Chapitre 6. Hors des murs

— La justice d'Yspareille vous condamne au bannissement pour usage illégal de la magie, avec exécution immédiate. Souhaitez-vous passer chez vous afin d'y prendre quelques affaires ? 

Oriana dévisagea sans répondre l'homme affaissé derrière son bureau. La coiffe des juges paraissait bien trop lourde pour son cou décharné. Il attendait sa réponse sans impatience ni agressivité. Elle posa une main sur la sacoche en cuir de dragonnet qu'on lui avait rendue après l'avoir fouillée et confisqué le coffret d'orichalque.

— Aucun bien matériel, non, mais j'aimerais savoir comment se porte ma mère.

— Nous avons dépêché un médecin pour l'examiner, après la substance que vous lui avez administrée. Vous pouvez attendre ses conclusions ici, si vous le souhaitez.

— Je vous remercie, accepta Oriana avec un pâle sourire.

Si Zoltan l'avait entendu traiter l'Eau de Jouvence de substance ! Mais elle n'aurait pas l'occasion de le lui rapporter, se rappela-t-elle. Elle se pelotonna sur une chaise de la salle d'attente. Pourquoi y faisait-il aussi froid ? Un homme au visage de fouine, engoncé dans un pardessus trois fois trop grand, lui jeta un regard furtif. Ne l'avait-elle pas déjà croisé ? Chez Lucien, par exemple ? Enfin, cela n'avait plus guère d'importance.

— Oriana ! 

Elle ouvrit de grands yeux. Non seulement Éliane se tenait debout, non seulement sa voix ne s'essoufflait plus, mais en plus, elle se tenait au milieu d'un endroit qu'elle qualifiait elle-même de repaire de bandits et d'assassins.

— Maman ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je suis venue t'accompagner jusqu'à la sortie, puisqu'il paraît que tu as encore trouvé moyen de te distinguer.

— Maman...

— Je t'ai apporté une malle de vêtements et menus accessoires. Ne proteste pas, je te connais, tu sortirais en haillons, si je ne veillais pas au grain.

— Maman ! 

Le nez d'Oriana la piquait sans qu'elle puisse décider si elle devait éclater de rire ou fondre en sanglots. Au moins, Zoltan n'avait pas menti : le remède s'avérait efficace.

— Vous seriez bien aimable de porter cette malle, déclara Éliane aux deux gardes qui l'escortaient.

En dépit de leurs deux têtes de plus et de l'autorité de leur fonction, ceux-ci obtempérèrent sans protester. Oriana, en leur emboîtant le pas, demanda, amusée :

— Je te croyais à l'hôpital ?

— Ils le croyaient aussi, répliqua Éliane, pince-sans-rire.

Sa peau avait repris des couleurs, de petites mèches de sa chevelure sombre échappaient à la résille d'argent qui les maintenait. Elle portait une robe de velours vert sur des bottes noires, et Oriana se demanda quand elle avait trouvé le temps de se changer, pour ne pas mentionner la couche de fard qui lui recouvrait les lèvres. Elle n'avait pas eu l'air aussi en forme depuis des années.

Le tribunal se trouvait à peu de distance de la Porte Dorée et les policiers avançaient d'un bon bas. Le temps pressait. Oriana déclara d'une traite :

— Désolée pour l'Eau de Jouvence, mais je ne voyais pas d'autre solution. D'autre part, je suis au courant pour mon vrai père. 

Éliane s'arrêta si brusquement que le policier qui marchait derrière elle lui rentra dedans avant de se répandre en excuses. Elle le rassura d'un sourire poli avant de reprendre sa marche.

— Ton vrai père est Ilan, rétorqua-t-elle d'un ton sans réplique.

Oriana jeta un regard nerveux aux policiers. Ce n'était pas parce qu'on l'expulsait pour usage de la magie qu'elle devait aggraver son cas en révélant sa condition d'hybride. D'ailleurs, cela eût sans doute valu des ennuis à Éliane.

— Je sais, je l'ai vu.

— Ilan ?

— Oui, enfin tu sais, son... son spectre, souffla-t-elle tout bas.

— Son... Oh Lumière. Je savais que ça arriverait, à force de te balader dans les Terres Noires, gémit Éliane.

Elle empoigna sa fille par le bras et accéléra le pas pour doubler un groupe d'élégantes massé devant une vitrine. Encombrés de la malle, les gardes perdirent du terrain sur elles.

— Il allait bien ?

— Tu veux dire, à part qu'il était mort ? Oui, je crois. Il est parti, à présent.

— Je vois.

— Il a dit... Il a dit que tu étais sa lumière. 

Éliane sourit sans répondre et ralentit afin de permettre aux gardes de les rattraper. Elle se contenta dès lors d'un bavardage anodin jusqu'à la Porte Dorée. Parvenue devant le poste de Douane, Oriana se retourna vers elle :

— Eh bien, au revoir...

— Pas tout de suite. Je t'accompagne jusqu'à l'auberge. 

La jeune femme résista à la tentation de se frotter les oreilles pour s'assurer qu'elle avait bien entendu. Jamais depuis sa naissance Éliane n'avait quitté l'enceinte d'Yspareille. À croire que l'Eau de Jouvence n'avait pas agi que sur son corps.

— La malle... appela un policier.

— Laissez-la au poste. Nous enverrons quelqu'un la chercher. Je vous remercie de votre sollicitude. 

Sur ce, Éliane attrapa la main de sa fille et fila dans l'obscurité. Ce ne fut qu'à bonne distance de la porte qu'Oriana réalisa qu'on ne lui avait pas apposé sur la main le tatouage qui lui interdisait de revenir. Non que cela changeât grand-chose en ce qui concernait Yspareille : les douaniers de fer garderaient son visage en mémoire. Mais au moins, elle pourrait entrer dans les autres villes sans qu'on lui pose de questions indiscrètes.

— Merci, déclara-t-elle.

— Tu y aurais pensé toi-même si tu n'avais pas l'esprit ailleurs. De qui s'agit-il ? 

Oriana secoua la tête. Même si elle était reconnaissante à sa mère de sa présence, même si leurs relations se réchauffaient enfin, elle n'avait pas envie de lui parler de Zoltan. Plus tard, quand la plaie aurait cicatrisé. Éliane n'insista pas.

*

— Éliane, c'est toi ? Lumière, cela fait si longtemps ! Tu n'as pas changé d'un cheveu, tu sais ?

— Toi non plus, Capricorne. 

Oriana demeura sur le seuil de l'auberge, les bras ballants, l'esprit vide. Un centaure la bouscula pour entrer. Éliane et Capricorne ? Ils conversaient comme de vieux amis depuis longtemps perdus de vue, avec dans le regard quelque chose qui suggérait que peut-être, il y avait eu davantage que cela, à l'époque. Et si Éliane n'avait choisi Ilan que parce que lui pouvait entrer dans Yspareille et pas Capricorne ? Elle marcha d'un pas lourd jusqu'à la première chaise libre, sur laquelle elle se laissa tomber.

— Si tu veux mon avis, déclara-t-elle à Bingo qui volait aux nouvelles, cette histoire de lumière dans les ténèbres, c'est de la pure connerie. 

La pixie fronça le nez devant la grossièreté, et son petit visage se froissa de perplexité. Elle s'assit sur la table et retrouva le sourire pour déclarer :

— Quelqu'un t'attend en haut ! 

Le cœur d'Oriana fit un bond dans sa poitrine.

— Qui ?

— C'est une surprise ! 

Maudissant les pixies et leur sens puéril du secret, Oriana se releva et glissa un œil en direction d’Éliane et Capricorne, qui se tenaient à présent les mains.

— Je pense qu'ils en ont pour un moment, commenta Bingo qui avait suivi son regard.

— Je le pense aussi. Où, tu m'as dit ?

— Chambre soixante-neuf, couloir nord-ouest, étage deux et demi. Tu veux que je te montre le chemin ?

— Non, je vais me débrouiller. À plus tard ! 

 

***

 

Quelques instants plus tard, Oriana maudissait la fierté qui l'avait poussée à refuser l'offre de la pixie. Elle avait monté puis descendu d’innombrables marches, parcouru un labyrinthe de couloirs chargés de vapeur d'eau, emprunté un passage encombré de toiles d'araignées et devait bien reconnaître qu'elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait. Comment Capricorne s'y retrouvait-il dans ce capharnaüm ? Elle arrêta un client à la peau pâle et aux canines acérées pour lui demander :

— Savez-vous où se trouve la chambre soixante-neuf ?

— Non, mais je serais ravi de vous faire visiter la mienne. 

Elle déclina sèchement. Ce n'était jamais que la dixième proposition qu'on lui adressait depuis qu'elle avait quitté la grande salle. Sans l'espoir de retrouver l'objet de ses pensées au bout du trajet, elle eût depuis longtemps renoncé.

Après quelques méandres supplémentaires, elle finit par dénicher un galet gravé « étage deux et demi » à mi-hauteur d'un mur. Le cœur battant, elle s'engagea dans le couloir. La chaleur montant du sous-sol lui donnait envie d'arracher la lourde tunique de voyage qu'elle portait toujours. Elle aurait dû imiter sa mère et prendre le temps de se changer. S'appuyant au mur pour ne pas glisser, elle plissa les yeux pour déchiffrer les numéros sur les portes.

— Soixante-neuf, murmura-t-elle devant une poignée dorée.

Elle prit une grande inspiration et entra.

D'abord, elle ne vit rien tant la vapeur était dense. Puis elle distingua, au fond de la pièce, la forme ovale d'un bassin, dans lequel se trouvait allongée une forme humaine.

— Besoin de lumière ? interrogea une voix chaude aux intonations ironiques.

— Je croyais que les esprits du feu redoutaient l'eau, répondit-elle en ôtant enfin sa veste trempée de sueur.

La chemise qu'elle portait dessous collait à sa peau au point d'en devenir transparente. Les prunelles de Zoltan flamboyèrent.

— Tes connaissances en la matière comportent de sérieuses lacunes.

— Que tu te proposes, j'imagine, de combler ?

— Tout à fait.

— Et tu comptes disparaître avant ou après l'explication finale ? 

Zoltan se tortilla dans son bassin et enroula une mèche de cheveux autour de son index, dans un geste enfantin qui contrastait avec le corps musclé qu'Oriana apercevait à travers l'eau.

— Je, hum... Essaye d'imaginer comment tu réagirais si tu te trouvais subitement libérée après des années de servitude !

— Je pense que je commencerais par remercier la personne à l'origine de ma libération. 

Les joues de l'efrit flambèrent littéralement d'embarras.

— Je me suis un peu laissé emporter, concéda-t-il.

— Un peu ?

— Je suis désolé. 

Ces trois mots lui ayant visiblement coûté un grand effort, il laissa sa tête retomber sur le bord du bassin et coula un regard plein d'espoir en direction d'Oriana. Celle-ci mourrait d'envie d'enlever le reste de ses habits et de chasser le froid des derniers jours à la chaleur de sa lumière retrouvée.

— Je pratique un métier dangereux. Je dois pouvoir compter sur mon entourage, déclara-t-elle, les bras croisés sur la poitrine pour résister à la tentation.

— Ah oui, au fait ! Capricorne m'a demandé si je voulais bien me joindre à vous. Si tu es d'accord.

— Capricorne ? Qu'est-ce que tu lui as raconté pour qu'il te propose un truc pareil !? Enfin, peu importe. Explique-moi plutôt pourquoi tu voudrais t'associer à nous alors que tu viens juste de m'expliquer à quel point tu tenais à ta liberté retrouvée ?

— Pour cela, il faudrait que tu t'approches, suggéra l'efrit avec un sourire torve.

Oriana soupira. Elle n'obtiendrait pas de réponse plus sérieuse ce soir. D'ailleurs, les modalités techniques pouvaient attendre. Il existait un temps pour tout et le sablier des discussions s'était écoulé. Agacé par son absence de réaction, Zoltan se hissa d'un coup de reins hors du bassin pour venir l'enlacer. Les bras passés autour du cou de l'efrit, Oriana l'embrassa avec toute la force que lui avait donnée la crainte de l'avoir perdu. La chaleur se répandit doucement dans son corps pour la réchauffer jusqu'à l'âme.

— Je ne veux plus avoir froid... murmura-t-elle alors qu'il s'appliquait à la déshabiller avec une maladresse qui dénotait un certain manque d'habitude.

La constatation la fit sourire. Pauvre petit génie du feu, enfermé durant tant d'années. Il ne possédait ni la puissance qu'il se plaisait à croire, ni l'expérience des femmes que suggéraient ses allusions. De façon paradoxale, cela ne faisait qu'ajouter à son charme. En réponse à sa demande, il colla sa peau contre la sienne. Elle savait qu'il eût suffi d'un battement de cil pour qu'il s'enflamme et les consume tous les deux, au lieu de les envelopper de cette aura tiède qui lui donnait envie de s'y fondre. Le danger renforçait le plaisir qu'elle ressentait sous ses caresses. Il avait toujours fait partie de sa vie ; elle ne le craignait pas.

— Plus jamais, promit Zoltan en l'attirant vers le lit qu'elle n'avait pas encore remarqué, captivée qu'elle se trouvait par l'hôte des lieux.

Elle savoura le goût de promesse que contenaient ces deux mots. Puis elle se laissa tomber à plat dos sur la couche moelleuse, imprégnée d'un parfum de cèdre et de cannelle, jambes nouées autour de la taille de son partenaire pour l'entraîner avec elle. Du bout de la langue, elle lécha l'eau qui coulait de ses cheveux encore mouillés et jubila de le sentir se raidir contre elle. La pièce baignait dans la lumière dorée répandue par la peau au goût de miel. Avec un sourire malicieux, elle se redressa, sans libérer son partenaire de l'étreinte de ses cuisses, et tenta de se concentrer en dépit des caresses de plus en plus audacieuses qui glissaient de sa poitrine vers son ventre. Zoltan laissa échapper une exclamation de surprise lorsque des liens d'air immobilisèrent ses bras, puis s'abandonna dans un soupir, laissant sa compagne reprendre l'initiative. Les flammèches qui couraient au niveau de ses poignets ne laissaient pourtant aucun doute sur sa capacité à inverser leur position, s'il l'avait voulu.

Oriana s'allongea contre lui avec douceur, le temps de reprendre son souffle. Ils avaient devant eux l'éternité d'une nuit perpétuelle pour profiter l'un de l'autre. Une nuit agitée, remplie de dangers autant que d'opportunités, dans laquelle brillait une inextinguible lumière. Elle se redressa sur un coude pour embrasser son bon génie. L'association du feu et du vent, voilà qui augurait d'un avenir flamboyant.

 

 

FIN DE L'ÉPISODE 4

Virginie Fleuranceau <dreamingangel1975@hotmail.fr>