La devanture de la bijouterie familiale offrait un contraste frappant avec la boutique crasseuse de Lucien. Pimpante sous sa peinture vert pomme, la Boîte à bijoux exposait en vitrine des bijoux que bien peu des habitants de la ville pouvaient s'offrir. La mère d'Oriana avait bâti sa réputation tant sur la qualité des matériaux utilisés que sur la minutie de réalisation de ses œuvres. Une parure signée Éliane Rivière se reconnaissait entre toutes.
— Qu'est-ce que c'est beau ! s'extasia Bingo avec un soupir mouillé.
— Reste cachée. Ma mère déteste les créatures magiques, lui répondit Oriana sur un ton sec qu'elle regretta aussitôt.
La pixie n'était nullement responsable de la relation houleuse qu'elle entretenait avec l'auteure de ses jours. Elle hésita encore quelques grains de sable, s'efforçant de distinguer la silhouette de la propriétaire des lieux à travers la porte vitrée. Les inquiétudes qu'elle avait refoulées durant son voyage – elle ne pouvait se permettre le luxe de se tourmenter alors qu'ils risquaient leur vie à chaque instant – revenaient se bousculer dans sa tête. D'un geste superstitieux, la passeuse effleura le clou de fer à cheval planté dans le premier bouton de sa veste, puis poussa le battant. Celui-ci s'ouvrit sur un carillon argenté. Un jeune homme s'élança à sa rencontre. La raideur de sa démarche accentuait le côté artificiel de son visage lisse, au-dessus de son costume amidonné.
— Oriana, quel bonheur de te revoir ! Laisse-moi t'aider à porter tes affaires, déclara-t-il d'un ton affecté.
— Un galant ? railla Bingo tout bas, alors que la jeune femme s'empressait de mettre son précieux coffret d'orichalque à l'abri des mains trop empressées.
Oriana lui répondit d'un simple grognement. La Lumière la protège d'accepter un jour les avances de Nestor, quoi qu'en pense sa mère. Éliane estimait qu'il ne pouvait exister meilleur arrangement qu'un mariage entre sa fille unique et son associé. De la sorte, même si Oriana ne se décidait pas à revenir dans le droit chemin, la bijouterie demeurerait en de bonnes mains. Qu'importait que Nestor eût l'esprit d'un caillou et l'allure d'un canard !
— Ma fille, je te souhaite un bon retour. En espérant que cette fois, tu te décides à rester parmi nous ? déclara la femme debout derrière le comptoir.
Oriana se retint de grincer des dents. Elle déposa sur le zinc un coffret d'argent ouvragé. Éliane esquissa un geste de recul. Nestor accourut aussitôt à la rescousse. Il savait que sa patronne ne supportait pas le contact d'un objet qui avait traversé les Terres Noires, fût-il d'origine parfaitement humaine. Pendant que le jeune homme s'extasiait sur les échantillons de métaux et de pierres précieuses qu'elle rapportait de son expédition, Oriana opéra un tour de la boutique, les mains derrière le dos. Si elle voulait se montrer objective, elle devait reconnaître que sa mère possédait un sens inné de l'art. Chaque détail se trouvait agencé de façon à mettre en valeur ses créations. Elle s'arrêta devant un fond de velours noir sur lequel se détachait un collier d'argent, si finement ouvragé qu'elle dut plisser les yeux pour en distinguer les détails. Après des semaines d'obscurité, elle avait du mal à se réhabituer à la lumière, même tamisée.
Elle revint à la bijoutière, qui examinait d'un air pincé les objets que lui présentait Nestor. Éliane avait encore maigri. Elle flottait dans sa robe de velours vert sombre et dans son visage émacié, les yeux semblaient manger tout l'espace. Même sa chevelure, du même noir opulent que celle de sa fille, avait perdu de sa brillance. Par comparaison, le reflet d'Oriana dans la vitre derrière elle, même couvert de poussière, éclatait de santé. La jeune femme avait hérité de la carrure de son père, dépassant d'une bonne tête la plupart de ses camarades. La pratique d'un métier qui l'amenait souvent à manier les armes lui avait procuré une silhouette nerveuse, toute en muscles, là où la mode préférait les femmes petites et fragiles, comme Éliane. Sans parler du teint blanc qu'elle avait récolté à vivre dans l'obscurité, tandis que les élégantes d'Yspareille se rendaient régulièrement dans les salons solaires pour se brunir la peau. Le hâle ne parvenait cependant pas à donner bonne mine à Éliane, dont les traits tirés dénonçaient la fatigue.
— Tu vas bien, maman ? questionna Oriana, sachant fort bien que sa mère aurait préféré sécher sur pied plutôt que d'avouer la moindre faiblesse.
— Va donc prendre un bain, tu es sale à faire peur ! répliqua celle-ci sans lever le nez du lingot d'argent pur qu'elle examinait.
— Tu as le bonjour de Capricorne.
La loupe d’Éliane lui échappa des doigts. Nestor la ramassa avec un empressement servile. Oriana attendit une réplique qui ne vint pas. Elle grogna et se dirigea vers l'escalier, le sac en cuir de dragonnet serré contre elle. Dent-de-lion leva à peine la tête à son passage. Son museau avait entièrement blanchi en quelques semaines. La vieillesse rendait le molosse aussi inoffensif qu'un agneau. Pourtant Éliane refusait de s'en séparer. Elle se rabattait sur le canon installé derrière le comptoir pour décourager les importuns.
***
L'eau chaude possédait tout de même ses vertus, admit Oriana après un séjour prolongé dans la baignoire. Enveloppée dans une serviette moelleuse, elle tendit le bras vers le médaillon d'orichalque suspendu près de ses affaires.
— Ne touche pas à ça ! piailla Bingo. Les efrits sont dangereux.
— Le médaillon bloque les pouvoirs de celui-ci.
— Ils sont rusés. Il t'abusera pour mieux dévorer ton cœur. Et puis, je croyais qu'il ne fallait pas pratiquer la magie ici ?
— Juste un coup d’œil.
Le côté raisonnable d'Oriana appuyait la pixie. Mais l'agréable chaleur de l'orichalque attisait sa curiosité. Et Capricorne ne se trouvait pas là, pour une fois, pour obliger la balance à pencher du bon côté. L'objet serré dans la main, elle rejoignit sa chambre. Un jour, songea-t-elle, il faudrait qu'elle retire des murs ses dessins d'enfants, un entassement de cartes et de croquis de créatures toutes plus improbables les unes que les autres. La naïveté des plus anciens lui tira un sourire. Ils remontaient à une période où Éliane se battait bec et ongles pour lui interdire de marcher sur les traces de son père, un temps où elle n'avait que les récits de celui-ci pour rêver. Elle lissa du plat de la main un dessin représentant un homme blond qui tenait une fillette brune par la main. Ilan les avait quittés trop tôt. Capricorne avait assumé de son mieux le rôle laissé vaquant, mais ils ne pouvaient se voir que hors de la ville. La jeune femme se laissa tomber à plat dos sur la couverture brodée de fleurs et d'oiseaux, une attention d’Éliane, comme le discret parfum de violette qui imprégnait les draps. Les fleurs coûtaient si cher que bien peu de gens pouvaient s'en offrir. Il s'agissait là du seul luxe de la bijoutière, qui menait par ailleurs un train de vie bien modeste au regard de ses revenus. Seule comptait aux yeux d’Éliane la perfection du travail accompli. Du bout des doigts, Oriana frotta le médaillon. Sans résultat.
— Je suis idiote, grogna-t-elle. Les efrits dépendent du feu.
Après quelques instants de bataille, son sac accepta de lui livrer un briquet à silex. Dès qu'une flamme eût léché la surface du médaillon, celui-ci dégagea une épaisse fumée noire, au milieu de laquelle une silhouette se forma peu à peu.
— Qui m'appelle ? demanda une voix maussade.
Oriana ne répondit pas tout de suite. Elle avait déjà eu affaire à des djinns, ces créatures minces et évanescentes, aussi insaisissables que l'air. Mais un efrit constituait pour elle une nouveauté. Elle ne l'avait pas imaginé si... concret. Sa peau dorée s'entourait d'un halo lumineux, mais pour le reste, son aspect était celui d'un homme. Ses cheveux couleur caramel retombaient sur des épaules que n'eût pas reniées un forgeron d'Antigua. Il s'approcha, un sourire lascif aux lèvres, ses yeux aux pupilles verticales brillant d'un éclat cuivré.
— Que puis-je pour toi ? souffla-t-il à son oreille d'un ton suggestif.
Oriana recula comme si elle s'était brûlée et s'obligea à penser à l'avertissement de Bingo plutôt qu'au ventre plat de son interlocuteur, qui disparaissait dans un pantalon moulant en peau de serpent.
— Rien pour l'instant, répliqua-t-elle d'un ton dégagé. Je voulais juste prendre contact.
— Prendre ? répéta l'efrit, vexé. Sais-tu à qui tu parles ? Je peux exaucer tes vœux les plus fous. Ne désires-tu pas devenir riche ?
— Pas plus que je ne le suis déjà.
— Puissante, alors ? Cette ville pourrait t'appartenir !
— La Lumière m'en garde. Je suis certaine que cela constituerait une source de tracas infinis.
Une ombre de contrariété traversa le visage du génie, qui reprit aussitôt, sourire enjôleur aux lèvres et pose sensuelle :
— Je vois. Tu parlais de contact dans un sens plus concret ?
— Pas du tout, se récria un peu vite la jeune femme.
— Alors que me veux-tu ? s'écria l'efrit, dépité.
Oriana soupesa la question. Poussée par la curiosité, elle n'avait guère songé à la suite.
— Ton nom ? biaisa-t-elle.
L'efrit conserva un silence boudeur. Oriana hésitait entre éclater de rire devant son expression de gamin contrarié et saliver devant l'arc parfait que dessinait sa bouche. Elle opta pour la fermeté.
— Je t'ordonne de me dire ton nom, répéta-t-elle.
— Zoltan, répondit l'efrit après quelques grains de sable d'hésitation.
— Bienvenue, Zoltan. Je m'appelle Oriana et l'existence que je mène me satisfait.
— Tu vas me libérer, alors ? suggéra le génie, plein d'espoir.
Bingo, jusqu'alors craintivement dissimulée sous l'oreiller, bondit hors de son abri, ses ailes vrombissantes d'inquiétude.
— Surtout pas ! Si tu le libères, il devra te tuer.
L'efrit foudroya du regard la pixie, qui vola se réfugier dans le giron de son amie. Oriana la recouvrit d'une main protectrice avant de demander au génie :
— Dit-elle la vérité ?
— Quoi ?
— Me tueras-tu si je te libère ?
— Eh bien... Je crains que les règles ne m'y obligent. N'y vois rien de personnel.
— Depuis combien de temps te trouves-tu là-dedans ?
— Depuis la chute du soleil-dragon.
Oriana cligna des yeux. Cela représentait plus d'années qu'elle ne parvenait à embrasser en esprit. La magie se trouvait alors à son apogée, avant la lente descente dans les ténèbres. L'être qui se tenait debout devant elle prenait soudain une tout autre dimension. Elle s'apprêtait à le couvrir de questions lorsque le son rauque d'une mauvaise toux lui parvint de l'escalier.
— Toi, lança-t-elle à l'efrit, ne bouge pas de cette pièce et ne touche à rien.
Elle n'eut pas à demander à Bingo de la suivre. La pixie ne tenait pas du tout à demeurer seule avec le génie. Oriana ouvrit la porte au moment où Éliane passait dans le couloir, appuyée d'une main contre le mur.
— Tout va bien ! lança-t-elle d'une voix hachée à sa fille, avant même que celle-ci n'approche.
— Ne me prends pas pour une idiote, répliqua Oriana.
Sans tenir compte de ses protestations, elle entoura d'un bras la taille trop mince de sa mère et la conduisit à la chambre au bout du couloir dans laquelle, réalisa-t-elle avec un pincement de cœur, elle n'avait pas mis les pieds depuis la disparition de son père. L'examen de la pièce lui causa un choc : on eût dit un mausolée à la mémoire d'Ilan. Pas une surface qui ne supporta un souvenir de voyage, pas un mur auquel ne pendit un portrait du disparu. Pourtant elle n'avait jamais entendu Éliane se plaindre autrement que pour maudire les Terres Noires, ne l'avait jamais vue pleurer. Le regard clair de celle-ci la mettait au défi d'une réflexion. Elle se contenta de l'aider à s'allonger sur le lit, immense pour sa silhouette menue.
— Il s'agit de l'humeur noire, n'est-ce pas ? questionna-t-elle en tirant la couverture par-dessus la malade.
Éliane se contenta de hocher la tête, trop épuisée pour nier. Oriana serra les poings. Si les tours leur fournissaient la lumière, la chaleur nécessaire aux habitations et surtout, aux serres, provenait d'immenses chaudières souterraines, alimentées à l'huile de roche. En brûlant, celles-ci dégageaient une fine poussière noire, qui s'insinuait partout. Les habitants dont les poumons avaient absorbé trop de cette cendre mourraient d'étouffement. Les médecins se déclaraient impuissants. Au stade où était parvenue Éliane, elle ne verrait pas naître la nouvelle année.
— Je vais te monter une boisson chaude, proposa Oriana, rageant de n'avoir rien de mieux pour soulager la malade.
Celle-ci ne répondit pas. Elle dormait déjà, sa maigre poitrine se soulevant par à-coups. Oriana rebroussa chemin en direction de sa chambre, passa sans s'arrêter devant l'escalier de la cuisine. Dîner seule ne lui disait rien. La vue de l'efrit allongé sur son lit la fit sursauter. Elle l'avait presque oublié. Il leva vers elle des pupilles flamboyantes.
— Je sais ce que ton cœur désire.
— Vraiment ?
— Je peux sauver ta mère.
Oriana lâcha d'un coup le store qu'elle baissait devant la fenêtre. Il ne s'agissait pas qu'un garde aperçoive le génie.
— Tu m'as espionnée ?
— J'ai l'ouïe fine.
— Admettons. Tu peux guérir ma mère ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Montre-toi un peu plus clair, s'il te plaît.
— Je ne connais pas le remède à cette maladie. D'autre part, comme elle a une origine mécanique, je ne peux la guérir à travers la magie. En revanche, je sais où trouver un philtre capable de soigner n'importe quelle affection.
— Et c'est... ?
— La Fontaine de Jouvence.
— Menteur ! intervint la voix aiguë de Bingo depuis le col de son amie. La Fontaine de Jouvence est un conte dont on berce les petites pixies pour les endormir.
— Comment des êtres aussi insignifiants que vous connaîtraient-ils un tel secret ?
— Ne l'écoute pas, Oriana, siffla Bingo, furieuse. Il te tend un piège.
La jeune femme se laissa tomber sur le lit, assommée par l'enchaînement trop rapide des événements. Dire qu'elle pensait seulement couler quelques jours tranquilles chez elle avant de reprendre la route ! Voilà qu'elle se retrouvait avec un trop séduisant efrit et une mère mourante sur les bras. Elle se maudit de ne pas avoir réalisé plus tôt la gravité de l'état d’Éliane. Elle avait laissé filer son inquiétude à cause de leur différend et à présent, seul un miracle pouvait encore la sauver. Un miracle ou l'eau de Jouvence... Il existait certes de fortes chances pour que le génie lui mentît. D'un autre côté, entre le médaillon, la pixie et Capricorne, celui-ci se trouverait sous surveillance rapprochée.
— Si je meurs, se renseigna-t-elle, seras-tu libéré du sort ?
— Non. Il faut que tu me libères volontairement.
— Sinon ?
— Sinon le médaillon passera à un nouveau propriétaire... ou restera quelques années dans une tourbière, comme cela m'est déjà arrivé.
Il prit un air misérable qui, de l'avis d'Oriana, eût davantage convenu à un chaton abandonné qu'à un grand type baraqué, puis écarta les mains avec un sourire ravageur.
— Pas de piège.
— Elle se trouve où, ta Fontaine de Jouvence ?
— Deux semaines de marche vers le sud.
— Tu ne peux pas nous y emmener directement ?
— Non. Une trop puissante magie la garde, admit l'efrit à contrecœur.
— Tu parles d'un grand génie, commenta Bingo, acide.
— Stop ! coupa Oriana. Ne commencez pas, sur deux semaines de marche, cela deviendra vite insupportable.
Le génie s'autorisa un sourire de satisfaction devant l'acceptation implicite de son offre. La pixie, elle, vira du vert clair à une teinte plus foncée indicative de sa fureur.
— Je ne viens pas avec lui !
— Tu le supporteras cependant tant que nous n'aurons pas quitté la ville. Hors de question que tu te promènes seule.
— Tu devais me montrer Yspareille !
— Changement de programme. Ma mère d'abord.
Afin d'offrir un peu plus de liberté à sa petite compagne, Oriana alla verrouiller la porte qui donnait de l'appartement sur la boutique, après avoir annoncé à Nestor que sa mère et elle devaient se reposer. L'air désappointé du jeune homme, qui bredouilla quelques mots au sujet d'un restaurant, ne lui occasionna pas le moindre remords. Elle tira ensuite les rideaux avant d'allumer une lampe à huile, puis de l'éteindre devant les protestations de Bingo.
— Ça sent trop mauvais !
— Vous n'avez pas besoin de lampe tant que je suis là, souligna le génie.
Son corps entier brillait d'une lumière dorée qui rappelait celle des flammes. Loin de répandre les effluves nauséabonds de l'huile de roche, il apportait avec lui un discret parfum d'épices. Oriana éprouva une fois encore l'envie folle de toucher cette peau brûlante, de goûter aux lèvres pleines qui lui souriaient. La principale difficulté de l'expédition ne consisterait peut-être pas à combattre les créatures de l'ombre, cette fois.
Virginie Fleuranceau <dreamingangel1975@hotmail.fr>