CHAPITRE TROIS

La vie religieuse

« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… »

« J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire… »

« J’étais nu et vous m’avez vêtu… »

(Mt 25, 35-36)

J’eus souvent recours à ces paroles du Seigneur pour me stimuler durant mes premiers mois chez les Petites Sœurs des pauvres. Pour moi, c’était mettre l’Évangile en action dans l’accomplissement de toutes mes tâches auprès des vieillards.

D’abord, il me fallut m’adapter aux horaires de la maison. Le matin, toutes les religieuses se levaient à cinq heures mais, en raison de mon jeune âge, on m’accorda le privilège de dormir une demi-heure de plus. D’une part, j’étais reconnaissante pour ce que je considérais comme une réelle faveur mais, d’autre part, je déplorais ce prélassement au lit qui, s’il me procurait un repos supplémentaire, me privait des trente minutes d’oraison2 que je ne pouvais pas reprendre durant la journée. J’étais habitée par un tel désir de communion avec le Seigneur, d’un cœur à cœur renouvelé avec l’hôte du tabernacle, que j’aurais préféré renoncer à ces quelques minutes de sommeil. Je me conformais toutefois, l’obéissance faisant partie de mon nouveau mode de vie. J’offrais cette soif inassouvie de recueillement en sacrifice au Créateur.

À six heures, c’était à moi qu’il revenait de réciter à haute voix la prière du matin pour les bénéficiaires. Au son de ma voix juvénile qui amorçait le signe de la croix, les têtes blanches se tournaient, les regards attendris et satisfaits se posaient sur moi et il semblait que la dévotion que j’y mettais devenait contagieuse. Même les plus rigides se joignaient à moi, unissant leur ferveur à la mienne pour adorer, remercier et implorer le Père tout-puissant. J’aimais ces instants de piété, j’avais l’impression de contribuer à un rapprochement des cœurs avec Dieu.

Tout de suite après, avait lieu la célébration de la messe. Il m’était souvent donné de toucher l’harmonium et, en ces moments-là, je savourais pleinement chaque note qui, j’en avais l’impression, soulevait et propulsait les chants vers le ciel. La musique créait l’harmonie, elle allégeait tous les sons qu’en temps ordinaire le timbre des voix usées par la vie alourdissait.

Venait ensuite le petit-déjeuner que nous prenions en silence dans un petit réfectoire obscur. Comme il ne restait que moi comme postulante, les autres étant entrées au noviciat après mon arrivée, les sœurs me tenaient compagnie à tour de rôle pendant les repas.

Pendant l’heure et demie qui suivait, je servais le petit-déjeuner aux bénéficiaires. Ma journée de travail commençait. Plusieurs d’entre eux étant handicapés et invalides, leur état nécessitait que je les nourrisse à la cuillère.

Dès le repas terminé, il fallait troquer le tablier blanc contre le bleu pour s’attaquer à la corvée : vider et laver les pots de chambre… c’était dégoûtant. Je songeais, en m’adonnant à ce travail, à Emma, la bonne qui travaillait chez nous. Elle disait souvent à maman : « Andréa, il faudra qu’elle épouse un homme riche, je ne la vois pas en train de laver des couches… » Si elle m’avait vue ! Je me rafraîchissais les idées en me rappelant le parfum des petites fleurs des champs qui parsemaient le grand terrain familial borné par une belle rivière.

Cette tâche accomplie, j’aidais à faire le ménage de l’infirmerie. Une trentaine de bénéficiaires y séjournaient. Puis, il y avait les soins particuliers aux malades. Je me souviens d’une patiente, la princesse Olga, une vraie princesse russe, réfugiée au Canada. Elle souffrait d’un ulcère à la jambe et je devais renouveler quotidiennement son pansement. J’y mettais tout l’amour et toute la compassion que je pouvais. En signe de gratitude, elle frôlait ma main de ses lèvres et m’appelait gentiment son « petit docteur ». Selon les enseignements reçus, je cherchais le Christ vivant et souffrant en chacun des patients. J’avais lu dans un livre de la vie des saints qu’ils baisaient les plaies des malades comme étant les plaies de Jésus lui-même. Je voulus en faire autant. Il m’arriva, un matin, de vouloir Le reconnaître dans la princesse. Totalement recueillie, animée par une foi absolue, je me penchai sur la plaie purulente de sa jambe et la baisai avec respect. Ce geste la surprit et provoqua chez elle une très forte émotion. Un tel revirement de la répugnance au respect ne peut venir que d’une spiritualité qui transcende sur l’état d’esprit.

À midi, après dix minutes d’examen de conscience particulier, à l’oratoire, nous dînions. La sœur cuisinière, qui voulait m’offrir un traitement de faveur, me donnait chaque jour un morceau de poulet. Je comprenais son désir de me gâter, mais je finis par ne plus pouvoir supporter le poulet. Je ne lui ai jamais dit, mais il m’arriva de rendre le poulet aux toilettes. « Trop de bonnes choses deviennent choses mauvaises. »

Lorsque nous avions fait manger les bénéficiaires, nous participions à une récréation de trente minutes pendant laquelle nous devions nous occuper à des travaux de couture.

Les vêpres3 avaient lieu à dix-sept heures et nous récitions ensuite le chapelet en marchant dehors aux côtés d’une autre religieuse. Personnellement, je n’aimais pas beaucoup le chapelet, lui préférant la prière individuelle. J’obéissais, bien que cela m’ennuyât, à cette consigne en songeant que j’aurais ensuite le loisir de me rendre à l’oratoire pour une demi-heure de lecture, individuelle cette fois, après quoi je retournerais au chevet des malades.

Il fallait également assister les mourants et, bien sûr, ensevelir les morts. Quand la sœur infirmière baisait le front du défunt, je me sentais glacée. Je désirais poser un geste similaire, mais je n’arrivais pas à surmonter mon dégoût. Je réussis toutefois à vaincre mes aversions pour participer à l’ensevelissement des dépouilles des vieillards décédés.

Malgré l’angoisse suscitée par l’accompagnement aux agonisants, j’étais heureuse de me trouver près d’eux pour leurs derniers moments. Je priais pour leur obtenir une sainte mort et, surtout, la résignation devant les desseins du Créateur. Je considérais comme un privilège la possibilité que j’avais de les charger d’un message pour Lui, je leur disais : « Vous allez bientôt paraître devant Dieu, souvenez-vous de moi et demandez-lui de venir me chercher… » J’étais habitée par un puissant désir de me retrouver auprès de Dieu. Était-ce dans l’inconscient un désir de mourir ? Quand le moribond s’éteignait, j’étais impressionnée par son dernier souffle, un râle bien souvent. Je songeais alors à ce jour où moi aussi j’allais mourir. Je réalisais combien la vie est courte et je me déterminais à employer chaque minute de mon temps à me sanctifier.

À seize heures, nous mettions les infirmes au lit et leur servions leur souper.

Et venait enfin l’heure bénie, dix-huit heures. C’était le moment que j’attendais avec impatience, le moment, bien qu’il fût trop court, auquel j’avais aspiré toute la journée : la visite au Saint-Sacrement. Ma récompense ! Je me retrouvais près de Lui, dans une paix si grande, si totale que je pensais : « Cela doit être le centuple promis à ceux qui ont tout quitté pour Le suivre. » Cette petite demi-heure d’intimité avec l’Ami passait trop rapidement. Chaque fois, je quittais la chapelle avec regret.

Nous soupions ensuite en silence. Le silence était de rigueur, sauf pour les jours de fête. Suivait une récréation de quarante-cinq minutes pendant laquelle, assises en cercle, nous raccommodions les vêtements. Et finalement, complies4 et coucher.

Ainsi défilaient les jours, chacun me laissant un vide dans l’âme toujours plus grand, une immense nostalgie de Dieu. J’étais en manque, j’éprouvais un tel besoin de recueillement. Ces longues journées de labeur m’interdisaient cette proximité avec le Divin Fiancé, cette oraison constante dans laquelle j’aurais voulu me plonger. Je fis part de ma déception et de mes aspirations à mon confesseur qui me donna pour toute réponse :

— Attendez au noviciat, vous aurez là ce dont vous avez besoin.

Notes

2. Prière mentale sous forme de méditation.

3. Partie de l’office divin célébrée à la fin de la journée.

4. Dernière partie de l’office divin qui sanctifie le repos de la nuit.