluer. Grâce à une équipe d’ouvriers qui donnaient bénévolement de leur temps, d’autres logements s’alignèrent en même temps que de nouveaux locataires se présentaient.

Quelques-uns des membres de l’organisme avaient, au début, hésité ou refusé de soutenir ce projet, craignant qu’il ne modifie la vocation originelle de l’Arche. Je suis heureuse de dire qu’il n’en fut rien. Les deux œuvres conjointes connurent un franc succès.