CHAPITRE UN
L’appel
C’est à Sainte-Anne-de-Kent, au Nouveau-Brunswick, que j’ai vu le jour, en 1934. Mes parents s’étant installés à Bouctouche alors que j’avais sept ans, c’est dans la quiétude de ce village acadien que toute mon enfance s’est déroulée. J’ai grandi au sein d’une bonne famille auprès de parents soucieux de donner à leurs enfants le meilleur qu’ils pouvaient. Papa était en politique et en affaires, maman, entièrement dévouée à ses huit enfants, moi, mes quatre frères et mes trois sœurs, dont ma jumelle, Huguette.
J’ai eu la chance de grandir dans l’aisance sur le plan matériel au sein d’une famille unie. Maman avait été institutrice et l’était demeurée auprès de nous. Elle s’ingéniait à nous organiser toutes sortes de jeux, pour notre plaisir familial. Nous passions donc de bons moments ensemble, ce qui d’ailleurs m’a beaucoup manqué dans mes premières années au couvent. Mes prédispositions au rayonnement et à la dévotion étaient innées, peut-être que cela me venait de ma grand-mère qui était très pieuse. Entourée d’amour et d’harmonie, si je considère la pauvreté qui existait dans le village, j’étais peut-être une enfant privilégiée. J’ai pourtant commencé très jeune à me soucier du sort des plus démunis, la générosité de mon père n’y étant sans doute pas étrangère ; les personnes auxquelles il a un jour porté secours sont nombreuses. J’en fus probablement édifiée.
C’était évidemment l’époque où le clergé régnait en maître absolu sur l’ensemble de la population. Tout devait obtenir l’approbation, officielle ou officieuse, des curés ou des religieux qui dispensaient l’enseignement. J’ai donc été élevée, ainsi que mes frères et sœurs, dans la religion catholique, celle qui était imposée par l’Église, et dans le respect des valeurs traditionnelles.
Je crois aujourd’hui que la plupart des vocations religieuses relevaient davantage de la perspicacité des éducateurs qui savaient déceler l’aptitude à la soumission et le degré d’impressionnabilité des « choisis ». À mon avis, il est aisé d’embrigader les enfants timides, réservés et crédules, ceux-ci étant par essence plus faciles à s’émouvoir. Et j’étais justement tout cela.
Huguette et moi ne sommes pas des jumelles identiques. Cela n’a peut-être rien à voir, mais peut aussi expliquer en partie qu’elle était si différente de moi : elle avait un caractère plus dominateur et une imagination plus fertile qu’elle utilisait quelquefois à mon détriment. Elle ignorait certainement que quelques-uns des mauvais tours qu’elle me jouait, ajoutés aux histoires de « revenants » que racontaient les ouvriers de mon père, engendraient en moi des frayeurs dont je ne parvins à me délivrer qu’en me réfugiant dans la religiosité. À cette époque également, j’ai appris que le fils du célèbre aviateur Charles Lindbergh avait été kidnappé après que l’exploit de son père l’eut rendu riche. Pour la petite fille très impressionnable que j’étais, le fait que mon père était considéré comme un homme riche me porta à faire des associations. Je développai donc toutes sortes de phobies : peur du noir, peur de l’orage, peur d’être enlevée par des malfaiteurs et, très tôt, je pris l’habitude de me tourner vers Dieu pour obtenir paix, consolation et sécurité, ne comprenant que vaguement la force de la prière et de la dimension spirituelle. Je me plaisais à penser qu’il m’aimait et me protégeait du mal. Il était mon unique refuge. La force que procure la dimension spirituelle a eu, dès l’adolescence, un effet de délivrance.
Je ne relate pourtant pas ces faits pour accuser Huguette ; nous n’étions encore que des fillettes très peu conscientes de la portée de nos agissements. Je ne parlais pas de ce qui me faisait souffrir et, même si je ne possédais pas encore un sens très aigu de l’analyse, j’avais l’impression d’être un peu victime de sa domination. Mais n’est dominé que celui qui se laisse dominer ! Et la générosité réparatrice de ma sœur m’était une compensation.
Bien préparée par les représentants de Dieu, c’est avec toute la ferveur de mon âme que je fis ma première communion. C’est après avoir avalé ma première hostie consacrée que je fus, pour la première fois, ravie par la présence de Jésus en moi. J’en perdis même la notion du temps, je demeurai seule, agenouillée au banc des premières communiantes, bien après que la messe fut terminée.
Lorsqu’on me raconta l’histoire de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, je formulai intérieurement le désir de devenir carmélite. Puis je me ravisai : la distance à parcourir pour atteindre la France où je croyais devoir partir pour réaliser ce souhait m’apparaissait infranchissable. C’était le bout du monde !
J’étais encore toute petite lorsque je ressentis le besoin d’un échange intime avec Jésus. Il y avait chez nous, accrochée au mur de la salle à manger, une belle et grande image du Sacré-Cœur dont le regard aimant attirait le mien, le captivait et le pénétrait. À ce qu’il me semblait, cette image m’invitait au dialogue. Parfois, après m’être assurée que j’étais seule dans la pièce, je refermais les deux portes et je grimpais sur un meuble de façon à me retrouver juste en face de Jésus. C’est alors que, les yeux dans les yeux, nous nous parlions en secret pendant de longues minutes. Je flottais alors dans un bain d’amour et de compréhension réciproque. Quand je quittais la salle à manger, des forces nouvelles m’habitaient, que je transportais avec moi.
Plus tard, au pensionnat – j’ai été pensionnaire à deux reprises, étant par ailleurs externe au couvent de l’Immaculée-Conception – il m’arrivait de me lever la nuit et de me rendre à la chapelle, à pas de loup, pour prier dans le noir. Devant le tabernacle, j’entamais avec mon Ami un dialogue plein d’innocence et d’amour que je terminais en priant, les bras en croix, pour le salut de toutes les âmes.
Je fus bien impressionnée, un jour qu’on m’avait donné, à l’école, un long poème à réciter et qui s’intitulait Aime Marie, d’entendre le vicaire s’exclamer : « Je voudrais bien avoir cette âme pour mes sermons ! » En effet, moi qui étais d’ordinaire si effacée, je pouvais dans ces moments-là oublier tout ce qui m’entourait pour m’adresser à Jésus seul. Je m’exécutais pour Lui et c’était entre nous deux une sorte de convention. La gêne s’estompait alors, le trac disparaissait et mes performances dépassaient les attentes. Mis à part cette « religiosité » qui me distinguait quelque peu, mon comportement ressemblait en tout point à celui de toutes les petites filles de mon âge. À mesure que je grandissais, cependant, je m’accrochais à la méditation ; j’étais prise d’extase au milieu du chapelet en famille, je rêvais de Dieu en écoutant de la musique classique. Je recherchais la solitude, quittant parfois des groupes d’amis réunis pour une soirée, ennuyée par la banalité des conversations, pour prier, lire ou réfléchir.
Ce fut l’une de mes enseignantes, sœur Marie-Michèle, qui la première me donna à réfléchir sérieusement sur ma vocation. Elle avait l’habitude, en classe, de faire circuler l’Imitation de Jésus-Christ. À tour de rôle, les élèves prenaient le livre et à l’aide d’une aiguille piquaient dans la tranche pour que le sort désigne le passage devant s’appliquer à chacune d’entre nous. Nous devions ensuite lire la page qui nous était ainsi dévolue. Quand ce fut à moi de faire la lecture, les mots « Viens, suis-moi » (Mc 10, 21) s’offrirent à ma vue. Touché ! Mon cœur ne fit qu’un bond dans ma poitrine et je manifestai ouvertement à la fois ma joie – « le Christ m’appelle » – et mon appréhension devant les possibles sacrifices que cela pourrait exiger. Je faisais pourtant partie des croisées et leur devise, Prie, communie, sacrifie-toi, sois apôtre, m’inspirait beaucoup. Sœur Marie-Michèle se pencha à ce moment et écrivit dans mon cahier : « Mon enfant, il faut vous forger un cœur de feu… et une volonté de fer. »
J’avais quatorze ans. Suivit un temps de questionnement, de fermes intentions et de revirements. D’une part, je trouvais inutile d’étudier toutes les matières qu’on m’imposait puisque je pressentais que je me ferais religieuse au service des pauvres et que je n’en aurais nul besoin. D’autre part, je cherchais à me persuader que je me trompais en me réaffirmant que je voulais me marier et avoir des enfants.
Je n’étais pas insensible aux compliments qu’on me faisait. On disait que j’étais belle, que j’avais de beaux cheveux « frisés naturel », que j’étais aimable avec un bon caractère, que j’étais généreuse et joviale. Maman craignait tellement que je m’enorgueillisse qu’elle détournait les louanges en décrétant que j’étais très ordinaire, exactement comme toutes les autres filles. Elle me trouvait paresseuse, trop portée vers les garçons, vaniteuse et têtue. J’aimais aider les autres. Je demandais à mes parents d’inviter des filles moins favorisées à partager des sorties avec nous ou à venir passer des vacances à la maison, ce à quoi ils consentaient la plupart du temps.
Nous avions, chez nous, une bonne à tout faire qui m’aimait beaucoup. Elle me dit un jour : « Andréa, toi, tu vas te faire religieuse, ça se sent. » Au fond de moi, je savais qu’elle avait raison, mais je luttais encore contre ce qui devenait évident pour mon entourage : « Oh ! Soyez certaine que, si Dieu m’appelle, je ne commettrai pas l’erreur d’entrer au couvent aussitôt ma onzième année d’études terminée, comme tant d’autres filles le font. Je veux jouir de la vie avant, je veux sortir avec des garçons, je veux travailler, avoir une voiture à moi, mener la grosse vie, quoi ! Après ça, si telle doit être ma destinée, j’entrerai en communauté. »
Et ce fut exactement le contraire qui se produisit.
Par après, le père Aurèle Boudreau, responsable des retraites fermées de Bouctouche, est devenu mon directeur spirituel attitré. Je lui confiais mes pensées et les contradictions qui déchiraient mon âme. J’étais, par exemple, troublée par le favoritisme exercé par les religieuses qui accordaient beaucoup plus d’égards aux filles issues de familles aisées, comme je l’étais moi-même. Je ressentais profondément l’embarras et l’humiliation des filles pauvres qui se voyaient dans l’impossibilité d’offrir des cadeaux à la supérieure, à la directrice, à la maîtresse, à la sœur qui enseignait le piano, etc. Et je me demandais pourquoi la sœur cuisinière ou celle qui travaillait à la buanderie ne recevaient, elles, aucun présent. Avaient-elles moins de mérites ? Leur labeur n’était-il pas aussi valable ? Quand un évêque ou un haut dignitaire visitait le couvent, pourquoi les sœurs s’empressaient-elles de nous présenter à eux, nous, les Richard, ou encore les Léger, comme si les autres n’étaient que quantité négligeable ? N’y avait-il pas aussi parmi les plus humbles des élèves tout aussi brillantes ? Cette injustice m’indignait. La valeur des gens se mesurait-elle à l’avoir et à la seule apparence ?
Lors d’une telle visite de je-ne-me-souviens-plus-qui d’important, la sœur responsable répéta ce scénario. Elle nous présenta fièrement, Huguette et moi. Poussée par cette soif extrême de justice, je me levai d’un bond et lançai en toute hâte : « Il y a également Catherine et Léa. Elles sont parmi les meilleures de leur classe. » C’était bien la première fois qu’une élève osait ajouter quelque chose aux usuelles « présentations », devant les sœurs et leurs respectables invités, qui sont restés bouche bée. Tant mieux si ça les embêtait ! Ça leur donnerait à réfléchir…
Si je n’aimais pas beaucoup l’étude, j’avais une préférence très marquée pour la littérature et l’anglais. J’adorais écrire. J’ai conservé jusqu’à ce jour le journal intime que je rédigeais en ce temps-là sur le conseil du père Boudreau. Ce dernier observait attentivement la candidate à la vie religieuse que plusieurs commençaient à découvrir en moi.
Mes faibles résultats scolaires provenaient davantage d’un manque d’intérêt que d’une absence de talent. Avec mon entêtement, je ne l’utilisais que pour accomplir quelque chose que je voulais et que j’avais choisi. Si mes résultats scolaires furent source d’inquiétude pour mes parents, mes notes me donnèrent, à moi, le signal définitif. Ce fut justement en rentrant à la maison, une année, au début des vacances d’été, qu’une déclaration de mon frère Bernard me fit l’effet d’une bombe : « Ah ! Celle-là, je me demande ce qu’elle va faire dans la vie. Elle deviendra le déshonneur de la famille si elle continue comme ça. » Je me retirai dans ma chambre, le cœur brisé, et j’entendis la réplique de maman qui acheva de me terrasser : « Oui, c’est vrai, elle ne fait d’efforts que lorsqu’il s’agit de jouer dans les pièces de théâtre ou de réciter des poèmes. Pour ça, elle a toute la mémoire qu’il faut, mais pour ses leçons c’est autre chose. »
À la fois malheureuse et honteuse d’avoir déplu à ma famille, je m’effondrai sur mon lit en sanglotant. Puis, je me redressai soudain et me mis à genoux, mon crucifix entre les mains. Je baisai l’objet sacré et m’adressai à mon Ami : « Non, Jésus, non. Je ne serai pas le déshonneur de ma famille. Je sais ce que je vais faire de ma vie, ce que je vais devenir : je serai une sainte, une vraie sainte. Avec ton aide, Jésus, car c’est Toi qui me guideras. Oui, fais de moi une grande sainte. Personne ne s’en rendra compte, j’agirai pour Toi seul et cela demeurera entre Toi et moi. Je laisserai les honneurs terrestres pour les autres et je vivrai pour ta gloire, à Toi. Sans qu’ils n’en sachent rien, je demeurerai dans l’ombre pour sauver des âmes. »
C’est là que ma décision fut prise. J’allais répondre à l’appel, je suivrais Celui qui m’avait lancée sur le chemin de l’amour.
Il s’écoula encore plusieurs mois avant que je fasse part de ma décision au père Boudreau. Pendant ce temps, je m’étais interrogée sur la communauté que je choisirais et je pris comme une réponse du Seigneur l’arrivée au village de Tracadie, où je me trouvais de passage, de deux Petites Sœurs des pauvres qu’on me chargea d’accompagner au presbytère.
En cours de route, j’écoutai attentivement la description qu’elles me firent de leurs œuvres, je leur donnai volontiers mon adresse pour qu’elles me fassent parvenir leur bulletin mensuel. Ma tante, religieuse chez les Hospitalières de Saint-Joseph, me prêta un livre qui décrivait la vie des Petites Sœurs des pauvres : Sous les murs d’un cloître. Après en avoir pris connaissance, j’étais complètement séduite. J’avais trouvé ! Je n’avais plus qu’à attendre mes seize ans et j’irais joindre les rangs de ces femmes qui se dévouaient pour les pauvres. C’était exactement ce que j’avais toujours voulu : aider les pauvres et cesser d’être considérée pour le statut social de ma famille.
Quelques démarches furent faites auprès du père Boudreau qui, à son tour, consulta le père Matéo. Ce dernier conseilla au père Boudreau de me laisser continuer dans cette direction puisque, selon lui, j’étais une jeune fille équilibrée qui savait exactement ce qu’elle voulait.
Je ne révélai mon secret à personne jusqu’à la fin de ma dernière année au pensionnat, moment que j’avais choisi pour faire part de mon intention à ma famille. Comme je m’y attendais, je dus faire face à quelques difficultés après avoir informé mes parents avec ménagement : mon père s’y opposait catégoriquement et ma mère tenta de me dissuader en douceur. Toutefois, comme je ne cédais pas, mon père m’envoya rencontrer monseigneur Cormier, curé de notre paroisse. C’était un homme redouté de tous et réputé pour être sévère et bougon. Après un long entretien pendant lequel il me posa toutes les questions imaginables, il conclut que j’étais assez mûre, que j’avais répondu avec maturité et mit mes parents en face de cette réalité : ils devaient me laisser partir ; sans quoi, si jamais je restais dans le monde, je pourrais tourner mal et aller en enfer, ce dont ils seraient responsables. Mon père fit mine de se résigner, mais, si j’en juge par le temps qu’il mit à signer la lettre d’autorisation dont j’avais besoin, il n’accepta ma décision que parce qu’il n’avait plus le choix. Ce n’était pas une lettre d’ailleurs, mais plutôt un simple feuillet sur lequel il avait inscrit « Je vous confie ma fille », suivi de sa signature.
Pendant mes dernières vacances d’été à Bouctouche, l’atmosphère de la maison fut assombrie par la perspective de mon prochain départ, prévu pour l’automne. Cet été-là, j’eus un choix pénible à faire : je fis la connaissance d’un charmant jeune homme auquel je m’attachai profondément. Après quelques semaines d’émotions et d’hésitations, je lui écrivis : il ne devait fonder aucun espoir, ni aucun projet d’avenir avec moi, puisque je m’apprêtais à me donner au Christ. Après ce geste définitif, je réalisai que j’aimais peut-être ce garçon plus que je ne l’avais cru et je fus tiraillée entre l’amour humain et l’amour divin1. Je savais que Jésus m’aiderait à y voir clair et c’est devant le tabernacle, dans le silence, encore une fois, que je retrouvai mon équilibre et ma paix intérieure. Dans un élan du cœur, j’offris ma vie à Jésus. Après cette courte crise, je retrouvai la paix de l’esprit.
Il ne me restait plus qu’à attendre le grand jour.
Note
1. Le conditionnement et les mentalités de l’époque obligeaient les gens à faire des choix aliénants devant de faux problèmes. Ex. : Une femme mariée qui aime son mari doit-elle, pour se donner à Jésus par sa foi, rejeter son mari ?